Financer son rival. Quand les États-Unis et l'Europe investissent dans la tech chinoise
Les investissements « sortants », à destination de puissances rivales, font l’objet d’une attention politique croissante des deux côtés de l’Atlantique, dans un contexte de compétition accrue entre les États-Unis et la Chine. L'inquiétude porte sur les investissements américains et européens dans certaines technologies chinoises - telles que l'IA, les biotechnologies, les semi-conducteurs ou l'informatique quantique - qui permettraient à la Chine de développer ses capacités militaires, et poseraient donc des risques pour la sécurité.
Après avoir renforcé ces dernières années leurs mesures de contrôle des investissements étrangers « entrants » sur leur territoire afin de se prémunir des risques qu'ils posent en matière de souveraineté ou de protection de la propriété intellectuelle, les États-Unis et l’Union européenne (UE) ont étendu leur réflexion aux risques liés aux investissements « sortants », depuis les États-Unis et l’Europe en direction de certains « pays étrangers préoccupants » – principalement la Chine.
Aux États-Unis, le président Biden a signé le 9 août 2023 un décret présidentiel qui cible les investissements américains dans certaines technologies chinoises et impose des exigences de notification et des interdictions qui doivent s’appliquer courant 2024. Face aux initiatives et incitations américaines, l’UE réfléchit également depuis quelques mois à la pertinence de nouveaux outils de contrôle. La Commission européenne a ainsi publié un premier Livre blanc sur les investissements sortants en janvier 2024. Contrairement à l’administration Biden, la Commission européenne ne cible pas explicitement la Chine.
Un petit nombre de technologies - sur lesquelles se concentre notre étude - concentrent l'attention politique :
Panorama des investissements
Sans surprise, les données récoltées traduisent la forte augmentation des investissements dans les secteurs technologiques étudiés, tant en nombre de transactions qu’en montants investis. Les deux graphiques ci-dessous illustrent l’évolution des investissements dans ces quatre secteurs sur les vingt dernières années, toutes nationalités d’investisseurs confondues.
Quatre secteurs en forte croissance
1/ Le boom de l'IA
Le nombre de levées de fonds par an dans l’IA chinoise a connu une croissance ininterrompue de 2003 à 2018, avec une accélération notable au début de la deuxième décennie sous l’impulsion des derniers développements prometteurs de la recherche (sur l’apprentissage profond notamment). Avec une multiplication par trois de la valeur totale connue des cycles de financements entre 2015 et 2017, le marché de l’IA chinois croît très rapidement, en raison notamment de « mega-rounds » dont la valeur a pu atteindre plusieurs milliards de dollars (investissements dans Didi ou Inspur par exemple). Le marché chinois connaît un moindre dynamisme dans les années qui suivent, plombé par la pandémie et ses conséquences économiques durables, ainsi que par la mise en place de mesures restrictives par les autorités chinoises, soucieuses de maintenir le secteur sous contrôle (en limitant, par exemple, les possibilités d’introduction en Bourse et d’investissements étrangers). Plus récemment après une année 2021 marquée par un bond global des investissements, le marché chinois s’est finalement à nouveau rétracté. Il est cependant important de nuancer ce constat compte tenu du nombre croissant de levées de fonds dans l’IA aux montants non divulgués à partir de 2020.
2/ Les biotechnologies, secteur clé affecté par la pandémie
Concernant les biotechnologies, on note une progression significative de la part des investissements dans celles-ci parmi le total des quatre secteurs étudiés, particulièrement entre 2017 et 2020 où elle est passée de 22 à 37 %. Cette augmentation est à la fois le produit de la rétraction du marché chinois de l’IA sur ces années-là et d’une augmentation du nombre de transactions dans les biotechnologies chinoises. Elles ont crû de manière quasi ininterrompue sur les quinze dernières années, 2019 étant la seule exception, jusqu’à dépasser en 2023 le nombre de levées par des entreprises de l’IA chinoise.
Du point de vue des montants connus investis dans le secteur, une augmentation importante a lieu à partir de 2015, qui correspond à l’année durant laquelle Xi Jinping a fait de la biotechnologie l’un des dix secteurs clés à développer dans le cadre de sa stratégie industrielle « Made in China 2025 ».
Malgré ce dynamisme récent, qui a culminé en 2021 avec 14,4 milliards de dollars levés, la pandémie de Covid-19 a mis au jour un certain nombre de failles concernant les capacités d’innovation du pays, et a eu un impact négatif sur le montant total des investissements en direction du secteur. Si le nombre de transactions n’a que faiblement ralenti avant de croître à nouveau, les sommes annuelles associées à ces cycles de financements ont été très largement réduites, chutant à 6,3 milliards de dollars en 2023, soit une diminution de 56 % par rapport à 2021. Cependant, il faut à nouveau nuancer le constat ici au regard de la progression importante du nombre de levées de fonds d’entreprises des biotechnologies chinoises aux montants non divulgués : leur part a été multipliée par presque deux entre 2020 et 2023 pour atteindre 48 % des cas.
3/ Une augmentation forte dans les semi-conducteurs depuis 2019
Dans les semi-conducteurs, les investissements augmentent fortement de 2019 à 2023, tant en nombre de levées de fonds qu’en montant total divulgué. Le secteur des semi-conducteurs est d’ailleurs depuis 2020 le plus dynamique parmi les quatre étudiés, ce qui illustre les efforts entrepris par le pays pour augmenter ses capacités dans ce secteur et diminuer sa dépendance aux pays occidentaux dans un contexte de restrictions croissantes d’accès aux puces et aux outils nécessaires à leur fabrication. Nos estimations ne rendent compte cependant que d’une partie de cette montée en puissance chinoise, plus de 50% des montants n’étant pas divulgués depuis 2019.
Le pic dans les montants visible en 2017 s’explique par une seule transaction : l’investissement de près de 22 milliards de dollars de la Banque de développement de Chine dans Tsinghua Unigroup, groupe de semi-conducteurs soutenu par l’État, qui avait par ailleurs déjà bénéficié en 2014 d’un investissement d’1,5 milliard de dollars par Intel. Il est intéressant de noter que sur les 10 cycles de financements ayant conduit aux plus importantes levées de fonds pour des entreprises chinoises de semi-conducteurs, sept ont eu lieu depuis 2021, parmi lesquels le Fonds d’investissement pour l’industrie des circuits intégrés de Chine, également surnommé Big Fund, a participé trois fois.
4/ Les investissements dans le quantique : moins nombreux et plus chinois
Les investissements dans le quantique sont plus faibles que dans les trois autres secteurs compte tenu de la moindre maturité technologique du secteur, et les données le concernant sont également plus parcellaires. Le nombre de levées de fonds depuis 2021 augmente, triplant jusqu’à atteindre 10 en 2023. On constate une très forte insularité du marché quantique chinois (comme dans la plupart des pays), avec une proportion importante des investissements étant réalisés uniquement par des acteurs locaux. Sur les 37 cycles d’investissement, 25 ne contiennent que des investisseurs chinois. Cependant, les rares levées de fonds où sont présents des investisseurs occidentaux donnent plusieurs fois lieu à des transactions aux montants élevés.
La forte croissance de ces quatre secteurs est alimentée en majorité par des investisseurs chinois.
Regard sur les investisseurs
Les investissements dans ces quatre secteurs technologiques proviennent en très large majorité d’investisseurs chinois (investisseurs dont le siège social est en Chine). Dans chacun des quatre secteurs, plus des trois quarts des transactions sont réalisées par un investisseur chinois : 77% dans l’IA, plus de 78% dans les semi-conducteurs et les biotechnologies, et 84% dans le quantique.
Les États-Unis sont – assez loin derrière – le deuxième plus gros investisseur dans ces technologies chinoises, avec environ 7% des transactions dans chaque secteur. Les principaux investisseurs européens en nombre de transactions sont l’Allemagne, la France et les Pays-Bas.
La participation des investisseurs américains et, plus encore, européens dans les technologies chinoises est donc limitée. Sur ces vingt dernières années, seuls 12% des cycles de financement dans ces secteurs comptaient une participation américaine ou européenne. La grande majorité (62%) des cycles de financement dans les technologies stratégiques chinoises depuis 2003 n’étaient composés que d’investisseurs chinois.
Lorsqu’un investisseur européen ou américain investit dans cet écosystème, c’est généralement avec un partenaire chinois ou étranger, comme l’illustre le graphique ci-dessous.
Le classement des principaux investisseurs depuis 2019 dans ces quatre secteurs technologiques reflète également la surreprésentation des acteurs chinois.
Ce classement permet également de mettre en lumière l’une des limites de notre approche fondée sur la localisation du siège social. En effet, selon nos données, le premier investisseur chinois (en nombre de transactions) est Sequoia Capital China. Sequoia Capital China est effectivement un géant du capital-risque, qui gère près de 56 milliards de dollars d’actifs, qui a investi dans les grands noms de la tech chinoise comme Alibaba, ByteDance ou Zoom, et dont le siège est à Pékin. Cependant, Sequoia Capital China a été créé en 2005 en tant que branche du géant américain Sequoia Capital, et les commanditaires (limited partners) américains représentent environ la moitié de ses investisseurs.
Les principaux investisseurs chinois dans ces quatre secteurs sont des grands fonds de capital-risque spécialisés dans les technologies au sens large. Certains de ces fonds chinois ont plusieurs commanditaires américains : parmi les commanditaires d’IDG Capital par exemple, on compte des fondations américaines (Rockefeller Foundation, Carnegie Corporation of New York), des banques d’investissement (Goldman Sachs AIMS Group, et des fonds de pension pour les employés du secteur public texan ou du Delaware. Au-delà de leurs investissements en Chine, ces fonds chinois investissent dans des start-ups de la tech à l’étranger, très majoritairement aux États-Unis. Fin janvier 2024, IDG Capital a d’ailleurs été le premier fonds d’investissement ajouté à la liste du Pentagone désignant les « entreprises militaires chinoises opérant aux États-Unis ».
On retrouve également dans ce classement les grandes entreprises chinoises de la tech comme Tencent, Lenovo, Xiaomi, Alibaba, Baidu ou Iflytek.
Si les investisseurs chinois sont donc largement majoritaires sur leur marché national, il est intéressant de se pencher sur les investissements européens et américains pour mieux comprendre les dynamiques qu’ils traduisent, les forces en présence et leurs intérêts, ainsi que les éventuels risques qu’ils soulèvent.
Des investissements européens très modestes
Très peu étudiés, les investissements européens méritent cependant d’être analysés dans un contexte où Washington encourage l’Europe à examiner les risques qu’ils pourraient poser. Ces investissements débutent en 2005, avec l’acquisition par le néerlandais Qiagen de l’entreprise de biologie moléculaire Shenzhen PG Biotech. Le nombre de cycles d’investissement avec une participation européenne augmente ensuite légèrement, puis de façon plus marquée à partir de 2015 et surtout 2019. Après un pic en 2022, il est redescendu au niveau de 2020-2021.
Cette augmentation du nombre de cycles d’investissement avec une présence européenne est toutefois à replacer dans le contexte évoqué plus haut d’une nette croissance de tous les investissements (étrangers et chinois) dans l’IA, les biotechnologies et les semi-conducteurs. Bien qu’une tendance claire soit difficile à établir au vu de la petite taille du corpus, en pourcentage du nombre total d’investissements, sur les dix dernières années la participation européenne est tout de même plus importante entre 2019 et 2023 (entre 2 % et 4 % par an, contre 1 % depuis 2014). En termes de montants, depuis 2021 les Européens sont présents dans des levées de fonds beaucoup plus conséquentes qu’auparavant.
L'Europe investit rarement seule
Les cycles de financement avec uniquement des investisseurs européens sont rares. Si l’on regarde plus précisément la période 2019-2023 – période sur laquelle la Commission concentre son intérêt – ces cycles de financement « 100 % européens » ne sont que 17, sur un total de 93. Même les cycles de financement avec d’autres investisseurs, américains (4) ou autres (3), mais sans la Chine, sont très rares. Dans la grande majorité des cas, les investisseurs européens sont présents aux côtés d’investisseurs chinois, parfois uniquement (26) et parfois avec également des investisseurs américains (20) ou d’autres nationalités (23).
L'IA en première cible
Sur cette même période 2019-2023, la majorité des investissements européens observés ciblent des entreprises dans l’IA (64 transactions), un chiffre tiré en grande partie par les investissements allemands et français. Ces investissements dans l’IA visent comme principaux secteurs d’application l’automobile (28 transactions sur la période 2003-2023) et les logiciels (27 transactions). Les investissements dans les biotechnologies et les semi-conducteurs sont beaucoup plus modestes, avec respectivement 25 et 11 transactions par des Européens.
Bien que le quantique soit mentionné dans le Livre blanc de la Commission européenne, notre recherche dans la base de données Crunchbase n’a répertorié aucun investissement européen dans le quantique chinois sur toute la période (2003-2023). En croisant avec la base de données LSEG, seul un investissement européen dans le quantique chinois est identifié : l’investissement de la filiale italienne du fond britannique Amber Capital (créé par le français Joseph Oughourlian) dans Siliang Intelligence Technology en février 2022.
La prépondérance des investisseurs allemands
Comme l'illustre la carte proposée plus haut, le paysage d’investissement européen est assez nettement dominé par l’Allemagne, premier investisseur dans les quatre secteurs chinois ciblés avec 49 transactions depuis 2003, suivi de la France (36), les Pays-Bas (12), le Portugal (12) et l’Italie (8).
L’importance des premières nations du classement s’est renforcée ces dernières années : l’Allemagne, la France et les Pays-Bas représentent à eux seuls 77 % des investissements de l’UE dans la tech chinoise depuis 2019. Ce top 3 est cohérent avec les données mesurant les IDE européens en Chine tous secteurs confondus. Comprendre les investissements européens dans les technologies chinoises nécessite donc de se pencher plus précisément sur les investissements en provenance de ces trois États.
Étude du top 3 européen : l’Allemagne, la France et les Pays-Bas
Les investissements allemands
L’Allemagne est le principal pays d’origine des investissements européens en Chine de manière générale, et dans les technologies chinoises en particulier, avec 49 transactions réalisées depuis 2003 dans les quatre secteurs étudiés. Si la première transaction allemande dans ces secteurs date de 2013, leur nombre reste très limité (une ou deux par an) jusqu’en 2019. Elle augmente ensuite significativement, avec un pic en 2021. Depuis, une tendance à la baisse semble amorcée. Ces cinq dernières années, l’Allemagne a représenté à elle seule 41 % des investissements européens, un pourcentage en augmentation sur la période. Parmi les quatre secteurs étudiés, les investissements allemands sont surtout concentrés dans l’IA, alors que les investissements dans les biotechnologies et les semi-conducteurs sont moindres.
Il est intéressant de noter que 40 % de ces transactions proviennent de grands groupes industriels de l’automobile ou de la chimie, comme BASF, Bayer, Bosch, Mercedes-Benz, Volkswagen ou ZF Group. Ces groupes représentent une part importante des investissements allemands en Chine de manière générale, au-delà des quatre secteurs étudiés. Selon Rhodium Group, ces entreprises continuent d’investir largement en Chine notamment car elles tentent d’isoler leurs activités chinoises des risques mondiaux croissants par une plus grande localisation, et car « elles estiment qu’elles doivent continuer à investir et à développer des produits en Chine afin […] de rester compétitives face à des concurrents nationaux de plus en plus innovants, par exemple dans des secteurs tels que les véhicules électriques ». Effectivement, selon nos données, presque un tiers (30 %) des investissements allemands dans la tech (en grande majorité issus des groupes cités ci-dessus) vise des entreprises chinoises liées à l’automobile (comme Momenta, AutoAI, TrunkTech, WeRide, ou Enjoy Move), plus particulièrement aux technologies de conduite autonome.
Investissements allemands et entreprises chinoises sous sanctions
En analysant ces transactions de plus près, nous avons identifié un cas où l’investissement allemand est réalisé aux côtés d’une entreprise chinoise sanctionnée par les États-Unis, et un cas où il est réalisé à destination d’une entreprise sous sanctions américaines.
Le seul investissement européen dans une entreprise inscrite sur la Liste d’Entités américaine que nous avons identifié a été réalisé par un investisseur allemand, dans le domaine des semi-conducteurs. Il s’agit d’un investissement dans la fonderie chinoise SJ Semi, inscrite (aux côtés de SMIC) sur la Liste d’Entités en décembre 2022 pour sa contribution à la modernisation militaire chinoise. Elle a réalisé trois levées de fonds (septembre 2015, mars 2022 et avril 2023), à chaque fois composées d’investisseurs chinois et américains (Qualcomm en 2015, Walden International en 2022, Leafoison Capital en 2023). En plus de ces investisseurs, l’allemand High Tech Private Equity a investi dans SJ Semi lors du cycle de financement de 2022. Ce fonds semble toutefois modeste. Cet investissement dans une entreprise sur liste américaine n’est pas interdit à l’heure actuelle – d’autant plus pour une entreprise non américaine – ni passible de sanctions. Il illustre toutefois l’existence (limitée) de liens qui pourraient être risqués sur le plan sécuritaire (risque que SJ Semi contribue à la modernisation militaire chinoise, selon les autorités américaines) et économiques (risque en cas de durcissement des réglementations américaines).
Les investissements français
La France est le deuxième principal investisseur européen dans les technologies chinoises étudiées, avec 36 transactions réalisées depuis 2003 (soit 32 % du total européen). Les investissements français restent très rares avant 2018. La moitié des investissements ces vingt dernières années ont d’ailleurs été réalisés en 2021 et après.
Le profil français est très largement dominé par le fonds d’investissement Cathay Capital basé à Paris. Cette entreprise, spécialisée notamment dans les investissements transfrontaliers entre l’Europe et la Chine, réalise près de 67 % des transactions françaises sur toute la période. Les montants connus des cycles d’investissement dans lequel Cathay Capital est présent s’élèvent à 2 576 millions de dollars, mais presque la moitié des montants (11 sur 25) ne sont pas divulgués.
Les investissements français visent principalement des entreprises dans l’IA et dans une moindre mesure les biotechnologies. Très peu d’investissements dans les semi-conducteurs sont identifiés dans nos données (trois au total, dont un en 2006), et aucun dans le quantique. Un quart des investissements réalisés ciblent des technologies liées aux véhicules autonomes. Certains de ces investissements sont réalisés avec de grands industriels européens du secteur (Mercedes-Benz, Bosch, Renault-Nissan-Mitsubishi) et/ou des grandes entreprises chinoises (Tencent, Baidu, Lenovo, Sequoia Capital China ou IDG Capital).
Dans trois cycles d’investissement dans l’IA et la biotech, l’investisseur français (Cathay Capital ou Valéo) est présent aux côtés du fonds d’investissement chinois IDG Capital, inscrit sur la liste américaine des entreprises du complexe militaro-industriel chinois (CMIC).
Les investissements néerlandais
Enfin, plus loin derrière dans le classement, les Pays-Bas sont le troisième principal investisseur européen dans la tech chinoise, avec 12 investissements au total depuis 2003, principalement dans l’IA et les biotechnologies. Chronologiquement, l’acquisition de Shenzhen PG Biotech en 2005 par le néerlandais Qiagen fait des Pays-Bas le premier investisseur européen identifié dans nos données. Les investissements néerlandais augmentent plutôt à partir de 2018, mais restent limités : environ un par an depuis 2018, sauf lors du pic de 2021 (3 transactions).
Des investissements américains plus nombreux et plus problématiques
Sans surprise, les investissements américains dans les technologies chinoises sont bien plus importants que les investissements des Européens – ou de tout autre pays étranger. Selon notre base de données, 1 602 transactions ont ainsi été réalisées par des investisseurs américains dans les quatre secteurs chinois depuis 2003. Les investissements américains augmentent significativement à partir de 2017, accompagnant l’ascension fulgurante du marché du capital-risque chinois. Comme le reste du capital-risque mondial, le nombre d’investissements américains connaît un pic en 2021.
Beaucoup des plus grosses levées de fonds en Chine comprennent d’ailleurs des investisseurs américains : d’autres rapports ont dressé ce constat tous secteurs confondus, et nos données le confirment dans les technologies, particulièrement l’IA. Parmi les levées de fonds avec les plus hauts montants connus, on trouve ainsi celles de Didi (en 2015, 2016 et 2017), de l’opérateur de data centers Tenglong Holding Group en 2019 ou d’Alibaba en 2011 et 2012 – toutes avec au moins un investisseur américain.
Les projets de restrictions américaines et, surtout, les décisions politiques et le contexte économique chinois semblent cependant avoir amorcé une tendance baissière depuis l’an dernier, avec seulement 76 levées de fonds comprenant au moins un investisseur américain en 2023.
En outre, comme l’illustre le graphique ci-dessus, si en absolu le nombre de levées de fonds comprenant des investissements américains a fortement augmenté au cours de toute la décennie 2010 dans ces secteurs à forte croissance, le pourcentage de présence américaine a en revanche diminué. Cette diminution s’explique par l’augmentation des capacités d’investissement chinoises (et, dans une moindre mesure, d’autres nationalités). Les deux graphiques confirment la tendance à la baisse des investissements américains dans ces technologies chinoises depuis 2023.
Avec qui les Américains investissent-ils ?
Les investisseurs américains n’agissent en général pas seuls (seulement 17 % des cycles de financement) mais aux côtés d’investisseurs d’autres nationalités, principalement chinois.
Dans presque 75 % des levées de fonds avec un investisseur américain, la Chine est également présente. Et dans 61 % des cas, aucune autre nationalité n’est représentée, le cycle de financement ne comprenant que des investisseurs américains et chinois. S’associer avec des investisseurs chinois présente en effet plusieurs bénéfices pour les investisseurs américains, notamment pour obtenir de meilleures informations sur le marché local, réduire l’incertitude opérationnelle et diminuer la concurrence dans les enchères.
Les États-Unis, financeurs du secteur quantique chinois ?
Par rapport aux investisseurs allemands et français, les Américains investissent proportionnellement moins dans l’IA et davantage dans les biotechnologies, et dans une moindre mesure les semi-conducteurs. Ces cinq dernières années, les investisseurs américains ont ainsi réalisé environ autant de transactions dans les biotechnologies que dans l’IA.
Contrairement aux Européens selon Crunchbase, certains investisseurs américains ont investi dans l’informatique quantique en Chine. Notre recherche croisée à la fois dans les bases de données Crunchbase et LSEG n’a cependant identifié qu’un très faible nombre de transactions : deux au total, dont une réalisée par Sequoia Capital China. Toutes deux ont eu lieu en 2022, année du pic des investissements dans le quantique, en Chine et dans le monde.
- En avril 2022, Sequoia Capital China a investi trois millions de dollars (sur un total de quinze millions) dans la première levée de fonds de Huayi Quantum, selon les données LSEG. Dans cette levée de fonds, Sequoia est présent aux côtés de plusieurs investisseurs chinois dont Tsinghua Holdings, une filiale de la prestigieuse université de Tsinghua, qui figure parmi les centres universitaires chinois importants dans le domaine quantique. Les principaux dirigeants et fondateurs de Huayi Quantum sont d’ailleurs issus de cette université, avec laquelle ils continuent à collaborer scientifiquement.
- En juillet 2022, le fonds d’investissement new-yorkais BOC Capital a investi un montant inconnu dans Origin Quantum, aux côtés d’investisseurs chinois publics et privés, dans une levée de fonds de 148 millions de dollars au total. Origin Quantum, qui a inauguré en janvier 2024 l’ordinateur quantique chinois le plus avancé, est un spin-off du Key Laboratory of Quantum Information basé à l’Université de science et technologie (USTC) à Heifei, point névralgique de la recherche quantique en Chine. Ces institutions publiques sont des éléments clés de l’écosystème de recherche et d’innovation chinois, activement mobilisé par le gouvernement central pour concourir dans la course quantique.
Au vu de la forte implication gouvernementale dans le secteur de l’informatique quantique et de l’importance de celle-ci dans le domaine militaire, ces deux cas sont notables et leurs implications pour la sécurité nationale américaine posent question.
Toutefois, ces transactions révèlent aussi que la contribution financière américaine (et, encore davantage, européenne) au secteur quantique chinois semble très limitée. Alors que les restrictions américaines et le Livre blanc européen nomment tous deux les investissements dans l’informatique quantique parmi leurs préoccupations, nos recherches dans les bases de données Refinitiv et Crunchbase n’identifient que trois investissements dans ce secteur. Ces résultats modestes semblent confirmer l’hypothèse d’un officiel américain sur le caractère « principalement symbolique » de l’inclusion de ce secteur dans le périmètre des restrictions.
Les principaux investisseurs américains déjà dans le viseur du Congrès
Le top 10 des investisseurs américains dans les quatre secteurs technologiques chinois inclut plusieurs grands groupes de capital-risque ayant déjà attiré l’attention des politiciens et chercheurs américains pour leur contribution au développement technologique chinois, tels que GGV Capital, GSR Ventures ou Walden International. Ce classement révèle l’importance des fonds d’investissement en capital-risque, plus actifs (en nombre de transactions) que les filiales de capital-risque des grandes entreprises (ou corporate venture capital) comme Intel ou Qualcomm.
Selon nos données, GGV est l’investisseur américain le plus actif dans les technologies chinoises, avec 75 transactions au total depuis 2004 (dont 61 dans l’IA, 8 dans les biotechnologies et 6 dans les semi-conducteurs). C’est aussi le plus actif sur la période 2019-2023. Cette forte implication en Chine ayant attiré l’attention des politiciens américains, en septembre 2023, GGV Capital a annoncé séparer légalement ses activités américaines et asiatiques en deux entités distinctes.
GSR Ventures est un fonds spécialisé dans les technologies dont le siège social est en Californie, mais qui réalise la majorité de ses opérations en Chine et qui semble partiellement affilié au fonds chinois GSR Capital. Le Comité américain en charge des investissements entrants aux États-Unis a d’ailleurs bloqué en janvier 2015 l’acquisition de l’entreprise Lumileds par plusieurs firmes dont GSR Ventures, évoquant le risque de transfert de technologies (en l’occurrence liées à un matériau semi-conducteur, le nitrure de gallium) vers la Chine. La description du compte LinkedIn de GSR qualifie GSR Ventures, GSR United Capital et GSR Capital d’« équipes complémentaires bien qu’indépendantes » en 2016 (soit juste après l’échec de l’acquisition de Lumileds). Cependant, comme pour Sequoia Capital ou GGV Capital, les liens précis – financiers, personnels, ou informationnels – entre les entités chinoises restent flous.
Walden International, fondé en 1987, se décrit comme un « pionnier » du capital-risque en Chine. Il investit très majoritairement dans les semi-conducteurs (38 transactions sur 47), et dans une moindre mesure dans l’IA (9 transactions).
Moins identifié dans la littérature existante, OrbiMed est un des plus gros fonds d’investissement mondial spécialisé dans la santé, qui a réalisé une quarantaine d’investissements dans les biotechnologies chinoises depuis 2010, notamment appliquées au développement de médicaments ou d’édition du génome.
Deux géants des semi-conducteurs américains font également partie des principaux investisseurs dans l’écosystème technologique chinois via leur branche d’investissement visant à accélérer les innovations : Intel et Qualcomm. Dans certains cas, la prise de part permet à ces entreprises d’obtenir un siège dans le conseil d’administration de l’entreprise chinoise. La pratique est courante mais problématique pour certains analystes car elle donne accès à des « bénéfices intangibles » comme la reconnaissance liée au nom et le réseau, qui facilitent le développement technologique chinois.
Plusieurs investissements américains dans des entreprises chinoises sous sanctions
Parmi les dix premiers investisseurs américains cités ci-dessus, sept ont investi ces dernières années dans des entreprises chinoises actuellement sanctionnées par les États-Unis pour leurs liens avec l’armée, leur implication dans des violations des droits humains ou leurs actions contraires aux intérêts de la politique étrangère américaine.
Au total, selon nos données, au moins douze entreprises chinoises dans l’IA et les semi-conducteurs qui sont aujourd’hui sur les listes de sanctions américaines (Liste d’Entités ou Liste CMIC) ont bénéficié de financements américains. Dans la plupart des cas, ces investissements américains sont antérieurs aux sanctions. Cependant, le rôle des entreprises chinoises en question dans la surveillance ou l’écosystème militaire chinois était souvent connu même avant leur inscription sur les listes américaines.
- Alors que l’entreprise chinoise Intellifusion, spécialisée dans la reconnaissance faciale, avait obtenu le prix de l’« Excellente entreprise de sécurité » au Xinjiang en 2017, Walden International a participé à ses levées de fonds au moins une fois par la suite, en avril 2020, louant le travail fructueux de l’entreprise avec les forces de police chinoises. Intellifusion a été ajoutée à la Liste d’Entités américaine en juin 2020.
Certains de ces investissements ont toutefois eu lieu après l’annonce des sanctions américaines.
- Par exemple, SenseTime, l’une des principales start-ups chinoise spécialisée dans la reconnaissance faciale, a été ajouté en 2019 à la Liste d’entités américaine en raison de son rôle dans les violations des droits de l’Homme commises à l’encontre des Ouïghours, puis listée en 2021 parmi les entreprises du complexe militaro-industriel chinois. Plusieurs investisseurs américains (comme Qualcomm, Qualcomm Ventures, Silver Lake ou Tiger Global Management), un britannique et un singapourien ont investi dans SenseTime aux côtés d’investisseurs chinois en 2017 et 2018. Même après la désignation de SenseTime par les autorités américaines, deux investisseurs américains ont participé à la levée de fonds de SenseTime de 2020 : iResearch Capital, la branche d’investissement américaine de l’entreprise chinoise iResearch Consulting (spécialisée dans la recherche sur l’internet américain) et le fonds d’investissement Parkway Venture Capital qui cible les technologies comme l’IA ou le quantique.
Outre ces investissements directement dans des entreprises sanctionnées, avant et après leur inscription sur les listes américaines, nos données montrent plusieurs cas de co-investissements – c’est-à-dire de transactions au sein de la même levée de fonds – entre des entreprises listées et des investisseurs américains.
Les différents exemples cités ci-dessus ne représentent pas une liste exhaustive, d’abord par souci de lisibilité. De plus, la comparaison de nos données avec le rapport publié par le Comité sur la compétition avec le PCC met en évidence l’impossibilité d’établir à l’heure actuelle une liste exhaustive de ces transactions fondée sur les informations disponibles dans les bases de données comme Crunchbase et LSEG. Cette limite de notre étude est en réalité un résultat en soi : bien que notre travail fournisse des éléments d’information sur les investissements européens et américains dans les technologies chinoises, les données divulguées par les entreprises ne permettent pas d’établir une cartographie fine ou exhaustive. Alors que s’intensifie le débat sur la pertinence de restreindre certaines transactions vers la Chine, une première étape dans les décisions politiques devrait être d’inciter à davantage de transparence dans le capital-investissement.
Conclusion
Les investissements dans l’IA, les biotechnologies, les semi-conducteurs et le quantique, dont les avancées offriront des avantages significatifs sur le plan commercial et militaire, ont connu en Chine et dans le monde, une forte augmentation ces dix dernières années.
Si les investissements américains (et dans une moindre mesure européens) dans les technologies chinoises ont contribué à cette croissance, il convient de rappeler qu’ils ne représentent qu’une portion très limitée et déclinante des financements dont bénéficie l’écosystème technologique chinois. Dans chacun de ces quatre secteurs, Européens comme Américains investissent en majorité aux côtés de partenaires chinois et plus de 75 % des transactions sont réalisées par un investisseur chinois. L’impact concret de toutes restrictions sur les investissements européens ou américains sur le développement de ces technologies en Chine sera donc nécessairement limité.
Cependant, cette étude met en avant la réalité d’une intrication entre les investisseurs américains et certaines entreprises chinoises étroitement liées à l’armée ou aux efforts de surveillance de masse du gouvernement, qui semble effectivement contraires aux intérêts américains.
Sans surprise, les investissements européens sont beaucoup plus modestes, et cette première recherche n’a identifié que très peu d’investissements potentiellement problématiques : un seul investissement (italien) dans une entreprise du secteur quantique, deux investissements (allemands) dans ou avec une entreprise sous sanctions américaines. Plus largement, le paysage de l’investissement européen est dominé par l’Allemagne et la France, et semble le reflet d’une volonté des investisseurs d’être au contact de l’innovation chinoise dans des secteurs comme les véhicules autonomes.
Les limites méthodologiques de cette étude mettent en lumière une conclusion supplémentaire. L’ambition politique – légèrement différente des deux côtés de l’Atlantique – de mieux maîtriser les risques liés aux échanges (de biens, de capitaux, d’expertise) avec la Chine va se heurter, sur le sujet des investissements, à la complexité et l’opacité de ces flux internationaux. Avant de considérer des outils restrictifs, il est donc nécessaire de progresser vers plus de transparence de la part des investisseurs et d’augmenter les capacités d’analyses gouvernementales, particulièrement en Europe. Tant pour donner de la visibilité aux entreprises que pour permettre une cartographie plus précise des risques, les autorités politiques devront clarifier le périmètre des activités ou entreprises jugées à risque au sein des secteurs comme l’IA, les biotechnologies, les semi-conducteurs ou le quantique.
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