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sep
2022
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Plus d'Europe face au retour de la realpolitik ? Perspectives françaises sur les 30 ans de la réunification allemande Contribution dans New Eastern Europe, Paris, 29 septembre 2022

La situation géopolitique actuelle a bouleversé l'ordre européen et mondial, qui ont tous deux été consolidés dans les années 1990 et ont constitué des facteurs clés du modèle allemand moderne. Le duo franco-allemand est aujourd'hui confronté à de nouveaux défis et il devra apporter une réponse appropriée à une époque où l'influence mondiale de l'Union européenne se réduit face à ce que certains analystes appellent une "nouvelle guerre froide".
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Le 3 octobre 1990, l'Allemagne a retrouvé sa pleine souveraineté grâce à la réunification. Ce fut un moment décisif pour l'Allemagne, l'Europe et le monde entier. Située au centre de l'Europe, l'Allemagne est devenue une arène majeure de rivalité pendant la guerre froide et s'est retrouvée sous les projecteurs de la politique mondiale. La réunification a marqué la transition d'un monde divisé en deux blocs vers un "nouvel ordre mondial" dominé par les États-Unis, qui s'est révélé de plus en plus instable. En outre, la fin de la partition de l'Allemagne a ouvert la voie à l'unification de l'Europe grâce à l'élargissement de l'Union européenne. Dans le même temps, l'Allemagne est progressivement devenue le premier acteur économique de l'Europe.
 
Pour la France, la confiance croissante de l'Allemagne suite à sa réunification a suscité des inquiétudes quant à son potentiel déstabilisant pour l'équilibre de l'Europe. La France perçoit les nouveaux élargissements potentiels et l'influence croissante de l'Allemagne en Europe comme des facteurs de sa propre marginalisation potentielle. Dans le même temps, le "couple franco-allemand", qui s'était déjà imposé comme le moteur de l'Europe pendant la guerre froide, a pu accélérer le rythme de l'intégration européenne après 1990. Néanmoins, avec l'adhésion d'États d'Europe centrale et orientale et les compétences croissantes des institutions européennes, le "couple franco-allemand" doit constamment se réadapter et s'affirmer comme une boussole pour l'Europe afin de rester pertinent.

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La confiance retrouvée de l'Allemagne après la guerre froide
 
La réunification est un tournant (Wende) qui permet à l'Allemagne de reprendre confiance en elle. C'est le premier pas vers la "normalisation" de l'Allemagne, qui devient une "nation comme les autres". L'unité allemande signifie que l'Allemagne a retrouvé sa pleine souveraineté "sur les affaires intérieures et extérieures" et qu'elle peut reconstruire des relations constructives avec ses voisins. Toutefois, le poids de l'histoire lui confère une responsabilité et un devoir de mémoire, ce qui explique sa réticence à s'engager de manière trop affirmée sur le plan international.
 
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Le déplacement du centre de gravité de l'Europe et ses répercussions sur la France
 
Les relations franco-allemandes sont marquées par les trois guerres sanglantes de 1870-1871, 1914-1918 et 1939-1945. La rivalité entre ces deux puissances sera plus tard un facteur déterminant dans la construction de ce qui deviendra l'Union européenne. Ce processus de construction était une tentative de convertir des relations hostiles en un projet de paix et de prospérité, ce qui fait de la relation franco-allemande, au centre de l'Union européenne, une "relation spéciale". Cependant, au moment de la réunification, l'unité allemande suscite des inquiétudes en France, qui craint le retour d'une Allemagne désireuse de dominer l'Europe. Des journaux français tels que Le Monde ont publié en 1992 le titre suivant : "Faut-il avoir peur de l'Allemagne ?". Lors du sommet franco-allemand de Bonn, entre les 2 et 3 novembre 1989, François Mitterrand répond à cette question en disant : "Non, je n'ai pas peur de la réunification." Dans un sondage réalisé en septembre 1989, 75 % des Français ont également répondu positivement à la question : "Pensez-vous que la demande allemande de réunification est légitime ?".
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Les défis croissants de l'après-guerre froide
 
Face aux inquiétudes de la France et d'autres partenaires européens concernant les effets de la réunification, l'Allemagne a accepté de sacrifier le deutschemark au profit d'une monnaie commune, l'euro. Cette décision est allée de pair avec la poursuite de l'intégration européenne, qui s'est accélérée dans les années 1990 avec le traité de Maastricht (1992) et le traité d'Amsterdam (1997). Toutefois, le chemin était semé d'embûches. La guerre en Yougoslavie a éclaté dans le voisinage de l'UE et le traité établissant une Constitution pour l'Europe, élaboré en vue d'être adopté 15 ans après la réunification allemande, a finalement échoué. Le traité constitutionnel est remplacé par le traité de Lisbonne, qui abandonne la mention des symboles européens (hymne, drapeau, devise communs). Des chocs externes ont également affecté l'UE, comme la crise économique et financière de 2009, la crise migratoire de 2015 et, plus récemment, la pandémie de COVID-19. À cette incertitude s'ajoutent divers défis géopolitiques. Il s'agit notamment de la rivalité sino-américaine croissante, sur laquelle l'UE doit s'efforcer d'adopter une position plus claire si elle ne veut pas devenir une victime collatérale de la repolarisation mondiale qui en résulte. Bien entendu, la guerre en Ukraine pose également d'énormes problèmes pour l'Europe et son avenir.
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La Zeitenwende et la nouvelle tendance de l'Allemagne à s'affirmer davantage
 
Les tensions accrues au niveau international, qui ne font que s'accroître avec la guerre en Ukraine, remettent en cause un certain nombre de fondamentaux politiques. La politique énergétique, la politique économique mais aussi la politique étrangère sont concernées. Cette repolarisation du monde représente un défi d'une telle ampleur qu'il ne peut être abordé uniquement au niveau national mais doit également être évalué à l'échelle européenne. Le contexte géopolitique et la réorientation annoncée par Olaf Scholz le 27 février 2022 dans un discours devant le Bundestag sont susceptibles de modifier les priorités franco-allemandes et européennes. Le discours de Scholz a formulé l'intention de l'Allemagne de renforcer son affirmation en matière militaire, énergétique et économique, ainsi qu'en termes de politique étrangère pour répondre à ces enjeux. En annonçant une nouvelle Wende, la Zeitenwende (changement d'époque), il entendait préparer les Allemands à une nouvelle rupture d'une ampleur comparable à la réunification.
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Repenser les relations avec l'Europe de l'Est et les Balkans
 
Suite à la guerre en Ukraine, la question d'une nouvelle architecture de sécurité européenne se pose. La guerre marque la violation des principes et de l'esprit de la Charte de Paris pour une nouvelle Europe, établie en 1990. Celle-ci a consolidé l'architecture de sécurité européenne de l'après-guerre froide en condamnant "[...] la menace ou l'usage de la force contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique de tout État [...]". La France et l'Allemagne, qui ont tenté de trouver une solution politique au conflit entre l'Ukraine et la Russie depuis l'annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbas, sont de plus en plus critiquées pour ce qui a été jugé comme un soutien hésitant à l'Ukraine. Ils doivent désormais regagner en crédibilité aux yeux de certains de leurs partenaires européens (et américains) afin de participer efficacement à la nouvelle architecture de sécurité européenne.
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Les institutions de l'UE font partie de l'équation
 
Certes, le duo franco-allemand a souvent donné de l'élan à l'action politique de l'UE, ce qui nécessite sans doute une volonté politique et l'exercice d'un leadership. Si, sous ce leadership, l'UE s'est montrée capable de s'adapter rapidement ces dernières années à des événements imprévus, notamment lors de la pandémie de COVID-19, des voix s'élèvent encore pour demander une réforme institutionnelle structurelle durable. La capacité d'adaptation de l'UE a été illustrée par la suspension des règles applicables en matière d'aides d'État, la protection de ses actifs critiques contre les rachats inamicaux par des pays tiers, le lancement du plan de relance NextGenerationEU et la suspension temporaire du pacte de stabilité et de croissance.
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Marie Krpata est chercheuse au Comité d'études des relations franco-allemandes (Cerfa) à l'Ifri.

 

Mots-clés
guerre en Ukraine guerre froide réunification allemande Allemagne Europe France
Éditeurs
New Eastern Europe
ISBN / ISSN: 
ISSN : 2083-7372