16
juil
2021
Espace Média L'Ifri dans les médias

Guerres invisibles. Nos prochains défis géopolitiques

Thomas Gomart, historien, spécialiste des relations internationales, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), est l’auteur de plusieurs ouvrages dont L’affolement du monde. 10 enjeux géopolitiques (prix du livre géopolitique 2019), essai qui appréhendait les causes et conséquences de « l’affolement du monde » : montée en puissance de la Chine, unilatéralisme des États-Unis, fragmentation de l’Europe, résurgence de la Russie, multiplication des dangers de la Méditerranée au Moyen-Orient.

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Il soulevait notamment la problématique du nouveau « moment machiavélien » c’est-à-dire le « grand désenchantement » et « l’indétermination des temps », qui brouillent les consciences. Il se posait la question : « Est-ce le retour de la grande peur, de la panique, du chaos ou au contraire assiste-t-on à la première étape d’un mouvement de reconstruction de l’espace mondial vers plus de coopération ? ».

Son nouvel essai Guerres invisibles prolonge et clarifie ce questionnement dans un contexte pandémique qui accélère le basculement du monde de l’Ouest vers l’Est, confirmant la rupture entre la Chine et les États-Unis, ouvrage qui exhorte à se préparer avec lucidité aux prochains défis géopolitiques et économiques. En effet, les nouveaux rapports de force sont en train de transformer en profondeur la planète entière. Les dépendances géopolitiques seront déplacées par les contraintes environnementales, démographiques, sanitaires et technologiques.

« Dans ce nouvel essai, écrit Thomas Gomart, je me risque au jeu des intentions […] en faisant mienne, une fois n’est pas coutume, une formule de Von Moltke le Jeune (1848-1916) : « Il faut apprécier sainement ce que l’on voit, et deviner ce que l’on ne voit pas » ». De ce fait, il structure son œuvre autour de deux parties : le visible et l’invisible – une manière selon l’auteur de lire les chapitres en continu ou en miroir, pour saisir les liens entre les éléments émergés de la scène internationale et leurs ressorts souterrains.

Chacun des thèmes traités est analysé avec un éclairage particulier, celui des révélations des « intentions cachées » du « triangle stratégique » : États-Unis, Chine, Europe, pour enfin examiner le rôle que pourrait jouer la France au sein de ces nouvelles « guerres invisibles ».

Rôle accélérateur de la pandémie Covid-19 dans le basculement du centre de gravité du monde de l’Ouest vers l’Est

« Guerres invisibles peut se lire comme une sorte de réponse à La Guerre hors limites de Qiao Liang et Wang Xiangsui1 » écrit Thomas Gomart. La compétition stratégique actuelle ne se conçoit pas seulement à travers un affrontement militaire. En effet, les deux officiers chinois listaient vingt-quatre formes de guerre allant de la guerre nucléaire, guerre diplomatique, guerre financière, commerciale, médiatique à la guerre sanitaire… Toutes ces actions non guerrières pourraient être les nouveaux facteurs constitutifs des guerres futures. Liang et Xiangsui parlent d’ « addition-combinaison » pour évoquer l’imbrication des formes de conflit les unes dans les autres.

Pour Qiao Liang, la pandémie de la Covid-19 constitue un événement aussi déterminant que la Première et la Seconde Guerre mondiale et la chute de l’URSS, dans la mesure où elle « vient écraser ce cycle de mondialisation et la force de la mondialisation, fragilisant un Occident sur le déclin » : « L’épidémie arrive à ce moment, et même si ce n’est qu’une brindille, elle peut faire briser le dos du chameau qui a déjà du mal à marcher » déclarait le général Chinois2.

« Nous assistons en fait à un changement du mode de guerre avec toutes ses conséquences sur la géopolitique internationale et les intentions sous-jacentes des puissances en présence, qui font ressortir les ambitions de la Chine », explique Thomas Gomart.

La Chine, motivée par cet ambitieux élan, a pu progressivement ravir à l’Europe la deuxième place sur la scène internationale et se lance à la conquête de la première place, profitant de la « défaillance organisationnelle » des États-Unis durant la mandature de Trump et de la conception européenne de la mondialisation « présentée comme une interdépendance irréversible entre sociétés. Or, la mondialisation, c’est aussi la compétition à laquelle se livrent les puissances » souligne Thomas Gomart. Il fait ressortir les stratégies différentes de la Chine et des États-Unis. Celle de la Chine qui fait preuve d’une « patience stratégique » en utilisant les opportunités offertes par la situation sans recourir à une planification en règle ; c’est le « potentiel de situation » à partir duquel toute action est menée. À titre d’exemple, « Xi Jinping a su utiliser le désordre provoqué par la Covid 19 aux États-Unis pour remettre la main sur Hong Kong ». La stratégie américaine, quant à elle, est essentiellement influencée par Carl von Clausewitz (1780-1831), pour qui « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Il s’agit de maintenir l’objectif politique et de le distinguer, tout en l’associant, à l’objectif militaire. C’est la recherche de l’efficacité immédiate ce qui fait dire à Henry Kissinger « Les États-Unis n’ont qu’une idée en tête résoudre le problème séance tenante, quelqu’il soit ». Ces deux approches ont leurs limites, soutient Thomas Gomart : « Aucun des deux pays n’a intérêt à la confrontation directe et il y a donc un effet de retenue inhérent à leur rivalité ».

Le conflit passerait par le contrôle des « nœuds stratégiques » : comme les autres puissances, les États-Unis et la Chine cherchent à contrôler les nœuds névralgiques c’est-à-dire « les seuils à travers lesquels passe la coopération et s’exerce la coercition ». La supériorité repose sur le contrôle simultané d’un plus grand nombre de ces nœuds3. Ces points relient les « espaces communs » : mer, air, espace exo-atmosphérique et « datasphère »4. « Le contrôle des nœuds névralgiques entre les espaces communs dont la maîtrise simultanée conditionne la supériorité militaire passe par le numérique » rappelle Thomas Gomart.

L’environnement et le numérique : enjeux au cœur des « guerres invisibles »

« La crise de la Covid-19 accélère la bascule de l’économie mondiale au bénéfice des plateformes numériques. Elle accélère aussi une recomposition de la hiérarchie des puissances au détriment des nations incapables de s’adapter à ce nouvel environnement technologique », écrit l’auteur, affirmant qu’à l’horizon de cinq ans on comptera 150 milliards de terminaux numériques, vingt fois plus que d’humains, dont un milliard de caméras de vidéosurveillance, avec une température moyenne en hausse et une biodiversité globale en baisse. Alors que Pékin et Washington ont bien intégré cet enjeu vital, Thomas Gomart déplore qu’en Europe, les affrontements invisibles en cours susceptibles d’affecter directement le positionnement international ne sont pas suffisamment identifiés. « Alors que l’Europe voit l’environnement comme le numérique, principalement par le biais de la régulation, dans une démarche en faveur du bien commun, les États-Unis et la Chine, qui représentent à eux deux 45 % des émissions mondiales de CO2, conçoivent leur politique écologique et numérique en termes de rivalité stratégique », explique Thomas Gomart. « À Pékin comme à Washington domine l’idée selon laquelle c’est la technologie qui permettra de traiter le problème du dérèglement climatique ». C’est alors la course en avant pour l’innovation (programmes de géo-ingénierie, captation du CO2…).

Glissement d’une économie politique internationale reposant sur le contrôle du pétrole à une économie impliquant celui des données numériques

L’accélération de la dynamique du numérique est illustrée par la capitalisation boursière de sept majors (Apple, Alphabet, Microsoft, Amazon, Facebook, Tencent et Alibaba) qui s’élevait à 7 168 milliards de dollars en 2020, alors que celle des six premières compagnies pétrolières (Saudi Aramco, Exxon Mobil, Chevron, Reliance Industries, Shell, PetroChina) atteignait 2 465 milliards de dollars. L’activité numérique dépend surtout de données stockées qu’il faut savoir organiser et exploiter. Les utilisateurs redoutent l’émergence d’un « capitalisme de surveillance » qui finirait par contrôler les cerveaux. Les États et entreprises mettent actuellement toute leur énergie et leurs espoirs dans le développement de l’intelligence artificielle (IA). « Les grandes plateformes donnent aujourd’hui une impression de toute-puissance, accentuée par la mise en œuvre de l’intelligence artificielle […] L’IA apparaît comme le nouvel outil de puissance, qui conférerait un avantage décisif à celui qui le maîtriserait » insiste l’auteur.

La rivalité entre les États-Unis et la Chine ne devrait pas occulter les ambitions régionales comme la Turquie ou celles de groupes armés comme Boko Haram, nés de l’affaissement de structures étatiques. Sur le plan économique, la capacité de mobilisation des multinationales excède largement celle des États. « États, entreprises et individus s’organisent, ou plutôt sont organisés, pour capter les richesses du monde. Et se les accaparer en toute inégalité » souligne Thomas Gomart.

L’Europe marginalisée ? La France en manque de grande stratégie ?

Dans ce rapport de force entre puissances, ni la Chine, ni les États-Unis ne semblent disposés à exercer une autorité morale ni à imposer un ordre sur la scène internationale. « L’Europe a tenté de s’incarner confusément en autorité morale en faisant des droits de l’homme et de la protection de biens communs leurs étendards ». Les Européens commencent à réaliser qu’ils vivront dans un monde qui sera de moins en moins à leur image, fait remarquer Thomas Gomart qui ne comprend pas pourquoi ils tardent à s’y préparer alors que les atouts ne manquent pas, soulignant au passage qu’ « en matière internationale les rapports de force l’emportent sur les utopies ». L’Europe toujours tiraillée, reste malheureusement marginalisée.

L’auteur déplore qu’en France, « les discussions sur la mondialisation se détournent délibérément des intentions stratégiques – au sens militaire du terme – des acteurs non européens, comme s’ils étaient ralliés à notre vision de l’Histoire. Nous faisons encore comme si tout le monde voulait adopter notre mode de vie. Or la politique internationale est un rapport de force avant d’être un débat d’idées ». Il propose de cultiver notre capacité de discernement et d’action, de dépasser le temps court des cycles électoraux en pensant la stratégie à l’échelle d’une ou de plusieurs générations, tout en prenant soin de tenir compte de l’articulation entre la France et le projet européen.

L’ouvrage de Thomas Gomart est richement documenté, très dense, fruit d’une longue expérience de chercheur au sein de l’IFRI. Il contribue à mieux discerner la complexité des enjeux sur la scène internationale. Un livre particulièrement utile pour les décideurs politiques, les entrepreneurs, professeurs et étudiants.

 

Katia Salamé-Hardy

Guerres invisibles
Nos prochains défis géopolitiques
Thomas Gomart
Tallandier, 2021, 316 p.– 20,90 €

  1. La Guerre hors limites de Qiao Liang et Wang Xiangsui (1999) traduction française (Rivages 2013). Les auteurs, deux colonels de l’armée de l’air chinoise, nous éclairent sur la perception chinoise des nouveaux conflits et tensions dans le monde. Ils puisent l’essentiel de leurs déductions des opérations menées pendant la guerre du Golfe (1991), ils englobent aussi dans leur analyse les actes hostiles menés depuis la fin de la guerre froide sous toutes les formes, dans tous les domaines, économiques, financiers, religieux, écologiques, etc. Une telle combinaison de plus en plus complexe d’actes de guerre dépasse les limites habituelles des conflits menés jusqu’à une période récente uniquement par les militaires. Ils éclairent sur la réflexion stratégique et les ambitions chinoises.
  2. Cf. Revue conflits, 7 mai 2020, l’article de Laurent Gayard « La Chine dominera le monde. Entretien avec le général Qiao Liang. » Un document étonnant. Il nous propulse au sein du système chinois et souligne le souhait de la Chine d’envahir Taïwan et d’assurer son hégémonie sur le monde.
  3. Nous ne pouvons aborder le contrôle des nœuds névralgiques sans rappeler les fameuses « routes de la soie » qui désignent les pistes commerciales reliant la Chine à la Méditerranée via l’Asie centrale. Il serait intéressant à cet effet de consulter les actes du colloque organisé le 23 mai 2019 à Paris par le club HEC géostratégies. Les différents rapports de ce colloque soulignent comment à travers le vaste projet des
    « nouvelles routes de la soie » et l’initiative B&R, la Chine met en œuvre une géostratégie portuaire diplomatique et commerciale, d’abord en Asie du Sud-Est, puis dans l’Océan indien vis-à-vis de l’Inde, du Pakistan et de l’Iran pour déboucher sur la Méditérranée et l’Europe du Nord. Projet qui reflète bien l’ambition géopolitique de la Chine.
  4. Cf. Frédérick Douzet, « Éditorial. Du cyberespace à la datasphère. Enjeux stratégiques de la révolution numérique », Hérodote, n° 2-3, 2020 :
    « La datasphère peut se concevoir comme la représentation d’un nouvel ensemble spatial formé par la totalité des données numériques et des technologies qui la sous-tendent, ainsi que de leurs interactions avec le monde physique, humain et politique dans lequel elle est ancrée.

 

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