Rechercher sur Ifri.org

Recherches fréquentes

Suggestions

« Le “nouveau Moyen-Orient” qu’annonce Benyamin Nétanyahou est celui du chaos »

Interventions médiatiques |

tribune dans "

  Le Monde 

"

 
Accroche

Dans une tribune au « Monde », la responsable du programme Turquie et Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales, Dorothée Schmid, dresse un tableau d’ensemble inquiétant. Elle relève au passage que le comportement actuel d’Israël « rappelle les pires défauts des anciens régimes arabes ».

Image principale médiatique
dorothee_schmid_ifri.jpg
Table des matières
Table des matières
body

Les frappes d’Israël contre la République islamique d’Iran ont produit un effet de sidération complet : le monde entier assiste à l’escalade militaire entre les deux ennemis en hésitant sur la direction à prendre. Entre les ambitions annoncées de Benyamin Nétanyahou de créer un « nouveau Moyen-Orient », la perspective d’un réengagement militaire américain dans une région où Donald Trump préférerait pourtant signer de juteux contrats, et la possibilité d’un écroulement du régime iranien déjà drastiquement affaibli, les fondamentaux sont effectivement secoués.

La recomposition régionale était en réalité déjà en cours, ce qui occasionne par définition une instabilité forte et des surprises stratégiques, mais confirme aussi des tendances de fond. En se décentrant un peu de la vision géopolitique israélienne, qui présente un angle très étroit, et tout sauf empathique, nous devrions nous rappeler que nous nous situons dans un monde postérieur au 11-Septembre et à l’intervention américaine en Irak, un monde qui a connu le terrorisme et la « guerre contre le terrorisme » (réponse des Etats-Unis aux attentats du 11-Septembre), les « printemps arabes » et de nombreuses guerres civiles – guerres (Afghanistan, Libye, Yémen, Syrie) auxquelles les Occidentaux ont été en partie mêlés, mais qui ont scellé leur impuissance et aiguisé les compétitions de puissances locales.

Si le 7 octobre 2023, date des attentats du Hamas en Israël, doit être le nouveau point de départ pour penser l’avenir de la région, rappelons quelques paramètres d’évolution à la veille de cette date. Le Moyen-Orient « d’avant » était celui des accords d’Abraham (2020), dispositif de normalisation régional mal taillé qui excluait les vrais ennemis d’Israël, et maintenant privé de dynamique. Le Moyen-Orient d’hier était aussi celui de la restauration de Bachar Al-Assad, aujourd’hui déchu et réfugié à Moscou, et qui a laissé la place en Syrie à un ancien djihadiste devenu un nationaliste consensuel – le seul du camp arabe à ne pas avoir condamné l’attaque contre l’Iran. Le Moyen-Orient d’hier était aussi une région où la faiblesse des Etats et des diplomaties arabes laissait le champ libre à Téhéran pour fragmenter les sociétés à son profit.

Peur de la contagion

Les offensives israéliennes depuis le 7-Octobre ont accéléré le pourrissement de situations dont personne n’arrivait à sortir. Mais leur effet, qui dépasse largement les quatre fronts que l’Etat hébreu a ouverts (Gaza, Liban, Syrie, Iran), n’est pas de stabiliser l’ensemble. La réaction très réservée des Etats arabes en marge de l’affrontement avec l’Iran s’explique avant tout par la peur de la contagion de la guerre. Du point de vue saoudien, la conclusion, en mars 2023, d’un accord diplomatique ouvrant la voie à la normalisation des relations avec l’Iran constituait un très important progrès, étant donné les incertitudes pesant sur le partenariat américain. Fort aussi du soutien qu’il apportait à la Russie dans la guerre en Ukraine, l’Iran était bel et bien en voie de réintégration diplomatique dans la région.

Admettons que l’épouvantail qu’est l’actuel régime iranien soit frappé d’obsolescence. Après tout, la République islamique aura tenu plus de quarante-cinq ans sans renouveler ses ressorts idéologiques, sans restaurer la grandeur des Perses ni développer de façon rationnelle les immenses ressources de l’Iran contemporain. Mais la sophistication de ses institutions, le quadrillage de la population, l’absence de relève organisée affaiblissent l’hypothèse d’un changement de régime facile. Les précédents irakien et libyen, en tenant compte des différences très importantes entre tous ces pays, font plutôt craindre l’extension du chaos : la multiplication des Etats en faillite peut faire du Moyen-Orient tout entier une région en faillite.

Quoi qu’il en soit, la démocratie libérale à l’occidentale n’est pas à l’horizon, y compris dans les pays les plus stables – les monarchies du Golfe. L’Egypte et la Jordanie, premiers signataires de la paix avec Israël, sont, elles, fragilisées par la barbarie du traitement de la question palestinienne ; le Liban se réorganise avec lenteur sans surmonter encore ses divisions.

Développement de la région menacé

La prospérité que Donald Trump fantasmait à Riyad, lors de son premier déplacement à l’étranger, n’est pas davantage au programme si l’affrontement monte en intensité, ni d’ailleurs s’il se poursuit à son niveau actuel. Le coût des guerres en cours est énorme : coût des opérations militaires, des destructions (la reconstruction de la Syrie à elle seule mobilisera plusieurs centaines de milliards de dollars), course aux armements qui détourne une bonne partie des énormes trésoreries du Golfe, alors que leurs plans de développement internes requièrent des investissements massifs.

Le développement de la région est donc menacé par la guerre : les coûts de fonctionnement des implantations énergétiques du Golfe augmentent avec l’insécurité, et son impact sur la logistique de transports (notamment le fret maritime). Si le Moyen-Orient continue à peiner économiquement, c’est l’ensemble de la croissance mondiale qui sera affecté, entre autres parce que les fonds souverains des monarchies finiront bien par se reconcentrer sur leur stabilité interne.

Observons enfin que le comportement actuel du gouvernement israélien fait entrer l’Etat hébreu dans ce que nos anciennes catégories occidentales répertoriaient de plus mauvais quand elles décrivaient le Moyen-Orient. Pratique banalisée du nettoyage ethnique dans les territoires palestiniens ; révisionnisme territorial et expansionnisme opportuniste ; rhétorique extrémiste et flamboyante (« Rising Lion », « le lion qui se lève », qui donne son nom à l’attaque contre l’Iran), appelant les citoyens au sacrifice sans objectif clair ni garantie de résultat ; fétichisme militaire mettant en scène la supériorité des armes comme absolu identitaire ; sacrifice des libertés publiques (de manifester, de s’informer) sur l’autel de la sécurité ; corruption généralisée au plus haut niveau… Tout cela rappelle les pires défauts des anciens régimes arabes. Des régimes dont l’Iran pourrait être aujourd’hui une momie assez proche, et que l’on ne souhaite certainement pas voir de nouveau érigés comme modèles pour la région.
 

>>> Lire la tribune sur le site du Monde.


Dorothée Schmid est responsable du programme Turquie et Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales (IFRI). Elle est notamment l’autrice de « La Turquie en 100 questions » (Tallandier, édition revue, 2023).

Decoration

Média

Nom du journal, revue ou émission
Le Monde

Format

Catégorie journalistique
Article

Partager

Decoration
Auteurs
Photo
crance1-071.jpg

Dorothée SCHMID

Intitulé du poste

Responsable du programme Turquie/Moyen-Orient de l'Ifri