L’Union européenne face à un déclin inévitable ?
Entretien avec Thierry de Montbrial par Sabine Jansen et Serge Sur. Membre de l’Institut (Académie des sciences morales et politiques), Thierry de Montbrial est le fondateur et le président exécutif de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Il est l’auteur de L’ère des affrontements. Les grands tournants géopolitiques (Dunod, Paris, 2025).

Sabine Jansen - Pouvez-vous nous donner une vision globale de l’Union européenne telle que vous la percevez aujourd’hui ?
Thierry de Montbrial – Dès le début des années 1970, j’ai oscillé entre les visions différentes de la construction européenne qu’avaient Jean Monnet et le général de Gaulle. Comme j’étais un passionné de mécanique quantique, je n’étais pas gêné par la juxtaposition de ces deux visions opposées. Elles m’ont permis d’alimenter une bonne partie de mes réflexions dans le domaine des relations internationales et de mieux analyser les questions de gouvernance : comment faire, aussi bien à l’échelle régionale qu’à l’échelle mondiale, pour renforcer les chances de stabilité structurelle du système international ?
Depuis, cette juxtaposition des contraires a pris un tour plus agressif et on a pu constater que les nations – et c’est là la composante gaullienne – avaient la vie beaucoup plus dure, et même considérablement plus longue, que tous les autres projets d’organisation. On a parfois l’impression, aujourd’hui, que les pays membres ne songent à l’Union européenne que par rapport à leur intérêt propre.
Dans tous les systèmes politiques, qu’ils soient démocratiques ou non, le vrai problème est celui de l’acceptation des règles du jeu. Il en est ainsi au niveau international où les règles du jeu sont fondées sur une répartition implicite des pouvoirs entre nations. Les rapports de puissances et de forces étant par nature évolutifs, une acceptation durable et unanime de règles du jeu fixées une fois pour toutes est par conséquent impossible. La notion de règle du jeu implicite et intériorisée est indissociable du concept de déconstruction. La construction européenne s’inscrit dans ce type de problématique.
En 2001, en tant que président de l’Académie des sciences morales et politiques de l’Institut de France, j’avais pris comme thème du cycle d’études annuel « la France du nouveau siècle ». À la fin de l’année, j’avais prononcé le discours traditionnel sous la Coupole en terminant par une citation peu connue de Victor Hugo où il présage la mort de la France au profit de l’Europe. Cette vision avait provoqué une réaction de stupéfaction dans l’assemblée. J’estime aujourd’hui que la construction européenne est entrée dans une phase de danger mortel. Tout le schéma initial a été bouleversé à partir de la chute de l’Union soviétique, qui marque le point final du projet européen d’origine tel qu’il a prospéré jusqu’à l’Europe à Quinze.
Sabine Jansen - Dans votre récent ouvrage L’ère des affrontements. Les grands tournants géopolitiques, vous évoquez à propos de la construction européenne un nœud gordien positif. Qu’entendez-vous par là ?
Th. de M. – L’image du nœud gordien positif est une façon de parler de la théorie de l’engrenage, à la base de la construction européenne, et à un moindre degré de toute organisation internationale. L’idée est qu’en multipliant les interdépendances, vient un moment où les intérêts des différentes parties deviennent tellement intriqués qu’il ne leur est plus possible de faire marche arrière.
Pour les théoriciens de la construction européenne et de cette théorie de l’engrenage, l’idée que ce nœud soit impossible à dénouer est positive, puisque les différentes parties sont contraintes de faire en sorte que le projet marche. Il faut donc se résoudre à toutes ses conséquences, même si elles contrarient les citoyens. D’où potentiellement un énorme problème de légitimité pour l’Union européenne.
Dans le domaine des relations internationales, dénouer un nœud gordien signifie soit provoquer des crises majeures voire des guerres, soit laisser pourrir et se décomposer la situation. L’éclatement ou le pourrissement : tel est à mon avis le dilemme auquel l’Union européenne fait face aujourd’hui. C’est pourquoi j’ai précédemment indiqué que les nations ont la vie plus dure que les constructions institutionnelles qui les englobent.
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Serge Sur – Concernant la question majeure de la sécurité européenne, elle serait donc liée à un manque d’identité européenne ?
« Redisons-le : la question de la sécurité européenne est inséparable de celle de l’identité. Je n’ai pas la réponse à la question fondamentale suivante : pour quoi et pour qui les Européens seraient-ils prêts à mourir ? »
« De nos jours, on a tendance à ramener toute la question de la sécurité européenne à la menace russe, alors que l’Europe fait face à de nombreux autres risques, sur son flanc sud notamment. Les Européens clament la nécessité d’une solidarité avec l’Ukraine, mais cette sacro-sainte solidarité a été souvent absente, entre autres récemment au Sahel où la France est restée bien seule. »
Texte citation
Pour revenir à la sécurité européenne, il conviendrait de réfléchir à une sorte d’alliance classique entre des pays faisant partie ou non de l’Union européenne, à commencer par le Royaume-Uni. Une autre possibilité serait, si l’on veut rester dans le cadre de l’Union européenne et de l’évolution de l’Alliance atlantique, d’envisager un traité entre les États-Unis, le Canada et l’Union européenne en tant que telle. Or, à ma connaissance, cela n’a jamais été fait.

Fondateur et Président exécutif de l'Ifri - Membre de l’Institut de France (Académie des sciences morales et politiques)
Sabine Jansen – Revenons sur les risques qui menacent l’Union européenne. Vous avez évoqué implicitement un choc possible, comme l’implosion de l’euro, mais aussi la remise en question des règles du jeu de l’Alliance atlantique. Dans quelle mesure cette remise en question constituerait un choc majeur pour l’Union européenne ?
Th. de M. – Comme je l’ai déjà indiqué, les règles du jeu sont souvent implicites. Au fond, celles de l’Alliance atlantique étaient extrêmement simples pour les Européens : elles se ramenaient à l’adhésion au protectorat américain. Après la chute de l’URSS, les intérêts américains ont évolué. Il existe désormais une crise de confiance entre les États-Unis et l’Europe. Pour autant, cela ne veut pas dire que les Européens soient capables de construire une alternative. Il faudrait pour cela répondre aux questions embarrassantes, comme celle de l’identité européenne ou encore celle du leadership. Sur ce dernier point, le problème c’est quand il y a plusieurs candidats potentiels…
Texte citation
L’Europe est allée trop vite et trop loin dans certaines directions. Elle doit savoir se replier et donc organiser des replis tactiques pour mieux réfléchir et améliorer la situation.

Fondateur et Président exécutif de l'Ifri - Membre de l’Institut de France (Académie des sciences morales et politiques)
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>Lire l'interview intégrale dans la revue Questions Internationales, n°133, "Le passé kidnappé ?" (pp. 93-99).
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