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sep
2008
Éditoriaux de l'Ifri Lettre du Centre Asie
Raphaël GUTMANN

L'Inde face à son défi sportif: "soft power", mondialisation et capitalisme Lettre du Centre Asie, n° 33, septembre 2008

L'Inde face à son défi sportif: "soft power", mondialisation et capitalisme

Alors que la Chine détrônait les États-Unis comme première puissance olympique, l"Inde - l'autre géant asiatique - s"illustrait une fois encore par la modestie de ses résultats. Sa maigre récolte (une médaille d"or et deux de bronze[1]) ne fut pourtant pas vécue sur place comme un échec, certains dirigeants allant jusqu'à se féliciter de la prestation de leur délégation. Le rapport des Indiens au sport et à la compétition est donc en question. Dans ce pays qui connaît de nombreux bouleversements, tant économiques que politiques, une révolution sportive serait-elle également en cours ?

Pékin 2008 : la meilleure performance de l"Inde aux Jeux olympiques

L"Inde est l"un des plus anciens participants aux Jeux olympiques, puisqu"elle était déjà représentée à ceux de Paris en 1900. Lors de cet événement, elle conquit ses deux premières médailles d"argent grâce à Norman Pritchard, un coureur anglo-indien. Malgré ces débuts prometteurs, le palmarès de ce pays ne s"est que peu étoffé depuis lors. En plus de 100 ans d"histoire olympique, cette nation n"a emmagasiné que 20 médailles. Plus de la moitié d"entre elles ont été glanées dans une seule discipline : le hockey sur gazon[2]. Avec l"élimination de la sélection nationale dès le tournoi de qualification pour les Jeux de Pékin, les espoirs de médailles étaient donc sérieusement handicapés avant même le début de la compétition. Le simple fait d"en avoir rapporté dans d"autres disciplines a donc été ressenti comme un succès par certains commentateurs indiens.

Avec trois médailles obtenues à Pékin, l"Inde a d"ailleurs réalisé sa meilleure prestation depuis les Jeux de 1900. Elle a surtout remporté son premier titre olympique individuel avec le sacre d"Abhinav Bindra au tir à la carabine à 10 mètres. Encouragé par cette performance historique, le président de l"Association olympique indienne (India Olympic Association, IOA), Suresh Kalmadi, exprimait son contentement tout en reconnaissant la nécessité de faire mieux pour la prochaine échéance olympique[3]. Cette satisfaction a pourtant de quoi étonner. Elle semble dénoter un véritable manque d"ambition pour un pays aux ressources humaines si importantes.

Le sport, un enjeu symbolique marginalisé

Avec plus de 1 milliard d"habitants et une croissance économique forte et soutenue (9% pour l"exercice 2007-2008), l"Inde revendique un statut de puissance émergente capable de rivaliser avec la Chine. Néanmoins, l"amateurisme du sport indien reste un obstacle pour la crédibilité internationale de ce pays.

Dans un monde où tout conflit militaire entre grandes puissances est rendu pratiquement impossible en raison de la dissuasion nucléaire, les compétitions sportives jouent un rôle de substitution. Comme l"écrivait Pierre Bourgeade, " le football, c"est la guerre poursuivie par d"autres moyens[4]. " En élargissant cette affirmation à l"ensemble des disciplines sportives, nous comprenons que les Jeux olympiques sont devenus un champ de bataille symbolique où les pays se jaugent et se défient. Pendant la guerre froide, les principaux protagonistes de cette confrontation étaient les États-Unis et l"Union soviétique. Depuis l"éclatement de ce bloc, les premiers régnaient en maître sur ce terrain. Or un nouveau rapport de forces apparaît en 2008, la Chine remportant davantage de médailles d"or que son rival américain[5].

L"enjeu des JO dépasse donc largement la sphère sportive. Cet événement donne l"occasion aux pays de bander leurs " muscles ", de démontrer leur vitalité et leur supériorité devant les téléspectateurs du monde entier. Le sport devient ainsi un instrument du soft power, car une campagne olympique réussie séduit et marque tout autant, voire davantage, les esprits qu"une démonstration de force ou une parade militaire. L"hôte chinois a d"ailleurs su profiter de cet effet pour améliorer sensiblement son image auprès d"une opinion internationale rendue hostile par la répression au Tibet.

À l"inverse de son grand voisin, l"Inde reste un acteur mineur de la course à l"Olympe. Elle est encore très loin de pouvoir rivaliser avec les grandes nations du sport que sont les États-Unis, la Chine ou la Russie. Pourtant, c"est avec ces mêmes pays qu"elle souhaite faire jeu égal tant diplomatiquement qu"économiquement. Jusqu"à présent, il semble donc que le gouvernement indien n"a pas suffisamment saisi l"enjeu du sport et des JO en particulier dans sa stratégie d"émergence internationale.

Retard sportif ou exception culturelle ?

Le constat est sévère pour l"Inde. Bien qu"il abrite un sixième de la population mondiale, ce pays est dépassé au dernier classement olympique par la Mongolie et ses 2,5 millions d"habitants[6]. La médiocrité de ses résultats sportifs s"explique en partie par le manque d"investissement et la précarité de ses infrastructures. Dans un article publié dans la revue Economic and Political Weekly, Anirudh Krishna et Eric Haglund mettent en relation la performance olympique des pays avec la mobilité sociale et la réduction de la pauvreté[7]. Ces chercheurs distinguent deux données : la population totale et les " participants effectifs ", c"est-à-dire le nombre de personnes qui ont accès à la pratique d"un sport. Dès lors, on comprend mieux le paradoxe indien : sa population est immense, mais son réservoir de talents potentiels est largement inexploité en raison de lacunes concernant la santé, la malnutrition, l"éducation et l"accès à l"information publique.

Face à cette situation, il est essentiel de s"intéresser au rapport que les Indiens entretiennent avec le sport. Malgré une tradition athlétique ancienne, l"Inde contemporaine excelle et se passionne pour deux sports importés par les Britanniques : le hockey sur gazon et le cricket. L"équipe de hockey, huit fois championne olympique, n"est pourtant pas parvenue à se qualifier pour les Jeux de Pékin. L"impact de cet échec auprès des Indiens pourrait être comparé à une disqualification de la seleção brésilienne à une Coupe du monde de football. Quant au cricket, il représente la grande passion nationale, l"Inde ayant remporté le titre mondial en 1983. Les tests-matchs internationaux qui durent plusieurs jours sont ainsi suivis avec ferveur par une population rivée devant les écrans de télévision. Toutefois cette discipline n"est pas inscrite au menu des JO.

Fascinée par ces deux sports, l"Inde célèbre ses propres dieux du stade au premier rang duquel figurent les joueurs de cricket. À l"image de son cinéma, ce pays vit en quelque sorte en autarcie avec ses propres icônes nationales. Tout comme l"acteur Shah Rukh Khan y est plus adulé que n"importe quelle star d"Hollywood, le batteur Sachin Tendulkar y reste plus populaire que David Beckham. À une époque où la culture de masse occidentale impose comme référence mondiale le football ou le basket-ball, ce phénomène fait sans doute figure d"exception. Cette attitude distingue l"Inde du reste de l"Asie. Les grands clubs de football européens délaissent d'ailleurs ce pays pour se rendre régulièrement en tournée en Chine et en Asie de l"Est où ils sont reçus triomphalement[8].

En outre, l"attitude des Indiens face à l"enjeu sportif et à la compétition révèle un aspect important de leur psyché nationale. La notion de record, comme nous l"entendons aujourd"hui en Occident et qui prévaut lors des JO, présente le dépassement des limites physiques comme l"objectif ultime : " Plus vite, plus haut, plus fort " est la devise du mouvement olympique. La performance se suffit donc à elle-même pour justifier l"effort produit. Celui-ci est considéré réussi et remarquable s"il permet de remporter une récompense comme une médaille ou un trophée. Or cette vision matérialiste du sport n"est pas celle traditionnellement partagée dans le monde culturel indien[9]. Cette civilisation a créé de nombreuses disciplines qui lient les exercices physiques à l"ascèse morale ou à la santé, à l"instar du yoga ou du kalarippayatt[10]. Ces activités sont aussi bonnes pour l"esprit que pour le corps. Elles ne visent pas à battre un record, mais à atteindre un équilibre physique et mental. Une autre distinction entre les conceptions du sport en Occident et dans le monde indien concerne le rapport à la nature et à la volonté de la maîtriser. Une discipline en particulier nous aide à appréhender cette différence : l"alpinisme. Le premier homme à avoir conquis l"Everest fut, en effet, le Néo-Zélandais Sir Edmund Hillary. Il fut bien entendu accompagné par le sherpa Tenzing Norgay. Cependant, il aura fallu que les Occidentaux aient l"idée de " créer " ce défi pour qu"il soit relevé. Les populations locales, qui ne voyaient pas quel intérêt en tirer, n"avaient donc jamais tenté de le vaincre en dépit de leurs dispositions naturelles. L"idée de compétition sportive, comme elle est comprise de nos jours, apparaît ainsi comme une importation récente en Inde. En outre, ce pays est solidement ancré sur ses valeurs traditionnelles qu"il a su conserver malgré des siècles d"occupation musulmane et britannique. Cette aptitude à résister explique aussi pourquoi l"Inde est restée si longtemps indifférente aux valeurs sportives de la mondialisation.

Une révolution sportive en devenir : le rôle de l"investissement privé

Après le succès des derniers JO, le modèle de développement sportif de la Chine fait figure de référence pour les pays en développement. Toutefois, il est évident qu"il ne pourrait pas fonctionner en Inde. La réussite des Jeux de Pékin est avant tout le succès de l"Etat communiste. Contrairement à ce pays, l"Inde n"est pas dirigée par un gouvernement centralisateur et autoritaire qui impulse et mène les grands chantiers du pays. Dans son cas, l"Etat est donc amené à jouer un rôle mineur par rapport à l"initiative privée. Celle-ci est représentée dès les débuts de l"olympisme indien, puisque l"entrepreneur Dorabji Tata fut le premier président de l"IOA en 1927. Cependant, l"engagement des grands industriels n"est devenu significatif que récemment. En 2005, Lakshmi Mittal a créé le Mittal Champions Trust (MCT). Ce fonds de 10 millions de dollars vise à repérer et entraîner l"élite du sport indien[11]. Parmi les 32 athlètes sélectionnés par le MCT, 12 ont participé aux Jeux de Pékin dont le champion olympique, Abhinav Bindra. L"histoire de ce dernier justifie d"ailleurs l"idée que le sport indien ne pourra devenir compétitif qu"avec l"appui du secteur privé. Loin d"avoir bénéficié d"un soutien efficace de sa fédération avant les JO, il doit avant tout son succès à l"aide de son père, un riche homme d"affaire, qui lui a aménagé une salle d"entraînement dans la maison familiale.

La révolution sportive de l"Inde est donc lancée. Des transformations spectaculaires concernent d"ailleurs sa discipline la plus emblématique. Le cricket est, en effet, sortie de l"amateurisme avec la création de L'Indian Premier League (IPL) en avril 2008. Ce championnat propose une version raccourcie du jeu, le Twenty20, qui est rejetée par les puristes[12]. L"IPL fait ainsi entrer ce sport dans l"âge du professionnalisme et du spectacle à l"américaine. Elle s"inspire du marketing de la National Basketball Association (NBA) ou de la National Football League (NFL) comme le prouve le match d"inauguration, fêté à la manière d"un Super Bowl[13], avec concert et pom-pom girls. Cette référence se ressent également dans le nom et le logo des équipes. On peut citer, par exemple, les Delhi Daredevils ou les Kolkata Knights Riders[14]. Le site officiel de l"IPL est d"ailleurs géré par une compagnie canadienne. En outre, les équipes appartiennent à des entreprises privées comme Reliance Industries, dirigées par Mukesh Ambani, qui est propriétaire des Mumbay Indians. Cet apport financier considérable permet à l"IPL d"attirer, à l"instar des championnats européens de football, les meilleurs joueurs internationaux comme l"Australien Andrew Symonds. Les entrepreneurs indiens trouvent sans difficulté des alliés auprès des grands équipementiers sportifs, comme Nike ou Reebok, attirés par un marché immense et encore délaissé.

La création de l"IPL préfigure les transformations prochaines du sport en Inde avec le rôle fondamental dévolu à l"initiative privée. La perspective des Jeux du Commonwealth, que l"Inde organisera en 2010, ainsi que la candidature de New Delhi pour accueillir les JO en 2020 doivent encore accélérer ce phénomène. Il ne faut pas négliger non plus l"aspect stimulant des Jeux de Londres en 2012. Cette ville abrite une grande diaspora indienne, dont certains industriels comme L. Mittal. Obtenir de bons résultats dans cet environnement apparaît donc comme une motivation supplémentaire.

Avec le compte à rebours lancé pour les prochains Jeux du Commonwealth et la candidature pour les JO de 2020, la remise à niveau du sport indien est en marche. L"organisation des Jeux olympiques donnerait l"occasion à l"Inde de marquer son entrée dans le cercle des pays développés, comme cela a été le cas pour le Japon en 1964, pour la Corée du Sud en 1988 et pour la Chine en 2008. Ce défi obligerait l"Inde à devenir plus ambitieuse et à adopter une approche différente face à la compétition, l'important n"étant plus de participer mais de gagner. Dans les prochaines années, le palmarès olympique de ce pays risque de s"étoffer, mais ces succès mettront également fin à une certaine exception culturelle indienne.


[1] Abhinav Bindra a remporté le titre olympique au tir à la carabine à 10 mètres, tandis que le lutteur Sushil Kumar et le boxeur Vijender Kumar ont gagné chacun une médaille de bronze.

[2] L"équipe indienne de hockey sur gazon a remporté 11 médailles olympiques dont huit d"or.

[3] " India hope Beijing medals can spark change ", The Times of India, 26 août 2008.

[4] Pierre Bourgeade, Le football, c"est la guerre poursuivie par d"autres moyens, Paris, Gallimard, 1981.

[5] Bien que les Etats-Unis aient remporté davantage de médailles que la Chine (110 contre 100), le classement se fait traditionnellement en privilégiant le nombre de médailles d"or. Dans ce domaine, la Chine l"emporte largement sur les Etats-Unis avec 51 titres olympiques contre 36.

[6] La Mongolie a remporté quatre médailles aux Jeux de Pékin, dont deux d"or et deux d"argent.

[7] Anirudh Krishna et Eric Haglund, " Why do some countries win more olympic medals ? Lessons for social mobility and poverty reduction, Economic and Political Weekly, vol. 43, n°28, p. 143-151, 2008.

[8] Les sites internet de Manchester United ou de Chelsea proposent également des versions en mandarin et en coréen.

[9] Le monde culturelle indien englobe les pays d"Asie du Sud comme le Népal ou le Sri Lanka.

[10] Le kalarippayatt est un art martial très ancien du Sud de l"Inde dont les gurus sont à la fois guerriers et médecins ayurvédiques.

[11] http://mittalchampionstrust.com/index.aspx

[12] Les parties de Twenty20 ne durent que trois heures.

[13] Le Super Bowl est la finale du championnat de football américain qui voit s"affronter les vainqueurs des deux conférences pour le titre de champion de la NFL.

[14] Voir le site de l"India Premier League, www.iplt20.com/index.html.