04
mar
2022
Espace Média L'Ifri dans les médias
Russian "Iskander-M" missile systems arrived in Minsk, Belarus, June 2019
Jean-Louis LOZIER, cité par par Ariane Nicolas dans Philosophie magazine

Arme nucléaire : “Vis-à-vis de la Russie, nous sommes dans un rapport du faible au fort”

Pour la première fois depuis des décennies, l’Europe est menacée par une puissance nucléaire. Une menace proférée par Vladimir Poutine, à plusieurs reprises, et qui inquiète tant sur le sol ukrainien qu’à l’Ouest de l’Europe. Que faudrait-il pour qu’une arme nucléaire russe soit effectivement utilisée ? Que prévoit concrètement la doctrine russe ? La France a-t-elle les moyens de rivaliser ?

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Jean-Louis Lozier, conseiller auprès de l’Institut français des relations internationales (Ifri), ancien chef de la division Forces nucléaires de l’État-Major des armées et ex-commandant de sous-marin nucléaire, nous livre son expertise pour éclairer ce moment de tension inédit.

Vladimir Poutine a brandi la menace nucléaire pour mettre en garde l’Europe contre une éventuelle escalade en Ukraine. François Hollande a déclaré que c’était du “bluff”. Qu’en pensez-vous ?

Jean-Louis Lozier : Nous aurions tort de ne pas prendre au sérieux le président russe. Certes, Vladimir Poutine essaie de nous intimider, mais il est nécessaire de lui apporter des réponses mesurées et intelligentes. Lorsqu’une crise a une dimension nucléaire, ce qui est le cas actuellement suite à ses propos répétés, il faut faire très attention aux mots utilisés, car le but est précisément de tout faire pour s’en tenir à des paroles, et non à des actes, qui pourraient s’avérer apocalyptiques. J’ai été sidéré de voir la violence des termes utilisés mardi par Bruno Le Maire, qui parlait de « guerre économique totale » et « d’effondrement de l’économie russe ». Ce n’est pas raisonnable. Les cinq puissances nucléaires du Conseil de sécurité de l’Onu (Russie, Chine, États-Unis, Grande-Bretagne, France) sont toutes convaincues qu’il ne faut pas utiliser l’arme nucléaire, et cela inclut Vladimir Poutine. Mais le rapport de force existe. Aujourd’hui, nous sommes donc engagés dans un dialogue stratégique, ce que le général Beaufre appelait « la dialectique des volontés ». Il s’agit dans ce dialogue de faire comprendre à un adversaire quels sont nos intérêts et notre volonté à les défendre, et s’il avait la volonté de se muer en agresseur, lui signifier notre détermination à lui infliger des dommages absolument inacceptables s’il s’en prenait à nos intérêts vitaux.

  • “Nous aurions tort de ne pas prendre au sérieux le président russe. Poutine essaie de nous intimider, mais il faut lui apporter des réponses mesurées et intelligentes”Jean-Louis Lozier

 

La doctrine nucléaire russe est exposée dans un document public, accessible à tous. Quelles sont ses grands principes ?

Cette doctrine, dont la dernière mise à jour date de juin 2020, présente l’arme nucléaire « exclusivement comme un moyen de dissuasion », donc défensif (article 5). Ce principe de base indique aux adversaires potentiels que la Russie essaie ainsi d’empêcher « une agression contre la Fédération de Russie ou ses alliés » (article 9). Mais cette doctrine ne s’arrête pas là. Les articles 17 et 19 précisent que la Russie se réserve le droit d’utiliser son arme, si elle se sent menacée, dans quatre cas précis :

1/ Attaque de missile balistique

2/ Attaque nucléaire ou d’armes de destruction massive

3/ Attaque sur des sites nucléaires russes

4/ Attaque « conventionnelle » « qui mettrait en péril l’existence même de l’État » russe.

C’est ce dernier point qu’il faut étudier pour comprendre la situation actuelle. Poutine a affirmé que si l’Ukraine rentrait dans l’Otan, cela constituerait une menace existentielle pour la Russie. À ses yeux, l’Ukraine a vocation à revenir dans le giron russe et, sans doute, redevenir un régime « allié » sous protection ou domination russe. Si un ou plusieurs pays européens décidaient de mener des opérations conventionnelles sur le sol ukrainien, c’est-à-dire avec une armée, des soldats, des chars, des missiles, Poutine pourrait s’appuyer sur cet article 19 pour répliquer avec une bombe atomique.

 

Mais l’Ukraine est un pays indépendant ! Et ce n’est pas un “allié” de la Russie non plus…

D’un point de vue du droit international, et donc de celui de l’ensemble des pays attachés au respect de ce droit, il y a une violation claire des frontières reconnues de l’Ukraine. C’est plus incertain pour Poutine. Son discours est que l’Ukraine représente une sphère d’influence vitale pour la Fédération de Russie. Il nous dit : « Ceux qui touchent à ce pays touchent à nos intérêts vitaux, donc attention si vous intervenez, cela pourrait prendre une tournure nucléaire. » C’est pourquoi les Occidentaux ont envoyé les signaux indiquant qu’ils ne souhaitaient pas de guerre entre eux et les forces russes, en évacuant les instructeurs militaires qu’ils pouvaient avoir sur ce territoire (américains notamment), indiquant par-là que l’Ukraine ne faisait pas partie de leurs intérêts vitaux.

 

Il est donc risqué de livrer des armes, comme l’Union européenne – et la France – le font ou promettent de le faire ?

C’est toute la question. Soutenir la résistance ukrainienne, cela fait partie des choses qu’il faut avoir le courage de faire. Mais déployer des troupes, ou instaurer des zones d’interdiction de vol (no fly zone), ce serait différent. Il y a un réglage à élaborer dans la nature des armements envoyés aux Ukrainiens, qui requiert la plus grande prudence. Il faut garder en tête l’horizon d’une guérilla, plutôt que d’une guerre conventionnelle.

 

Poutine sait faire preuve de duplicité. Il a envahi l’Ukraine brutalement, menti aux dirigeants occidentaux les yeux dans les yeux… Comment s’assurer qu’il respectera la doctrine nucléaire de son pays ?

Rien ne nous garantit qu’il le fera. Pour être sûr que le président Poutine sache qu’il y a des choses au-delà desquelles il ne doit pas aller plus loin, la seule garantie, c’est l’existence de nos forces nucléaires, et en parallèle, notre volonté et notre détermination.

  • “Pour l’Europe, il s’agit dans ce dialogue de faire comprendre à un adversaire quels sont nos intérêts, lesquels sont vitaux, notre volonté à les défendre, et comment”Jean-Louis Lozier

 

Faisons l’hypothèse, invraisemblable, que Poutine mettrait à exécution ses menaces : sait-on ce qu’il viserait ? L’Ukraine est-elle à l’abri d’une frappe nucléaire, même de faible ampleur ?

Les textes de dissuasion nucléaire sont écrits de telle sorte qu’il soit impossible de répondre à votre première question. On sait a minima que leurs armes nucléaires sont d’abord une contreforce pour détruire les armes de l’adversaire, en particulier américaines. Mais cela n’exclut pas d’autres frappes, notamment tactiques. Que viseraient-ils dans ce cas ? Impossible à dire. Utiliser l’arme nucléaire dans un combat en Ukraine semble toutefois peu probable. Pour cela, il faudrait une opposition entre deux armées de deux puissances nucléaires, avec une bataille de chars en provenance de pays de l’Otan, par exemple. Ce n’est pas à l’ordre du jour. Quant au scénario éventuel d’une attaque ukrainienne sur le sol russe, s’il était considéré comme mettant en péril l’existence même de la Russie – comme indiqué dans la doctrine russe – alors oui, il faudrait craindre une telle riposte. Mais je ne pense pas que quelques roquettes tirées à proximité de la frontière mettent en péril l’existence de la Russie.

 

On entend parfois parler d’une stratégie russe de “l’escalade pour la désescalade” : frapper un grand coup très tôt pour forcer les deux parties à se remettre à la table des négociations. C’est envisageable ?

Je suis étonné d’avoir entendu cette idée sur les plateaux de télé, car cela ne fait plus partie de leur doctrine. C’était envisagé au tournant des années 2000, lorsque la Russie était en état de faiblesse militaire. À l’époque, elle se reposait quasi exclusivement sur le nucléaire car son armée régulière était en piteux état. Les années 2007-2008 ont marqué un tournant, Poutine ayant repris une politique de puissance (voir son discours de Munich). L’intervention en Géorgie, où les armées russes n’ont pas brillé, a été l’une de ses prises de conscience pour le réarmement. Aujourd’hui, la partie conventionnelle de l’armée n’a plus rien à voir. Les Russes ont des milliers de chars lourds, quand les Français en ont deux cents environ. Tactiquement, le pays se repose moins sur le nucléaire. Ce qui n’empêche pas cette arme d’avoir un statut particulier aux yeux de Poutine, car c’est le seul élément qui permette encore à la Russie de se prétendre l’égal des États-Unis.

 

En France, certains commencent à paniquer : les ventes de pastilles d’iode augmentent… Poutine pourrait-il un jour frapper notre pays ?

À travers ses messages, c’est nous et nos capitales occidentales que Poutine tente d’impressionner. Il faut garder son sang-froid. Dans la dissuasion nucléaire, il y a toujours une partie « d’ambiguïté stratégique » pour compliquer le calcul de l’adversaire. Il ne faut surtout pas rentrer dans une logique où l’adversaire comprendrait parfaitement le fonctionnement du cerveau de l’autre et ses lignes rouges : si vous les dévoilez explicitement, alors l’adversaire se sent finalement libre de faire ce qu’il veut. Je ne suis pas dans la tête de Poutine, je ne peux pas dire que cela ne pourra absolument jamais se passer. Il doit en revanche comprendre la détermination française, et celle des alliés, à se défendre en cas d’agression contre nous.
 

  • “Il faut avoir le courage de soutenir la résistance ukrainienne, mais il y a un réglage à élaborer dans la nature des armements qu’on lui envoie”Jean-Louis Lozier

 

Cette ambiguïté vaut-elle aussi pour la doctrine française ?

Oui. Nos « intérêts vitaux » ne sont jamais définis précisément. Cela comprend la population, le territoire, notre mode de vie, mais ne s’y arrête pas. C’est bien au président de la République d’apprécier la limite de nos intérêts vitaux… Durant la guerre froide, on n’a jamais dit que notre dissuasion nucléaire s’arrêtait au Rhin : le général de Gaulle, dans une déclaration de 1963, indiquait clairement que notre armement nucléaire pouvait aussi servir à la protection des alliés. Plus récemment, le président Macron a assuré que nos intérêts vitaux avaient « une dimension européenne ». Il n’en dit pas plus, mais il le dit. Ainsi, il faut comprendre que lorsque la France déploie des soldats en Roumanie ou en Estonie et envoie des avions dans le ciel polonais, au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, l’adversaire comprend que ce n’est pas juste quelques centaines d’hommes, ce sont des hommes d’une puissance nucléaire qui sont présents, et il y a un signal qui lui est envoyé.

 

La France a un arsenal nucléaire bien moins important que la Russie. A-t-elle vraiment les moyens de rivaliser ?

La doctrine de la dissuasion française, parfois désignée de dissuasion minimale, à l’instar de celle des Britanniques, est en effet plus restreinte que la doctrine russe. Nous, c’est vraiment pour empêcher une agression. La Russie, elle, n’hésite pas à utiliser ces armes dans un mode d’intimidation, comme elle le fait actuellement, ou de coercition. Elle n’exclut pas a priori l’utilisation des armes, notamment tactiques. Concernant les arsenaux, notre plafond est de 300 têtes ; les Russes ont environ 1 500 têtes dites stratégiques et au-delà, d’autres armes tactiques ou en réserve, estimées à 4 500 ogives. Dans le domaine nucléaire, vis-à-vis de la Russie, nous sommes donc dans un rapport du faible au fort. Nous n’avons pas pour objectif de détruire les forces nucléaires de l’adversaire car nous n’en aurions pas les moyens ! Il nous suffit de faire des dommages inacceptables pour l’adversaire, et la France ne s’interdit pas de tirer en premier si nos intérêts vitaux sont menacés par des moyens autres que nucléaires.
 

  • “L’arme nucléaire a un statut particulier aux yeux de Poutine, car c’est le seul élément qui permette encore à la Russie de se prétendre l’égal des États-Unis”Jean-Louis Lozier

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