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Attentat près de Moscou : « La population russe semble condamnée à subir la chasse aux menaces imaginaires du Kremlin »

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En laissant entendre que l’Ukraine serait impliquée dans le massacre du Crocus City Hall, pourtant revendiqué par l’organisation État islamique, Vladimir Poutine perpétue la logique d’une élite politico-militaire qui accuse l’Occident de tous les maux, analyse Dimitri Minic, spécialiste de la pensée stratégique russe, dans une tribune au « Monde ».

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Des gens déposent des fleurs pour les victimes de l'attaque terroriste à Moscou du 22 mars 2024
Des gens déposent des fleurs pour les victimes de l'attaque terroriste à Moscou du 22 mars 2024
Andrei Bok/SOPA Images/Shutterstock
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« Certains veulent nous arracher un morceau “plus gros”, d’autres les aident. Ils les aident, croyant que la Russie […] constitue toujours une menace pour quelqu’un. […] Le terrorisme n’est, bien entendu, qu’un moyen d’atteindre ces objectifs. » Ce sont par ces mots si révélateurs que Vladimir Poutine a commenté, le 4 septembre 2004, la prise d’otages dans une école de Beslan [ville russe du Caucase] par des terroristes et séparatistes tchétchènes, ayant fait environ un millier de victimes.

Si l’on devait retenir une erreur commise par l’Occident dans sa relation avec la Russie, c’est de ne pas avoir assez prêté attention ou pris au sérieux les discours du Kremlin et des élites politico-militaires russes. Le discours anti-occidental, paranoïaque et virulent de Poutine à Munich en 2007 n’était, de ce point de vue, pas une rupture. Les croyances et les idées n’ont jamais vraiment changé depuis 1991. L’analyse des discours et des archives aurait permis à l’« Occident » d’éviter bien des surprises.

Ce qui est remarquable dans la politique russe postsoviétique, comme le démontrent les réactions du Kremlin, des élites politico-militaires et des médias russes à l’attentat du Crocus City Hall à Moscou, n’est pas l’imprévisibilité, mais la continuité, celles des élites dirigeantes et de leurs cadres cognitifs, en partie façonnés par l’époque soviétique. En accusant presque immédiatement l’Ukraine, et donc l’Occident, d’avoir commandité l’attentat, alors que l’organisation Etat islamique [au Khorassan, filiale afghane de l’EI] l’avait clairement revendiqué et que Washington, malgré l’hostilité ambiante, avait eu l’altruisme de prévenir Moscou de l’imminence de l’attaque.

Poutine ne fait pas de pari, il agit de façon prévisible et cohérente avec une ligne traditionnelle chez les élites politico-militaires, dont il est une émanation. Premièrement, ces élites ont des croyances et un mode de pensée profondément enracinés et historiques qui les incitent à penser que l’Occident, radicalement hostile et omnipotent, se trouve derrière tout événement déstabilisant. Tendance à nier le hasard et la contingence, raisonnements déterministes et impression que les phénomènes sont interconnectés et souvent dissimulés… Pour les élites politico-militaires russes, l’individu est forcément manipulé : ou bien il est l’objet des manigances des ennemis de la Russie, ou bien il est ramené dans le droit chemin par l’État, soi-disant pour son bien. En outre, les acteurs ont parfois recours à des théories du complot pour expliquer les contradictions et éviter de remettre en question leurs croyances centrales : ici, l’idée qu’un Occident hostile assiège et souhaite détruire la Russie.
 

Terrorisme « artificiel »

Deuxièmement, cela fait bien longtemps que ces élites sont persuadées que le terrorisme en Russie est piloté par l’Occident, qu’il soit tchétchène ou étranger. Les récents propos de Poutine n’en sont qu’une illustration. Elles ont même fini par théoriser les actes terroristes comme une composante des guerres modernes, en croyant que Washington et ses « vassaux » avaient « stratégisé » le terrorisme, à travers des stratégies indirectes. L’Occident devrait d’ailleurs commencer à s’inquiéter de l’imitation potentielle par la Russie de ces prétendus procédés. Pour ces élites, le terrorisme « artificiel » ne concerne d’ailleurs pas que la Russie : l’Occident l’aurait diffusé et manipulé en Bosnie et au Kosovo dans les années 1990, ainsi que durant le « printemps arabe », singulièrement en Syrie, et ensuite avec l’EI.

Il y a bien sûr une utilisation opportuniste de ces croyances à des fins de politique intérieure et dans le cadre de la guerre en Ukraine : l’attribution du crime à l’Occident permet de ne pas disperser les forces et de ne pas brouiller la ligne idéologique – « the West versus the Rest » [l’Occident contre le reste du monde] –, de ne pas diviser la société russe – multiconfessionnelle et multiethnique –, de maintenir l’intégrité territoriale de la fédération, mais aussi d’éviter un procès en incompétence qui serait d’autant plus mérité que l’Occident avait prévenu la Russie. De ce point de vue, une des raisons qui expliquent l’incapacité de Moscou à empêcher cette menace réelle est précisément la concentration des services de renseignement sur des menaces imaginaires qui obsèdent les élites russes : l’Ukraine, l’Occident et les prétendus ennemis de l’intérieur. Nul doute que cet attentat permettra au Kremlin d’aggraver les termes de la lutte à mort que mène Moscou contre l’Ukraine et l’Occident, à l’intérieur comme à l’extérieur.

Pour toutes ces raisons, la sincérité et l’« authenticité » de la motivation religieuse, l’indépendance et l’agentivité des terroristes islamistes ont tendance à être minimisées ou niées. Ainsi, si Poutine n’a pas contesté que les exécutants étaient des terroristes islamistes, il est avant tout obnubilé par de prétendus commanditaires cachés, et donc par les vrais auteurs de la tuerie. Pourtant, l’EI ne manque pas d’arguments propres pour viser Moscou : en plus d’être un pays chrétien et d’avoir une relation privilégiée avec [son ennemi] l’Iran, la Russie a combattu des moudjahidine en Afghanistan, en Tchétchénie, en Asie centrale, en Syrie ainsi qu’au Sahel.
 

L’Occident et ses créatures

L’instinct de tchékiste [de Tchéka, l’ancêtre du KGB], les croyances et le mode de pensée des élites politico-militaires russes, dont Poutine est une émanation, incitent ce dernier à estimer que le « scénario » est suspect : la Russie est un pays multiconfessionnel fondé sur l’harmonie des communautés ; Moscou a constamment cherché une solution « juste » au Proche-Orient ; en outre, l’attentat a été commis pendant le ramadan. Le raisonnement est simpliste : « À qui profite le crime ? » Qui a « intérêt » à déstabiliser la Russie ? Les dirigeants russes ont une réponse toute faite, « évidente », à ces questions. L’identité et les motivations des auteurs importent peu : en coulisse, l’Occident et ses créatures sont les « clients » qui tirent les ficelles. Tout cela rappelle la façon dont Vladimir Poutine qualifiait les rebelles tchétchènes : des terroristes sans « obédience idéologique ou religieuse » qui ont « souillé les principes basiques de l’islam » et, surtout, qui ont imposé « une oppression de l’extérieur » à la Tchétchénie, dont ils se servent pour « humilier » la Russie.

La population russe semble condamnée, pour un temps au moins, à subir la chasse aux menaces imaginaires du Kremlin ainsi qu’au spectacle d’un Etat soi-disant puissant sacrifiant la sécurité des Russes sur l’autel des lubies historiques de ceux qui le contrôlent. Le régime russe continue d’être, comme l’« opération militaire spéciale » et le coup de force d’Evgueni Prigojine [cofondateur du groupe Wagner, mort le 23 août 2023] l’avaient déjà illustré, le principal producteur d’instabilité pour sa propre survie.

 

Dimitri Minic est docteur en histoire des relations internationales de Sorbonne Université et chercheur au Centre Russie/Eurasie de l’Institut français des relations internationales. Il est l’auteur de Pensée et culture stratégiques russes (Maison des sciences de l’homme, 2023), récompensé du prix Albert Thibaudet, en 2023.

 

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Dimitri MINIC

Dimitri MINIC

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Chercheur, Centre Russie/Eurasie de l’Ifri

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