05
jan
2021
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Laurence NARDON, tribune parue dans Le Monde

Joe Biden joue-t-il sa présidence en Géorgie ?

Si les démocrates remportent ce mardi 5 janvier les deux derniers sièges en lice pour le Sénat, ils y seront à égalité avec les républicains. En cas de vote à 50-50, ils pourront compter sur la vice-présidente pour les départager, explique Laurence Nardon, de l’Institut français des relations internationales.

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Tribune. On le sait, au lendemain de son investiture à la présidence le 20 janvier 2021, le démocrate Joe Biden devra manœuvrer entre l’opposition résolue de la plupart des républicains et les revendications de l’aile gauche de son parti. Dans les faits, le succès de son administration tiendra en grande partie aux possibilités qu’il aura de faire adopter les éléments de son programme par le Congrès.

Or, si les démocrates conservent la majorité (amoindrie de 11 sièges) à la Chambre des représentants, les résultats du Sénat sont restés incomplets au lendemain des élections de novembre 2020. Sur les 100 sièges de la chambre haute, 48 sont démocrates, 50 sont républicains, et deux restent à attribuer, ceux de la Géorgie.

Les sénateurs républicains de l’Etat, David Perdue et Kelly Loeffler, devaient en effet se faire réélire tous les deux en novembre : le premier avait achevé son mandat ; la seconde, qui remplaçait depuis décembre 2019 un sénateur démissionnaire pour raisons de santé, devait se confronter au suffrage populaire pour achever le mandat en cours. Or, aucun des candidats à ces deux élections n’a atteint le seuil de 50 % des voix lors de ce scrutin. Selon la loi électorale de Géorgie, un second tour doit être organisé. Il a lieu ce mardi 5 janvier 2021 et oppose les républicains à deux démocrates : Perdue contre Jon Ossoff et Loeffler contre Raphael Warnock.

L’issue de cette double élection constitue un enjeu majeur. D’abord, la valeur psychologique d’une victoire du camp démocrate à la veille de l’investiture de Joe Biden, auquel Donald Trump, rappelons-le, n’a toujours pas passé le coup de téléphone traditionnel reconnaissant sa défaite, serait importante. Surtout, l’obtention par les démocrates d’une égalité des sièges au Sénat permettrait de faire appel à la vice-présidente Kamala Harris pour départager les sénateurs en cas de vote à 50-50. Ceci faciliterait l’adoption des réformes proposées par l’administration Biden, tel le vaste plan de relance « Build Back Better ». Si les républicains conservent ces deux sièges, en revanche, Biden sera réduit à agir par la voie réglementaire, ce qui limitera grandement sa marge de manœuvre.

Issue incertaine

C’est pour cela que lundi 4 janvier, veille du scrutin, Biden était encore en meeting dans la capitale, Atlanta, tandis que Trump se rendait dans le nord de l’Etat, à Dalton. Les sondages restent en effet très peu lisibles et chaque camp peut croire à la victoire. De fait, la Géorgie, Etat sudiste et républicain, a vu sa sociologie évoluer dans les années récentes. Atlanta et sa banlieue, ainsi que Savannah dans le sud-est de l’Etat, connaissent un afflux de jeunes diplômés, plutôt démocrates. En parallèle, les comtés ruraux subissent une stagnation de leur population, à majorité blanche et évangélique, très conservatrice.

Déjà, lors des élections de mi-mandat de 2018, la démocrate afro-américaine Stacey Abrams n’avait perdu l’élection au poste de gouverneur que de 50 000 voix. Et en novembre, les électeurs géorgiens ont placé Biden devant Trump. Mais la bascule politique n’est pas encore très nette : l’écart entre les deux candidats n’était que de 12 000 voix. Autre signe du maintien de la droite trumpiste dans l’Etat, les électeurs géorgiens envoient cette année une nouvelle représentante à la Chambre, la républicaine Marjorie Taylor Greene, adepte des théories du complot QAnon…

Le vote anticipé déjà enregistré pour le scrutin du 5 janvier a démontré une forte mobilisation des zones urbaines, ce qui donne l’avantage aux démocrates. Mais les électeurs des zones rurales viendront sans doute voter en personne mardi, ce qui pourrait faire basculer le résultat du côté des deux candidats républicains.

  • La technique d’obstruction parlementaire du « filibuster » confère à chaque sénateur un pouvoir de nuisance considérable

Pour galvaniser cet électorat, Loeffler et Perdue ont suivi la ligne Trump à la lettre, contestant la victoire de Joe Biden contre l’avis même du gouverneur républicain de Géorgie ; et peignant leurs deux adversaires démocrates comme de dangereux socialistes. Ces derniers gardent pourtant leurs distances avec les slogans les plus radicaux de la gauche du Parti démocrate : ils proposent ainsi une amélioration de l’assurance santé, sans aller jusqu’à recommander un système public pour tous (dit « Medicare for all »), un meilleur respect de l’environnement, sans défendre le projet très ambitieux de la représentante Alexandria Ocasio-Cortez (le « Green New Deal »), ou encore une réforme de la police sans couper ses financements (« Defund the police »).

Attirer les républicains modérés

Les perspectives de l’administration Biden s’avèrent toutefois complexes, quel que soit le résultat du scrutin de Géorgie. En effet, même s’ils remportent ces deux sièges, les démocrates resteront contraints par la pratique du « filibuster », une technique d’obstruction parlementaire qui permet à tout sénateur de bloquer le passage au vote d’un projet de loi tant qu’un vote de « clôture » de 60 sénateurs n’a pas été enregistré.

Cela revient à exiger une majorité qualifiée pour tous les scrutins, sauf dans quelques cas tels que la confirmation des nominations présidentielles et le processus de réconciliation budgétaire entre les deux chambres. Le filibuster confère à chaque sénateur un pouvoir de nuisance considérable. Nul doute que Biden fera face à l’opposition déterminée de Mitch McConnell, le leader des républicains du Sénat, considéré comme l’un des « facilitateurs » de la présidence Trump.

Le camp démocrate se veut malgré tout optimiste. Après quatre années de présidence Trump, l’arrivée au pouvoir de Joe Biden va marquer le retour d’une pratique plus raisonnable, plus prévisible et plus constructive de la politique américaine. Au Sénat, le nouveau président compte sur ses capacités de négociation hors pair et sa connaissance personnelle des élus républicains (il a été sénateur du Delaware de 1973 à 2009).

Quelle que soit la majorité à la Chambre haute, Joe Biden se fait fort d’attirer au cas par cas suffisamment de républicains modérés pour faire voter ses projets de loi. La semaine dernière, l’adoption par le Congrès du budget de défense américain pour 2021 malgré le veto de Donald Trump a apporté un signe très encourageant. Réunissant une majorité de 322 représentants contre 87, puis de 81 sénateurs contre 13, elle constitue la preuve que la mainmise de Donald Trump sur le Parti républicain, quasiment totale depuis 2016, est en train de s’effriter.

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Laurence Nardon, chercheuse et responsable du programme Amérique du Nord de l’Institut français des relations internationales (IFRI).

 

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