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aoû
2023
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Selon les autorités russes, Evgueni Prigozhin, chef du groupe Wagner était « à bord » d'un avion écrasé, Tver, Russie - 24 août 2023
Dimitri MINIC, tribune parue dans Le Monde

« L’évolution de Wagner et le parcours de Prigojine sont l’émanation logique des échecs militaires russes en Ukraine »

La trajectoire du chef du groupe paramilitaire russe, déclaré mort après le crash de son avion, dévoile les failles d’un régime qui, bien qu’intéressé par sa propre survie, est souvent à l’origine des calamités qu’il affronte, analyse le spécialiste de la pensée stratégique russe Dimitri Minic, dans une tribune au « Monde ».

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Durant les deux mois qui ont séparé son coup de force avorté, en juin, de sa mort dans un crash d’avion, le 23 août, Evgueni Prigojine a semblé profiter d’une inhabituelle mansuétude de la part de Vladimir Poutine. Il était probablement tentant et rassurant pour le Kremlin de voir le phénomène Prigojine comme une anomalie, dont l’élimination physique brutale et démonstrative servirait simplement de réparation pour la « trahison » commise et d’exemple pour l’avenir. Pourtant, le parcours de M. Prigojine est le produit d’au moins quatre tendances systémiques au cœur des entrailles de la politique russe, qui affectent profondément la Russie et sur lesquelles le Kremlin a peu de prise.

La première est l’échec stratégique russe en Ukraine. La relative liberté de ton de certains médias et personnalités des milieux patriotiques russes, dont M. Prigojine est devenu une figure très appréciée, a été accordée car le Kremlin, sous la pression des revers militaires de septembre 2022, s’y est senti contraint. La mobilisation partielle, la nomination le mois suivant du général Sergueï Sourovikine à la tête de l’« opération militaire spéciale » et l’éviction du général Alexandre Lapine du district militaire central [l’une des principales régions militaires russes] ont eu le double avantage de stabiliser le front et de rasséréner les milieux patriotiques.

Mais ces concessions n’ont été qu’éphémères, en dépit des bonnes performances de Sergueï Sourovikine : Poutine a repris la main en janvier 2023, en le remplaçant par le chef de l’état-major général, Valeri Guerassimov, et en nommant Alexandre Lapine à la tête des forces terrestres. L’émergence « politique » de Prigojine et son coup de force (ou tentative de putsch ?) avorté ont été l’acmé et la conclusion temporaire de cette séquence déstabilisante. D’autres revers militaires pourraient la rouvrir.

Les élites militaires russes ont créé Wagner

Ensuite, Evgueni Prigojine et le Groupe Wagner incarnent le fonctionnement du régime poutinien. Ils reflètent la structure même du régime personnel du président russe, dont la consolidation est rapidement entrée en contradiction avec le processus de renforcement de l’Etat au début des années 2000. Vladimir Poutine, par manque de confiance envers l’Etat et le secteur privé, a contribué à créer une zone grise où de nombreuses structures parallèles, ni étatiques ni privées, ont pullulé. Plusieurs d’entre elles avaient déjà contesté l’autorité du pouvoir avant M. Prigojine ; certes, dans une moindre mesure. « Poutine est entouré de Prigojines », analysait, après la mutinerie de juin, le politologue Ilya Matveyev.

Le « phénomène » Prigojine est, troisièmement, une conséquence de la pensée stratégique russe, axée sur le contournement de la lutte armée intératique depuis la chute de l’URSS, et dont les actions informationnelles et les forces paramilitaires – deux activités essentielles de la « galaxie » Prigojine – sont des marqueurs. La création de structures officieuses susceptibles d’atteindre les objectifs politiques fixés par le Kremlin dans le cadre de la guerre indirecte que ce dernier se croit obligé de mener contre l’Occident s’est avérée compatible avec l’évolution du régime précédemment évoquée. Les élites militaires russes – M. Guerassimov au premier chef –, en théorisant le contournement de la lutte armée et l’emploi de sociétés militaires privées (SMP) comme outil de ce contournement, ont « créé » Wagner et M. Prigojine.

La collaboration nécessaire et théorisée entre ces derniers et le ministère de la défense n’a certes jamais été simple (avant même la guerre en Ukraine) et n’était pas censée durer des mois dans le cadre d’une lutte armée de haute intensité. Toutefois, les élites militaires au plus haut niveau de l’état-major général ont ouvertement vanté les mérites de Wagner, y compris après les dures critiques formulées par Evgueni Prigojine contre Valeri Guerassimov et le ministre de la défense, Sergueï Choïgou. Les liens étroits entre Wagner et le GRU – l’agence de renseignement militaire –, l’arrestation de M. Sourovikine (réputé proche du chef de Wagner), ainsi que la facilité avec laquelle Wagner s’est déplacé sur le territoire russe, pose la question de l’ampleur des soutiens militaires dont Prigojine disposait, ou pensait disposer, au moment du coup de force.

Loin d’être une anomalie

Wagner et M. Prigojine ont enfin été symptomatiques d’une culture stratégique. L’idée de créer des SMP pour se substituer aux forces d’opérations spéciales, à des fins de subversion dans les pays étrangers, était directement inspirée des exemples américains et britanniques fantasmés par les élites politico-militaires russes, promptes à imaginer des manœuvres subreptices et indirectes d’Occidentaux prétendument passés maîtres dans l’art de la dissimulation. Or jamais en Occident une SMP n’a eu le pouvoir de Wagner, et jamais les Etats occidentaux n’ont conçu les SMP comme des outils de subversion. Surtout, contrairement à ce que pensent les élites politico-militaires russes qui s’obstinent à croire que la séparation des pouvoirs et la liberté ne sont en Occident qu’une façade, les SMP occidentales sont des entités privées, dont les dirigeants ne doivent pas faire allégeance à l’exécutif.

Loin d’être une anomalie, l’évolution de Wagner et le parcours de son chef ont été une émanation logique des échecs militaires russes dans une guerre imprévue et non maîtrisée, des spécificités du régime poutinien, mais aussi de la pensée et de la culture stratégiques russes postsoviétiques. Une situation extrêmement dangereuse pour des élites politico-militaires peu aptes aux profondes remises en question et pour un régime qui, bien qu’intéressé par sa propre survie, non seulement est souvent à l’origine des calamités qu’il affronte, mais ne peut se réformer sans prendre le risque de s’effondrer.

Dimitri Minic est chercheur au centre Russie/Eurasie de l’Institut français des relations internationales. Docteur en histoire des relations internationales de Sorbonne Université, il est l’auteur de Pensée et culture stratégiques russes. Du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine (Maison des sciences de l’homme, 632 pages, 29 euros).

 

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Evguéni Prigojine Vladimir Poutine Russie