Cédric Philibert : « Nous avons presque toutes les technologies nécessaires pour sortir des énergies fossiles »
Le spécialiste des politiques de décarbonation veut croire que nous pouvons atteindre nos objectifs en matière de décarbonation pour limiter le dérèglement climatique. Il en fait la démonstration dans son dernier ouvrage, « Climat. Les énergies de l'espoir ». Entretien.
Alors que les nouvelles du front climatique sont souvent bien sombres, des optimistes sont convaincus que nous sommes en train de vivre les prémisses d'une véritable révolution énergétique.
Cédric Philibert est l'un d'eux. Ce spécialiste des politiques de décarbonation, qui a travaillé près de vingt ans à l'Agence internationale de l'Energie (AIE), vient de publier un ouvrage dont le titre résume le propos : « Climat. Les énergies de l'espoir » (Les Petits Matins). Nous l'avons rencontré pour essayer de nous remonter le moral.
A vos yeux, nous sommes en train de vivre une véritable révolution énergétique. Quelle est-elle ?
Cédric Philibert Le déploiement de l'énergie solaire est si rapide qu'il surprend même les analystes les plus optimistes. Il faut prendre la mesure de ces chiffres. En 2010, on installait 1 GW de solaire par mois. En 2015, il ne fallait plus qu'une semaine. En 2023, plus qu'un jour. Environ 585 GW ont été installés en 2024. C'est la Chine qui tire cette incroyable croissance, qui a des allures d'exponentielle. Quand on me dit : « On fera des efforts quand les Chinois en feront », j'ai envie de hurler. Non seulement la Chine verdit son électricité, mais elle électrifie toute son économie : panneaux solaires, éoliennes, batteries, voitures électriques...
Elle reste cependant le pays le plus émetteur au monde, en grande partie du fait de son usage massif du charbon ! C'est vrai, mais la Chine est peut-être en train de passer son pic d'émissions grâce à ce formidable essor du solaire et de l'éolien... Ce qu'il faut retenir, c'est que nous avons maintenant presque toutes les technologies nécessaires pour sortir des énergies fossiles. Les critiques faites autrefois aux renouvelables ont vieilli. La variabilité des énergies renouvelables peut être compensée : d'une part, l'éolien et le solaire tendent à bien se compléter parce qu'il y a du soleil quand il n'y a pas de vent et inversement, et d'autre part, on a fait d'énormes progrès sur les batteries - y compris les très grandes -, ce qui vient faciliter le stockage de l'électricité. Il reste des efforts importants à réaliser pour lisser les pics de demande du matin et du soir, mais il existe dans l'industrie des marges de flexibilité considérables.
Pourtant des historiens et des spécialistes de l'énergie mettent en avant le fait que ces nouvelles technologies bas-carbone viennent s'ajouter aux énergies fossiles plutôt que s'y substituer. Je vous sais très agacé par le discours, pourquoi ?
Parce que ces dynamiques ne sont pas écrites dans les astres. Si l'on prend les grandes masses des émissions, il y a les transports, le bâtiment, la production électrique et l'industrie. En général, on considère que c'est ce dernier secteur qui est le plus difficile à décarboner et certains - je pense à l'historien Jean-Baptiste Fressoz ou au chercheur Vaclav Smil - nous disent même que c'est impossible parce qu'il y aurait des « symbioses matérielles et énergétiques », que tout serait entremêlé à tout, ou bien parce que le pétrole, le gaz et le charbon, du fait de leurs propriétés et de leur incroyable densité énergétique, seraient les socles indépassables de la vie moderne. Sans charbon, nous disent-ils, pas d'acier ; sans pétrole, pas de produits chimiques ni de plastiques ; sans énergies fossiles, pas de ciment. Ils ont raison de souligner qu'il est très difficile de « verdir » certains pans industriels, mais ils ont tort de faire croire que c'est impossible. En réalité, nous savons décarboner énormément de processus industriels. C'est juste que ça coûte cher !
N'est-ce pas précisément ce qu'ils disent ?
Que l'on met en avant des innovations encore marginales alors qu'elles n'ont que très peu de chance d'arriver à l'échelle. Dire, « on sait le faire, mais ça prendra du temps et des moyens » est très différent de dire « on ne sait pas faire ». Il n'y a que deux domaines où on ne sait pas faire. L'aviation puisque les batteries sont trop lourdes, l'hydrogène trop dangereux et que les carburants de synthèse consomment une électricité pour l'instant mieux employée ailleurs. Et la viande rouge, qui est très émettrice du fait, des engrais, de la rumination qui produit du méthane, et des surfaces de terres utilisées, etc. Pour le reste - acier, ammoniac, ciment, chimie - on sait faire, au moins en théorie. L'acier : on peut faire de la réduction du fer à l'hydrogène ou à l'électricité. L'ammoniac : il faut de l'hydrogène vert, mais c'est faisable. Le ciment : on peut électrifier certaines étapes et capturer le CO2 issu de la calcination. Il faut du temps, des investissements, des chaînes d'approvisionnement, des infrastructures. Mais techniquement, il n'y a pas d'impasse.
Pour avoir une chance de contenir la hausse des températures, il faut très vite réfléchir à ce dont nous avons besoin et limiter certains usages. Vous ne pensez pas ?
Bien sûr qu'il faut de la sobriété, cela fait partie des grands leviers dont nous disposons avec les renouvelables et l'efficacité énergétique, mais je suis toujours très circonspect quand on me parle de décroissance ou de modifications drastiques des modes de vie. On peut le regretter, mais les saint-François d'Assise sont rares... Je constate que nos enfants qui font les manifs climat continuent de prendre l'avion. Qu'il y ait des aberrations consuméristes, je le sais bien, mais faire comme s'il était facile de convertir en quelques années tout le monde au véganisme, à l'habitat partagé ou au vélo me paraît dangereux. On risque de jeter les gens dans les bras des populismes. Par ailleurs, les auteurs de cette tendance sous-estiment généralement la portée des avancées technologiques. Leurs critiques se fondent sur des données anciennes, rabâchées de livre en livre. Juger le solaire d'aujourd'hui en fonction du solaire d'il y a vingt ans, c'est comme juger une Tesla à l'aune des performances de la première voiture électrique qui date de... 1900. En réalité, ce qui peut changer vite, ce sont les technologies. Ce qui change lentement, ce sont les comportements.
Selon vous, il faudrait donc surtout pousser la sobriété sur l'avion et la viande ?
Si je mets du carburant dans ma voiture, la moitié du prix, ce sont des taxes. Si je mets du carburant dans un avion, il n'y a quasiment aucune taxe. Il y a donc une disproportion manifeste. Par ailleurs, quand je prends le train, la SNCF paie pour les émissions de CO2 résiduelles liées aux rares centrales thermiques encore en fonctionnement en Europe. L'aviation, elle, ne paie pas pour le CO2 qu'elle émet, alors qu'elle en émet beaucoup plus. Il faut lui faire payer les coûts réels de ses impacts. Pour la viande, il y a de nombreuses raisons d'aller vers une alimentation plus riche en légumineuses et en protéines végétales. L'alimentation touche à l'identité des gens. On ne va pas humilier quelqu'un parce qu'il aime la viande. Mais si on arrive à le convaincre que réduire sa consommation peut améliorer sa santé, on aura déjà fait des progrès.
La disponibilité des métaux vous semble-t-elle être un vrai obstacle à la transition ?
Partons de la base. Tous les objets qui nous entourent n'ont que deux origines possibles : ils ont poussé ou bien ils ont été minés. Actuellement, les énergies fossiles ont une empreinte minière très importante - notamment le charbon. Alors bien sûr qu'il va falloir augmenter l'extraction de certains métaux pour la transition énergétique, mais si on réussit à sortir des fossiles, l'empreinte minière devrait diminuer ! On nous dit que les minerais s'épuisent, qu'il faut aller les chercher de plus en plus loin, qu'il faut toujours plus d'eau et d'énergie, que l'extraction produit toujours plus de déchets... Mais si on regarde dans le détail, la situation est loin d'être aussi dramatique.
L'immense majorité de l'extraction concerne le fer, le cuivre et l'or. Parmi ces trois-là, seul le cuivre est vraiment impacté par la transition énergétique. Les métaux dont on parle le plus - lithium, cobalt, nickel, terres rares - vont connaître une poussée importante, mais les tonnages sont très faibles par rapport aux trois gros et il ne devrait pas y avoir de problème de criticité. Certes, les teneurs baissent et les quantités de stériles augmentent, mais le progrès technique permet souvent de contrer ce phénomène et de limiter la hausse des besoins en énergie. On va aussi pouvoir retraiter des stériles existants ou recycler davantage.
La Commission pour les transitions énergétiques a fait ses calculs : le total cumulé des émissions liées à la production (de la mine au recyclage) de tous les matériaux et toutes les fabrications nécessaires à la transition énergétique, de 2023 à 2050, atteindraient 35 milliards de tonnes de CO2, l'équivalent d'un peu moins d'une année d'émissions liées aux combustibles fossiles.
Et les tensions sur les surfaces au sol ?
Les panneaux photovoltaïques, en termes de surface nécessaire, ce n'est pas grand-chose. Pour couvrir la consommation française, il suffirait d'une surface comparable à celle actuellement occupée par les terrains de golf. De plus, nous savons désormais intégrer les panneaux sur les bâtiments, sur des sols déjà dégradés, et sur des terres agricoles via l'agrivoltaïsme, qui combine production d'énergie et activité agricole. C'est pour cela que j'ai défendu un projet dans la forêt des Landes. Ce n'est pas une forêt « naturelle » comme Fontainebleau : c'est essentiellement de la sylviculture de pins, une monoculture à rotation rapide. On pourrait consacrer environ 2 à 5 % de sa surface au photovoltaïque. Cela créerait même des zones plus riches en biodiversité que la forêt actuelle, où elle est très faible.
Et pourquoi, selon vous, ne pas plutôt relancer le nucléaire ?
C'est trop cher et trop lent. En France, tout le monde est désormais favorable à la prolongation du nucléaire existant aussi longtemps que possible. Mais cela ne fait que repousser le moment où une partie du parc devra s'arrêter : c'est l'effet falaise.
[...]
> Lire le reste de l'interview sur le site du Nouvel Obs.
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