De la philosophie politique à la technologie militaire
Comme la poudre ou le nucléaire jadis, l’intelligence artificielle (IA) est en train de révolutionner la manière de penser la guerre et de la faire. Combinée à la robotique, elle laisse entrevoir l’apparition de systèmes d’armes létales autonomes, communément appelés « robots tueurs ». Une fois activés, ils sont en mesure d’identifier une cible et de la détruire sans contrôle humain. Pour l’heure, les applications d’IA sont utilisées quotidiennement dans les opérations en Ukraine ou au Moyen-Orient.
Elles innervent désormais les systèmes d’armes. Dans le Donbass, il n’y a plus un seul homme sur la ligne de contact théorique. La « zone de mort » d’environ un kilomètre de profondeur, de part et d’autre, est parsemée de « trous de combat », abritant trois à quatre hommes ravitaillés par drones. Les blessés sont évacués par drones terrestres. Les formations se trouvent à cinq ou dix kilomètres de la ligne de contact. À Gaza, dans les jours qui ont suivi le 7-Octobre, le taux d’erreur de système de ciblage individuel était de 10 %.
Loin des champs de bataille se joue une compétition industrielle et technologique qui transforme en profondeur les complexes militaro-industriels, et, au premier rang d’entre eux, celui des États-Unis, dénoncé en son temps par le président Dwight David Eisenhower (1890-1969). La « defense tech » mobilise les grands groupes mais aussi des acteurs émergents comme Anduril ou Palantir.
Précurseur pour les casques de réalité virtuelle, Palmer Luckey, né en 1992, est devenu en quelques années une figure incontournable à la tête d’Anduril Industries. Fondée en 2017, l’entreprise se classe huit ans plus tard au 93e rang mondial pour la production d’armement. Elle est estimée à 14 milliards de dollars. Libertarien autoproclamé, soutien de Donald Trump, Luckey se tourne vers l’industrie d’armement en s’assignant une mission sacrée : « “Rebooter” l’arsenal de la démocratie. »
Créé en 2003 par Peter Thiel et Alex Karp, tous les deux nés en 1967, Palantir Technologies approche les 400 milliards de dollars de capitalisation boursière. Initialement orienté vers la lutte antiterroriste, le groupe s’est progressivement imposé comme une plateforme utilisée par des services de renseignement, des armées, puis des administrations et maintenant des entreprises pour organiser l’« ontologie » des données, c’est-à-dire relier et orienter toutes les données qu’elles génèrent. Au lieu de simplement stocker les informations, Palantir les transforme en schémas logiques pour faciliter la prise de décision. Avec sa plateforme « Foundry », Palantir propose désormais de soutenir la recherche pour développer des solutions de médecine clinique. Palantir fournit des solutions de collecte des impôts et des solutions pour l’agence en charge de la lutte contre l’immigration illégale. Le groupe se trouve désormais à l’intersection de l’effort mené par l’administration Trump pour regrouper dans une seule base de données des milliers de points d’information sur les citoyens américains.
Ses deux fondateurs incarnent la rencontre entre la philosophie européenne et l’esprit entrepreneurial américain, avec une orientation idéologique en faveur de la suprématie occidentale assumée. Formé à Francfort, dans le sillage de l’école du même nom, Alex Karp considère l’IA comme un levier de puissance pour imposer un ordre. Il s’agit pour l’Occident, rangé derrière les États-Unis, de forger les armes nécessaires à la montée en puissance de la Chine et des émergents : « Le moment est venu de décider qui nous sommes et ce à quoi nous aspirons, en tant que société et civilisation », écrit-il dans son livre-manifeste.
Formé à Stanford, Peter Thiel se réfère fréquemment à l’enseignement de René Girard (1923-2015), qui se défiait pourtant de la mystique de l’innovation : « Je pense qu’il y a beaucoup de choses dans cette science technologique incontrôlable qui nous poussent vers une sorte d’Armageddon », estime-t-il. Il est frappant de constater à quel point le discours technologique dominant se nourrit aujourd’hui de références religieuses.
> Lire la chronique sur le site de la revue Études.
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