« L’Europe commence à envisager l’espace comme un pilier de sa sécurité collective »
Dans une tribune au « Monde », Paul Wohrer, responsable du programme Espace à l’Institut français des relations internationales, insiste sur la performance et l’efficacité du secteur spatial européen, et y voit un levier essentiel de la stratégie de défense de l’UE.
L’analyse des récits contemporains sur l’espace montre que les grandes puissances s’appuient sur des imaginaires qui nourrissent leurs stratégies. Les Etats-Unis mobilisent le mythe de la frontière et de la destinée manifeste, la Russie réinterprète son héritage soviétique dans une perspective néo-impérialiste, la Chine inscrit son « rêve spatial » dans un projet de renaissance nationale. D’autres Etats, de l’Inde aux Emirats arabes unis, font du spatial un levier de prestige, d’innovation ou de leadership régional.
L’Europe est l’un de ces grands acteurs spatiaux. Elle a bâti une approche singulière, fondée sur la coopération, la science, et l’idée que les infrastructures orbitales doivent avant tout être utiles à ses citoyens. Ce récit a nourri une représentation de l’espace comme un domaine principalement civil, dans lequel se déploient des activités économiques et scientifiques.
Ce récit atteint aujourd’hui ses limites. Il n’est plus adapté à la reconfiguration rapide de l’environnement international, où les grandes puissances articulent leurs ambitions de manière de plus en plus brutale. L’Europe, fortement dépendante des capacités spatiales américaines pour des fonctions militaires critiques, doit désormais faire face à la menace russe, dans un contexte de désengagement des Etats-Unis.
Changement culturel
La prise en compte de cette menace apparaît aujourd’hui comme un point de convergence d’une majorité de pays européens. Ce constat partagé peut constituer un puissant catalyseur pour repenser collectivement le rôle de l’espace dans la défense du continent. La guerre en Ukraine a démontré l’importance des capacités spatiales pour démultiplier l’efficacité militaire dans les opérations de combat. En cas de choc majeur dans les prochaines années, les armées européennes auront besoin de capacités de communication, de navigation et de renseignement que seul l’espace est à même de leur fournir.
La comparaison fréquente entre l’Europe et les Etats-Unis dans le domaine spatial peut engendrer un sentiment de déclin, en raison d’un écart en matière de réalisations techniques. Cependant, par rapport à la Russie, le secteur spatial européen est particulièrement performant et efficace. L’Europe dispose sur son sol de champions mondiaux et, depuis plusieurs années, a fait naître une myriade de start-up innovantes. En comparaison, le secteur spatial russe est miné par la corruption, innove peu et décline depuis la fin de la période soviétique.
L’Europe a aujourd’hui toutes les cartes en main pour mettre en place un système de défense spatial efficace. Elle dispose de capacités industrielles importantes, d’une gouvernance efficace dans la réalisation de grands projets et d’une expérience unique dans la mise en place de régulations ambitieuses. Elle est autonome sur tous les segments de l’activité spatiale nécessaires à la défense : communications, navigation, renseignement, et accès, surveillance et action dans l’espace. Elle est le siège d’une des deux grandes constellations de communication, OneWeb, et dispose, avec Galileo, du service de navigation par satellite le plus précis au monde. Bien que nombre de ces capacités aient été développées pour des usages civils, elles pourraient s’intégrer rapidement à une architecture militaire si la situation l’exigeait.
Il convient donc de sortir d’une vision civile et commerciale des affaires spatiales pour assumer leur dimension stratégique, trop longtemps délaissée en Europe. Cette évolution est déjà perceptible. Plusieurs discours récents, au niveau des Etats, de l’Agence spatiale européenne (ESA) ou de l’Union européenne (UE), témoignent d’une prise de conscience croissante. Des notions naguère sensibles, comme la souveraineté technologique, l’autonomie stratégique ou la sécurité orbitale, sont désormais mobilisées avec plus d’assurance. Elles indiquent qu’un changement culturel est en cours : l’Europe commence à envisager l’espace non seulement comme un outil au service de la société, mais aussi comme un pilier de sa sécurité collective.
Investissements considérables
Cette lucidité nouvelle s’accompagne d’efforts budgétaires importants. Les stratégies française et allemande, publiées au cours des dernières semaines, insistent sur l’importance des capacités spatiales pour la sécurité européenne. Les deux pays ont également annoncé des investissements considérables pour le spatial de défense. Au niveau de l’UE, la nomination d’un commissaire à la défense et à l’espace apparaît comme un signal encourageant, celui-ci ayant proposé la mise en place d’un « bouclier spatial » européen.
Enfin, la réunion ministérielle de l’ESA, les 26 et 27 novembre, a représenté un grand succès, 99 % du budget demandé étant financé. Ses programmes incluent une initiative sur la résilience spatiale européenne, qui, pour la première fois, tient compte de la nature duale du domaine, à la fois civile et militaire.
Aujourd’hui, les divisions européennes sur l’espace militaire n’ont plus lieu d’être. Il existe une vision partagée de la menace existentielle russe, qui fait peser le risque d’une guerre de haute intensité sur le territoire européen à horizon 2030. L’Europe a su construire au cours des dernières décennies un secteur spatial de tout premier rang. Désormais, il ne tient qu’à elle de l’utiliser pour assurer la défense du continent.
Paul Wohrer est responsable du programme Espace au Centre géopolitique des technologies de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Il est notamment l’auteur d’une étude intitulée « Les narratifs spatiaux : enjeux stratégiques et perspective européenne », parue en décembre.
>Lire la tribune sur le site du Monde
>Pour aller plus loin, lire l'étude de Paul Wohrer : Les narratifs spatiaux : Enjeux stratégiques et perspective européenne, décembre 2025.
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