Les narratifs spatiaux : Enjeux stratégiques et perspective européenne
Les récits que les puissances construisent autour de l’espace jouent aujourd’hui un rôle déterminant dans leur stratégie. Aux États-Unis, la référence à la frontière et à la destinée manifeste continue de structurer un narratif d’expansion, où l’exploration spatiale incarne la vocation nationale à repousser les limites et à maintenir une excellence technologique. En Russie, le spatial demeure un instrument central de puissance et de prestige, hérité de l’époque soviétique mais désormais réorienté par un récit privilégiant la militarisation. La Chine inscrit son « rêve spatial » dans un projet de renaissance nationale : ses réussites technologiques et scientifiques deviennent les vecteurs de son nouveau statut international. D’autres acteurs, comme l’Inde, le Japon ou les Émirats arabes unis, mobilisent l’espace pour affirmer leur modernité, renforcer leur autonomie ou projeter un leadership régional.
Au cœur de ces dynamiques, deux grandes visions structurent les imaginaires spatiaux contemporains. La première relève d’une idéologie de l’expansion, qui conçoit l’espace comme un territoire à conquérir, exploiter ou armer, prolongeant des récits de frontière, de modernité technologique et de puissance nationale. La seconde repose sur une idéologie de la préservation, qui présente l’espace comme un environnement fragile à protéger, un bien commun à réguler et un outil essentiel au fonctionnement des sociétés. Ces récits, souvent en tension mais parfois hybridés dans les discours, orientent les choix politiques, économiques et sécuritaires des acteurs spatiaux.
Face à ces imaginaires cohérents et mobilisateurs, l’Europe apparaît dans une position paradoxale. Malgré des capacités scientifiques et industrielles de premier plan, son discours reste fragmenté et souvent influencé par les modèles narratifs des autres puissances. Cette absence de récit unificateur limite sa capacité à définir ses priorités, à défendre ses intérêts et à affirmer une vision propre dans la compétition mondiale.
Pourtant, l’Europe dispose des fondations nécessaires pour porter un récit distinct, articulé autour de trois ambitions : une puissance spatiale au service de sa défense, des applications spatiales au bénéfice de ses sociétés, et une responsabilité particulière dans la préservation d’un environnement spatial durable.
Titre Edito
Introduction
Introduction
« […] Et nous poursuivrons notre destinée manifeste jusque dans les étoiles, en envoyant des astronautes américains planter la bannière étoilée sur la planète Mars. L’ambition est le souffle vital d’une grande nation, et, aujourd’hui, notre nation est plus ambitieuse que toute autre. Aucune nation n’égale la nôtre. » Le discours inaugural de Donald Trump démontre que l’espace extra-atmosphérique constitue encore un terrain fécond pour l’expression de récits mobilisateurs. Le 47e président des États-Unis a par la suite indiqué avoir été « choqué » par la réaction enthousiaste de la foule et surpris de l’intérêt suscité par l’idée de poser des Américains sur Mars. Cette aventure exaltant les valeurs américaines constitue donc un « narratif » particulièrement efficace.
Qu’est-ce qu’un « narratif » ? Cet anglicisme est issu de la locution anglaise « narrative », définie comme « une manière de présenter ou de comprendre une situation ou une série d’événements qui reflète et promeut un point de vue particulier ou un ensemble de valeurs ». Principalement utilisé en français comme un adjectif « qui relève de la narration, du récit », l’usage de ce mot en tant que substantif, bien que controversé, a commencé à s’imposer récemment dans le discours médiatique, principalement à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Un narratif se caractérise par sa puissance évocatrice, tout en permettant des ajustements pour correspondre aux besoins des communicants qui l’emploient, comme l’explique le chercheur Roland Labregère : « Les grands récits de naguère étaient incontestables voire verrouillés alors que les ‘‘narratifs’’ d’aujourd’hui se reconnaissent par leur volatilité. » Un narratif consiste donc à raconter une histoire pour justifier une action. Certains parlent aujourd’hui d’un « usage stratégique du récit ».
À l’échelle internationale, l’espace est ainsi pensé, représenté et mis en récit selon des « cadres d’interprétation du monde », qui nourrissent des narratifs porteurs d’ambitions sur le progrès technologique, la puissance, la prospérité, voire la survie. On peut y voir la marque et le vecteur d’idéologies parfois concurrentes : ces narratifs orientent ou défendent des priorités politiques, justifient des investissements, légitiment des cadres juridiques et façonnent les imaginaires collectifs.
Ces récits ne sont pas universels. Ils s’inscrivent dans des trajectoires nationales et culturelles différenciées. Ainsi aux États-Unis, l’espace reste associé à une logique de « frontière », d’expansion et d’entrepreneuriat privé. En Chine, il incarne la projection d’un destin civilisationnel technologique, le « rêve chinois » promu par Xi Jinping. En Russie, il convoque un héritage soviétique réactualisé dans une perspective impérialiste.
En Europe, en revanche, les récits spatiaux peinent souvent à se stabiliser autour d’un imaginaire unifié : scientifiques, économiques ou, plus rarement, stratégiques, ils se caractérisent par leur diversité. Cette hétérogénéité pose la question de l’existence d’un narratif spatial européen autonome, porteur d’actions concrètes et à même de diriger les ambitions politiques, industrielles, de souveraineté technologique et de responsabilités globales du continent.
Dans ce contexte, cette étude propose une analyse des narratifs spatiaux contemporains, envisagés à la fois comme instruments de construction de sens, comme vecteurs de puissance et de structuration des relations internationales.
À partir d’une typologie des grandes idéologies sous-tendant les narratifs à l’œuvre dans le domaine spatial, seront examinées les spécificités européennes à la lumière des tensions contemporaines entre autonomie stratégique, intégration industrielle et dépendance technologique. L’objectif est, in fine, de proposer des pistes pour une réorientation narrative susceptible de renforcer la cohérence stratégique du projet spatial européen, dans un environnement international marqué par la reconfiguration rapide des rapports de force.
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