18
fév
2022
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Thomas GOMART, Fiodor LOUKIANOV, entretien croisé par pour Le Figaro

« Pourquoi la Russie rêve de prendre d’assaut l’ordre européen »

Fiodor Loukianov, président du Conseil pour la politique étrangère et de défense russe et Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales ont accepté de décrypter ensemble la «guerre politique» qui fait rage entre la Russie et l’Occident, ainsi que la crise ukrainienne.

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LE FIGARO. - Nous nous rencontrons en plein face-à-face stratégique russo-occidental sur l’Ukraine. Que veut Poutine?

Fiodor LOUKIANOV. - Nous assistons au développement le plus significatif depuis la fin de la guerre froide en 1991. Pour plusieurs raisons, la direction russe a décidé à un certain moment l’an dernier, que le moment était bien choisi pour exprimer de manière claire que l’ordre de sécurité qui a émergé à la fin de la guerre froide et s’est manifesté dans les négociations «2 + 4» sur la réunification allemande puis dans l’élaboration de la charte de Paris pour l’Europe, ne conviennent pas à la Russie. La Russie n’est pas satisfaite de cet arrangement et se sent aujourd’hui en mesure d’exiger fermement la révision de cet ordre de sécurité, ou au moins sa rectification. Est-ce que cela se produit à cause de l’élargissement de l’Otan ou à cause de l’Ukraine? En réalité ces deux sujets ne peuvent être dissociés, ce sont les deux facettes de la même question.

L’élargissement de l’Otan a été au cœur de l’ordre de sécurité européen établi en 1991 et on est arrivé à un point où l’adhésion de l’Ukraine est considérée comme la prochaine étape logique du processus, même s’il ne s’agit pas d’une chose immédiate. Pour de nombreuses raisons historiques, culturelles et géopolitiques, la partie russe considère que cette intégration de l’Ukraine dans l’Otan et la sphère de sécurité dirigée par les États-Unis constitue pour la sécurité de la Russie une menace existentielle et doit être stoppée. C’est ainsi qu’on a assisté à un ultimatum très inhabituel de la diplomatie russe en décembre.

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  • "La Russie entend exploiter le désarroi occidental et la faiblesse militaire européenne pour faire consacrer son retour de puissance", Thomas Gomart

 

Thomas Gomart, on peut comprendre la préoccupation de sécurité russe, mais peut-on accepter qu’un État souverain comme l’Ukraine ne puisse choisir son système de sécurité? Fiodor Loukianov, la Russie ne paie-t-elle pas son échec total à proposer une relation de sécurité et d’amitié à l’Ukraine qui rende acceptable une non-entrée dans l’Otan? Les avez-vous effrayés?

Thomas GOMART. - L’Ukraine a inscrit dans sa Constitution le principe de sa double adhésion à l’UE et à l’Otan, ce qui ne vaut évidemment pas acceptation. La Russie juge nécessaire de provoquer une crise internationale alors que les processus d’élargissement ne sont plus à l’ordre du jour. Fondamentalement, elle entend exploiter le désarroi occidental et la faiblesse militaire européenne pour faire consacrer son retour de puissance. Militairement, la Russie a les moyens de faire presque tout ce qu’elle veut en Ukraine. Politiquement, Moscou souligne ses liens historiques avec Kiev mais méprise les autorités ukrainiennes à leurs yeux corrompues et manipulables. De plus, les élites russes méprisent l’Union européenne et dénigrent le système démocratique américain ; elles estiment avoir reçu beaucoup trop de leçons de gouvernance depuis 1991. Deuxième point, il est clair que les Occidentaux n’ont pas l’intention de se battre pour l’Ukraine. La décision prise par l’Administration Biden de se retirer de Kiev pour aller à Lviv, en est l’aveu six mois après Kaboul. Troisième point, nous sommes engagés depuis l’annexion de la Crimée et la déstabilisation du Donbass dans une «guerre politique» entre la Russie et l’Occident. Pour les pays occidentaux, la diplomatie doit être un substitut à la pression militaire ; pour la Russie, il faut les combiner en permanence pour créer un état d’anxiété stratégique. La Russie utilise tous les moyens, sans recourir à la force militaire directe mais en faisant comprendre qu’elle n’hésiterait pas à le faire, pour forcer l’Occident à redéfinir la «sécurité européenne» en prenant acte du nouveau rapport de forces.

Nous sommes face à un défi stratégique, qui est aussi conceptuel. Comme l’a dit récemment Fiodor Loukianov, cela nécessiterait une mobilisation diplomatique et intellectuelle. Le problème est que nous utilisons des références de la guerre froide et les interprétons différemment. Les Occidentaux se réfèrent à l’acte d’Helsinki de 1975 qui est pour eux le commencement de la fin pour l’URSS. Or les Soviétiques y voyaient la préservation du statu quo. Les Occidentaux voient la charte de Paris de 1991 comme la fin de la guerre froide et implicitement comme le symbole de la défaite de Moscou. Depuis lors, ils veulent préserver un statu quo favorable. Or, pour la Russie, l’après-1991 correspond aux élargissements de l’Otan et de l’UE.

Fiodor LOUKIANOV - Thomas Gomart a raison de souligner l’immense fossé d’incompréhension entre l’Occident et la Russie sur l’acte final d’Helsinki et la charte de Paris. Vous voyez la charte comme la continuation de l’acte final, alors qu’en Russie, c’est un tournant. Nous estimons que le système d’équilibre des puissances qui prévalait a été rompu, avec la chute du Mur. La suite des événements n’a pas tenu compte des intérêts d’un «acteur» très important, la Russie, car cet acteur était alors dans une situation qui permettait qu’on l’ignore. Mais quand celle-ci s’est remise à accumuler de la puissance, elle s’est mise à réagir et à exiger un changement.

 

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