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Cameroun : une étude montre ce que les réseaux sociaux font à la politique – et vice-versa

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L’accès à internet a connu une progression fulgurante en Afrique en général, et au Cameroun en particulier, avec le développement de la téléphonie mobile au début de ce siècle. Avec un taux de pénétration d’internet estimé à 45,6% de la population camerounaise en 2023, les réseaux sociaux constituent un des principaux vecteurs d’information et une arène libre de prise de parole dans ce pays.

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Thierry Vircoulon
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Au Cameroun comme ailleurs en Afrique, ces nouveaux supports de communication ont facilité la libération de la parole politique et l’extension de l’espace médiatique. La popularité croissante de plateformes comme Instagram, TikTok et Facebook. Ce dernier compte à lui seul plus de cinq millions d’abonnés en 2024, offrant de nouveaux espaces d’expression aux Camerounais.

Ces plateformes sont devenues des lieux privilégiés non seulement pour le divertissement et l'interaction sociale mais aussi pour la discussion et la communication politiques.

Dans ce contexte, on assiste à l’émergence d’une catégorie de communicants politiques désignés par diverses appellations (« web blogueurs », « e-activistes », « influenceurs », etc.). Très impliqués dans le scrutin de 2018, ils se mobilisent déjà en prévision de l’élection présidentielle en octobre 2025. Comme les plateformes sont devenues les « TGV de l’information et de la désinformation numériques », ces nouveaux faiseurs d’opinions sont de plus en plus actifs et courtisés.

En tant que chercheur, j'ai étudié, entre autres, l’usage des plateformes dans l’expression politique et l’influence numérique en Afrique francophone. Dans une récente étude, nous analysons l'action des influenceurs politiques au Cameroun.

Les trois figures de l’influenceur politique

Nous avons constaté qu'au Cameroun, les influenceurs politiques sont généralement issus des classes moyennes urbaines. S’ils ont des origines professionnelles diverses (artistes, enseignants, etc.), nombre d’entre eux proviennent du monde des médias. Les journalistes-influenceurs ont l’avantage de maîtriser à la fois l’art de la communication écrite et orale et les codes du monde politique camerounais. Parmi eux, on peut distinguer au moins trois catégories : les cybermilitants, les justiciers et les mercenaires numériques.

Si certains influenceurs sont des militants numériques, d’autres ne sont que des opportunistes économiques et des prestataires de propagande numérique vendant leurs services au plus offrant sur le marché politique camerounais. Enfin, il existe une troisième catégorie d’influenceurs qui se positionnent comme des justiciers numériques et font de la politique sans avoir l’air d’en faire.

Les mercenaires numériques et les cybermilitants: des motivations opposées

Les mercenaires numériques sont probablement les plus nombreux. Ils se lancent dans la fabrication de contenus numériques politiques en quête d’un revenu. Ils considèrent cette activité comme un « métier » et cherchent à en vivre.

L'aspiration à un revenu stable ou complémentaire est leur principale motivation. La tarification dépend du sujet à traiter et de l’importance du commanditaire. Les mercenaires numériques travaillent aussi bien pour le pouvoir que pour l’opposition et sont motivés par l’appât du gain.

A l’inverse, les cybermilitants ont une véritable motivation politique quand ils prennent fait et cause pour un mouvement ou une personnalité politique. Certains sont des intellectuels ou artistes engagés qui ont décidé de faire entendre leur opinion politique et de mettre leur renommée au service d’un mouvement politique. Du fait de la répression du pouvoir qui n’hésite pas à faire taire les voix dissidentes, les cybermilitants de l’opposition sont très souvent issus de la diaspora.

La virtualité mondiale des réseaux sociaux leur permet de s’impliquer à distance dans les débats politiques au Cameroun, voire de susciter des débats à distance, et de relayer des opinions et des mots d’ordre dans la diaspora camerounaise. Pour les cybermilitants, les réseaux sociaux permettent de faire porter leur voix au Cameroun et au-delà du pays, créant de facto une arène politique transnationale.

Justiciers du numérique

Enfin, certains influenceurs veulent informer, éduquer et sensibiliser sur des problèmes de société. Il s'agit des justiciers numériques. S’ils ne font pas de commentaires politiques et ne participent pas à des débats politiques online, ils font cependant de la politique. Ils se présentent généralement comme des lanceurs d’alerte et dénoncent la délinquance, la petite corruption, la dépravation des mœurs, les abus de certains pasteurs, le manque de solidarité, etc.

Ils s’emparent de faits divers souvent tragiques ou sordides comme révélateurs des maux de la société camerounaise. Pour ces influenceurs, en effet, ces faits divers ne sont pas seulement la garantie d’attirer une audience naturellement friande des drames quotidiens, ils donnent aussi lieu à une lecture très politique. Derrière la dénonciation d’événements scandaleux et transgressifs se lisent la désapprobation de l’état de la société et un vif mécontentement social.

La responsabilité de cet état est généralement imputée aux « puissants » de la société camerounaise qui sont coupables en tant qu’auteurs de ces faits divers ou qui sont coupables de ne pas remédier à ces injustices. Sur les réseaux sociaux, les justiciers numériques dénoncent explicitement des injustices et implicitement ceux qui ne les corrigent pas, c’est-à-dire l’élite politique, sociale et économique du pays. Ils incarnent un populisme numérique en pleine croissance, reflet du ressentiment contre le régime immobile de Paul Biya au pouvoir depuis 1982.

Parmi les justiciers numériques/lanceurs d’alerte camerounais, le plus connu est N’zui Manto. Tout en restant anonyme, celui-ci se présente comme un des défavorisés de la société camerounaise qui a choisi l’émigration. Victime ordinaire du régime en quelque sorte, il utilise les réseaux sociaux comme un redresseur de torts.

En 2022 et 2023, ses posts sur des mères retenues dans des maternités avec leurs nouveau-nés en raison de factures impayées ont permis la libération de dizaines de femmes séquestrées. Il s’est aussi lancé dans une croisade contre les abus sexuels qui est à l’origine de l’affaire Bopda, un « MeToo camerounais », en référence au hashtag #MeToo devenu viral, après la publication de nombreuses accusations contre le producteur hollywoodien Harvey Weinstein, accusé de viols et d'agressions sexuelles par plusieurs actrices.

Les réseaux sociaux contre la démocratisation

Les influenceurs au Cameroun représentent une nouvelle catégorie d’entrepreneurs politiques. Ils jouent un rôle clé dans les échanges politiques sur la toile, animent les rivalités entre les politiciens et révèlent ou suscitent des scandales politiques en recourant sans souci déontologique aussi bien à l’information qu’à la désinformation. Le clientélisme qui caractérise souvent les relations de nombreux influenceurs et de la classe politique est à double tranchant.

En effet, le clientélisme se transforme fréquemment en chantage. Quand les mercenaires numériques tentent de renverser le rapport de dépendance financière en leur faveur, ils font chanter des politiciens. Ils les menacent de révéler ce qu’ils savent d’eux ou de lancer des campagnes de diffamation numériques contre eux.

Le marché du chantage politique prospère ainsi grâce aux réseaux sociaux. Oswald Baboke, le directeur adjoint du cabinet civil de la présidence de la République, a même révélé en 2023 que certains influenceurs étaient grassement rémunérés avec de l’argent public détourné pour nuire à des personnalités du régime. Selon lui, la généralisation de la calomnie sur les réseaux sociaux a créé un marché du chantage politique très rémunérateur et contribue au pourrissement du climat politique.

Si le système politique clientéliste camerounais s’adapte à l’émergence des réseaux sociaux, les réseaux sociaux le modifient aussi. Ils étendent le marché politique en ouvrant de nouvelles possibilités d’information et de désinformation, en trouvant de nouveaux clients – la jeunesse connectée – et en générant de nouveaux faiseurs d’opinion.

La monétisation de la calomnie, des rumeurs malveillantes et des attaques personnelles a des conséquences négatives non seulement pour les politiciens, mais aussi pour la qualité de l’information et la confiance du public. Ces effets pervers remettent en question le potentiel de démocratisation qui était attribué aux réseaux sociaux dans un contexte politique autoritaire. Loin d'avoir un effet univoque, les réseaux sociaux peuvent élargir l'espace public et donner une voix à tous, tout en sapant la crédibilité de l'information et de la politique.

 

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Thierry Vircoulon

Thierry VIRCOULON

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Chercheur associé, Centre Afrique subsaharienne de l'Ifri