Comprendre les biais de perception de l’Iran par les États-Unis depuis 1979
Voilà plus de 45 ans que les États-Unis et l’Iran sont engagés dans un conflit acharné. En 1979, le régime du Shah, allié de Washington depuis la Seconde Guerre mondiale, est renversé par la Révolution islamique qui aboutit à l’instauration d’un régime théocratique dirigé par un Guide suprême – l’ayatollah Rouhollah Khomeyni jusqu’à son décès en 1989, l’ayatollah Ali Khamenei depuis lors.

Peu après la chute du Shah, l’interminable prise d’otages à l’ambassade des États-Unis à Téhéran (novembre 1979-janvier 1981) est le premier épisode spectaculaire d’un bras de fer qui a culminé, cet été, quand l’administration Trump a directement bombardé les installations nucléaires iraniennes. Dans Téhéran-Washington 1979-2025. Le Grand Satan à l’épreuve de la Révolution islamique, qui vient de paraître aux éditions Hémisphères, Maisonneuve et Larose, Clément Therme, chercheur spécialiste du monde iranien, enseignant à Sciences Po, propose une analyse approfondie de l’évolution des relations diplomatiques entre les deux États. Extraits.
Depuis 1979, la politique iranienne de Washington s’est heurtée à la complexité du régime de la République islamique, à son autoritarisme fragmenté et à sa stratégie de fuite en avant permanente sur la scène internationale. Les solutions proposées pour résoudre le casse-tête iranien par les démocrates et les républicains sont, jusqu’à la présidence Obama, le fruit d’un consensus trans-partisan. Cette stratégie iranienne de Washington a souffert de deux biais significatifs.
Le premier, reconnu par William Burns (secrétaire d’État adjoint des États-Unis de 2011 à 2014), est d’avoir cherché à jouer une faction contre l’autre. Cette idée occidentale se fonde sur l’hypothèse selon laquelle une politique de dialogue va automatiquement provoquer un renforcement du camp « modéré » au sein de l’establishment khomeyniste à Téhéran.
Cet objectif de « modérer » le comportement du régime iranien est poursuivi au moyen de l’outil des sanctions. L’approche de la « carotte et du bâton » vise alors à faire évoluer son adversaire par des incitations (la levée des sanctions). Cette première hypothèse d’une réactivité du régime, par un calcul économique coûts/bénéfices, ne se construit pas à partir d’une étude approfondie du logiciel idéologique des élites révolutionnaires au pouvoir depuis 1979. En effet, le calcul des responsables de la République islamique est le suivant : tirer avantage des liens économiques avec l’Occident pour renforcer les relations avec les rivaux des États-Unis : la Chine et la Russie. La tentative de manipulation occidentale est donc, à son tour, instrumentalisée par le régime iranien pour réaliser son agenda idéologique sur la scène internationale.
Cette hypothèse du « changement de comportement » (behaviour change), provoqué depuis Washington, DC, se fonde sur une évaluation trop optimiste, de notre point de vue, de la possibilité d’une réforme du système politique iranien, ou, du moins, de la perspective d’un renforcement des « modérés » au sein de la République islamique. S’il n’est pas faux de constater un renforcement des groupes politiques favorables au rapprochement économique avec les Européens au cours des périodes d’« ouverture », il n’en reste pas moins que les partisans khomeynistes du dialogue restent sous l’autorité de l’État profond.
Autrement dit, la quête occidentale d’un ayatollah Gorbatchev est vaine. C’est le point faible de la réflexion iranienne des partisans du dialogue en Occident. En effet, le risque de voir émerger un dirigeant politique suivant le modèle de Mikhail Gorbatchev a été identifié par l’État profond iranien qui s’est efforcé, depuis les années 1990, de cantonner ces idées de réforme à l’État superficiel iranien. L’analogie historique a même été utilisée par les opposants conservateurs à Mohammad Khatami dès son élection [au poste de président] en 1997.
Le second biais des partisans du dialogue à Washington, DC, est d’avoir sous-estimé la contestation populaire au régime théocratique en se focalisant sur le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA). Cette obsession pour le programme nucléaire apparaît d’ailleurs de plus en plus détachée des réalités iraniennes, depuis l’automne 2022, alors que l’on assiste à un mouvement généralisé de contestation de l’ordre islamiste en Iran. Cette « religion du JCPOA » au sein des élites démocrates à Washington se construit autour de l’idée de la nécessité absolue de donner la priorité aux questions stratégiques par rapport à une approche régionale.
Leur perception du programme nucléaire iranien est celle d’un désir d’acquisition par Téhéran de systèmes d’armes nucléaires qu’il faut contrôler par la voie diplomatique. Cette approche réductrice des enjeux iraniens doit se comprendre par le profil de spécialistes du nucléaire des responsables américains et de leur absence d’expertise linguistique sur les questions iraniennes.
L’exemple de Robert Malley est édifiant : il n’a aucune compétence universitaire sur les affaires iraniennes et, il a été perçu, pendant l’exercice de ses fonctions entre 2021 et 2023, par une partie des opposants iraniens en exil, comme confondant son rôle en tant que conseiller en charge de l’Iran avec un travail sur le seul dossier du JCPOA. La fin de ses fonctions a suscité une controverse au sein du Congrès et a fait l’objet de nombreuses analyses critiques dans les médias persanophones basés à l’étranger. Son objectif de poursuivre un accord sur le nucléaire iranien à tout prix semble lui avoir coûté sa carrière politique.
Alors, comment expliquer ces angles morts de l’analyse démocrate sur l’Iran ? En premier lieu, il convient de mentionner le manque de connaissance de l’Iran contemporain, en dépit des efforts commencés, en 2006, avec le programme des Iran watchers. De plus, il existe une dimension réactive déterminante par rapport aux stratégies précédentes de changement de régime qui sont assimilées à un acte de guerre sans plus de considération.
Par ailleurs, en 2008-2009, l’Administration américaine fait le constat de l’incapacité des régimes de sanctions économiques à changer la politique nucléaire de Téhéran et elle sort de l’illusion du recours à l’option militaire. En effet, sous l’Administration Bush junior, il y avait cette conviction que seul un changement de régime pourrait garantir la non-prolifération nucléaire au Moyen-Orient. Il s’agissait alors d’accélérer la démocratisation de l’Iran pour limiter les effets négatifs de sa nucléarisation. Si l’objectif apparaît souhaitable, la peur des démocrates de l’ouverture d’un nouveau front militaire au Moyen-Orient l’emporte alors sur la défense des idéaux démocratiques. C’est l’occasion manquée de l’administration Obama avec le Mouvement Vert en 2009.
Ce refus de penser le changement de régime à Washington, DC, est avant tout déterminé par des considérations de politique intérieure américaine. Même si les débats sur le dossier iranien sont largement passés au second plan durant la campagne électorale de 2020, le candidat démocrate privilégie la question de la paix (crainte de l’opinion publique américaine d’une nouvelle guerre) à celle de la défense des valeurs démocratiques dans sa présentation de la politique iranienne.
Ce nouvel équilibre date des années 2000. En effet, à partir des guerres d’Afghanistan (2001) et d’Irak (2003), en dépit de l’impopularité du régime iranien auprès de l’opinion publique américaine, il apparaît que la thématique de la paix l’emporte sur celle de la détestation du régime théocratique. C’est dans ce contexte que ce régime va pouvoir développer ses réseaux d’influence sur le territoire américain.
Enfin, les relations irano-américaines sont un cas d’étude pertinent pour évaluer l’efficacité de l’outil des sanctions économiques pour atteindre des objectifs politiques. On observe que, depuis les années 2000, la réduction des relations commerciales entre l’Iran et les pays occidentaux entraîne une redistribution du commerce extérieur de la République islamique au profit des pays asiatiques (Chine, Russie, Inde). Plus généralement, l’exemple américain montre la nécessité de développer les contacts avec la population iranienne, dans les secteurs économiques, culturels et des nouvelles technologies notamment, afin de contrer la politique d’isolement de la République islamique. Celle-ci vise à couper la population iranienne du reste du monde en ayant recours à la stratégie de l’ennemi extérieur.
Il faut donc éviter de nourrir cette stratégie par une rhétorique martiale qui ne fait qu’exacerber le complexe obsidional de la République islamique qui tire avantage de la confrontation avec l’extérieur pour mieux réprimer à l’intérieur. L’enfermement de la jeunesse est l’une des clés du maintien du régime aux affaires (avec la rente pétrolière), si les pays occidentaux parvenaient à le contourner, l’avenir de l’Iran ne pourrait qu’en être meilleur.
[…] Avec le retour de l’administration Trump et la tentation de s’aligner sur Israël lors de la guerre des Douze Jours en juin 2025, les contradictions inhérentes à l’approche républicaine des questions iraniennes apparaissent plus nettement. En adoptant une lecture largement façonnée par les perspectives régionales, et en particulier israéliennes, la stratégie de « paix imposée par la force » défendue par la seconde administration Trump comporte le risque majeur d’entraîner le Moyen-Orient dans une spirale de chaos.
-> Lire l'article sur le site de The Conversation.
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