« Guerre avec l’Europe » : « Lorsque Poutine fait cette déclaration, il se garde bien de dire qu’elle a déjà commencé »
« Si l’Europe le souhaite et commence, nous sommes prêts dès maintenant », a déclaré ce mardi le président russe. Mais, dans la culture russe, un conflit ne nécessite pas de recourir aux moyens militaires, analyse le chercheur Dimitri Minic.
Docteur en histoire des relations internationales (Sorbonne Universités), Dimitri Minic est chercheur au Centre Russie/Eurasie de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Spécialiste de la culture politico-stratégique russe, il a publié aux éditions de la Maison des sciences de l’homme Pensée et culture stratégiques russes, du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine, un ouvrage issu de sa thèse. Celui-ci sera publié en poche dans la collection Tempus de Perrin.
Vladimir Poutine a déclaré hier n’avoir «pas l’intention de faire la guerre à l’Europe» . «Si l’Europe le souhaite et commence, nous sommes prêts dès maintenant» , a-t-il précisé. Or, dans votre ouvrage, vous rappelez que la Russie pourrait ne pas nécessairement envahir l’Europe car elle préfère «le contournement de la lutte armée» . Qu’entendez-vous par là ?
Il s’agit d’une théorisation née dans l’armée russe au début des années 1990, dont les idées ont été progressivement reflétées dans les doctrines. Au sortir de la Guerre froide, des officiers russes font deux constats : premièrement, les moyens non militaires sont devenus si puissants à la fin du XXe siècle qu’ils sont capables d’atteindre les objectifs de politique étrangère des États. Deuxièmement, la lutte armée directe dans la confrontation interétatique est devenue secondaire, voire optionnelle.
Il ressort de trente ans de théorisation du contournement de la lutte armée deux voies pour faire la guerre. La première consiste en une confrontation indirecte, comprenant des moyens et méthodes non militaires mais aussi militaires, qui permettent de soumettre le ou les États ennemis. Cette voie est privilégiée et permet parallèlement – selon la nature des cibles et le contexte – de préparer le terrain (pendant des mois, voire des années) à une éventuelle opération armée directe, non pas massive et longue, mais au contraire brève et limitée. La théorisation du contournement de la lutte armée n’évince donc pas celle-ci mais réinterprète son rôle et sa place dans le concept de guerre. Dans tous ces scénarios, la confrontation indirecte joue le rôle central ; c’est cela le contournement de la lutte armée.
Lorsque Poutine fait cette déclaration, il se garde donc bien de dire l’essentiel : cette guerre a déjà commencé. Non seulement les raisons qui ont expliqué la théorisation du contournement n’ont pas changé – comme la présence de l’OTAN en Europe – mais la guerre en Ukraine a réduit les capacités et le potentiel de la Russie. Aux réalités déjà présentes dans les années 1990 s’est ajoutée la résistance héroïque de l’armée ukrainienne.
Certaines évolutions récentes pourraient toutefois rendre Moscou plus enclin à tester l’option militaire directe contre l’Europe, lorsque celle-ci aura été assez affaiblie et isolée aux yeux du Kremlin. Ce sont ces circonstances qui rendent indispensables le renforcement des capacités conventionnelles de l’Europe, mais aussi sa résilience morale. La Russie ne crée pas de clivages et de divisions à partir de rien ; elle les cultive et les aggrave. La première étape est de comprendre la radicalité des objectifs russes, ainsi que les stratégies développées pour les atteindre.
De quels leviers peut bénéficier la Russie pour contourner cette lutte armée tout en conduisant une « guerre » contre l’Europe ?
La Russie a développé et testé de nombreux leviers qui permettent de mettre en œuvre la théorisation du contournement. Par moyens non militaires, ils entendent aussi bien ceux politiques, diplomatiques, psychologico-informationnels, techno-informationnels, financiers, culturels, et même l’utilisation de migrants. La liste est non exhaustive. Par méthodes et moyens militaires indirects, l’armée russe comprend l’emploi de forces spéciales, irrégulières et paramilitaires, les activités subversives des services spéciaux – à travers l’espionnage, le sabotage, les assassinats et le terrorisme –, les activités de dissuasion stratégique à travers la démonstration de la force et de la présence militaires conventionnelles et nucléaires – exercices, déploiements, tests d’armes – ainsi que l’emploi dissimulé, non assumé de la violence armée directe.
Une partie de ces outils et méthodes sont utilisés contre l’Occident depuis longtemps. Mais surtout, la confrontation indirecte, constante, s’est intensifiée à mesure que l’Occident a résisté aux menaces et à l’agressivité de Moscou. La France en a fait l’expérience non seulement sur son sol mais aussi en Afrique.
Texte citation
Moscou a connu certains succès dans sa pratique du contournement, aussi bien en Europe, aux États-Unis que dans l’espace ex-soviétique.
Chercheur, Responsable scientifique de l’Observatoire Russie, Europe orientale, Caucase et Asie centrale, Centre Russie/Eurasie de l’Ifri
Moscou a connu certains succès dans sa pratique du contournement, aussi bien en Europe, aux États-Unis que dans l’espace ex-soviétique. Si l’annexion de la Crimée et la subversion du Donbass ont été analysées comme de grands succès du contournement, il faut aussi garder à l’esprit que la Russie a largement surestimé l’efficacité des moyens et méthodes indirects pour atteindre des objectifs décisifs, ainsi que sa capacité à les mettre en œuvre efficacement. L’«opération militaire spéciale», qui découle en partie de cette théorisation, en fut un exemple paroxystique.
Quelle est la part de la Guerre froide dans la pensée stratégique de cette théorie du contournement de la lutte armée et que nous apprend-elle aujourd’hui ?
La mémoire de la Guerre froide a occupé une place centrale dans cette théorisation. Très vite, au début des années 1990, une partie des élites militaires russes, que j’ai appelées «révisionnistes», a estimé que la dislocation de l’Union soviétique était le fruit de la Guerre froide, une guerre savamment pensée et menée par Washington et ses vassaux pour détruire leur dernier rival géopolitique. L’URSS, assise sur une montagne d’armes, a disparu sans avoir tiré un coup de feu et sans comprendre ce qui était en train de se jouer.
Gorbatchev et Eltsine sont alors largement considérés comme des traîtres et des pions au service de l’Occident. En détruisant l’Union soviétique, l’Ouest a ainsi remporté «la plus grandiose victoire de l’histoire de l’humanité», affirme un général russe en 2003. La Guerre froide est dès lors analysée comme le prototype des guerres modernes, comme la pratique la plus sophistiquée de la guerre. Cette lecture totalement fantasmée de la Guerre froide n’était pas unanimement partagée dans l’armée russe. Les traditionalistes, qui se sont opposés aux révisionnistes, ont au contraire avancé une analyse plus objective des causes de la chute de l’URSS, à travers le rôle crucial des « contradictions internes » économiques, sociales etc...
Au fond cela pose la question « qu’est-ce que la guerre » pour la Russie...
L’opposition entre les révisionnistes et traditionalistes est fondamentale. L’armée russe hérite d’une compréhension soviétique traditionnelle de la guerre, dont l’essence et le contenu sont d’abord et avant tout une lutte armée sanglante entre deux États.
Les révisionnistes s’y opposent en avançant trois idées, qui feront progressivement consensus. Premièrement, l’essence de la guerre n’est pas la violence armée. Deuxièmement, la violence peut être non militaire. Troisièmement, la violence armée peut s’exprimer de façon indirecte. Ce qui compte, au fond, c’est de soumettre la cible à sa propre volonté ; peu importe la nature des moyens et méthodes utilisés. Autrement dit, ils opèrent un élargissement considérable de l’interprétation du concept de guerre et souhaitent que l’armée et l’État russes s’adaptent à cette nouvelle compréhension.
Pour les traditionalistes, les révisionnistes font au moins deux erreurs. Premièrement, ils confondent le phénomène de guerre avec des confrontations et des luttes qui ont toujours existé. D’autre part, ils condamnent la Russie à une guerre perpétuelle, ce qui n’est jugé ni possible ni souhaitable. Ce type de théories, affirment alors certains, conduiront en outre l’armée à «désapprendre à se battre et à gagner».
Mais ce n’est pas sur ce terrain que la querelle s’est réglée. Des éléments constitutifs de la culture stratégique propre à ces élites ont fini par réconcilier ces oppositions au profit des révisionnistes : une perception radicalement hostile de l’environnement stratégique, des réflexes cognitifs les éloignant des réalités objectives, ainsi qu’un rapport particulier à l’Occident. Persuadées d’être la victime d’une guerre indirecte impitoyable menée par l’Occident, ces élites estiment que la Russie doit se défendre avec les mêmes instruments, ce qui les conduit en réalité à tenter d’imiter l’Occident, perçu comme un «maître de la subversion», omnipotent et omniscient. Cette obsession anti-occidentale et l’observation tronquée des doctrines, théories et actions occidentales conduisent d’ailleurs ces élites à ignorer leurs propres innovations théoriques et à sous-estimer l’expérience (pourtant riche) de la Russie en matière de stratégies indirectes. Si vous ne retracez pas cette histoire, vous ne comprenez pas pourquoi 20 ans après le début de ces débats, Guerassimov (chef d’État-major général des forces armées de la fédération de Russie, NDLR) en vient, par exemple, à déclarer que les moyens informationnels ont des effets comparables aux résultats de l’utilisation de troupes à grande échelle.
Ce tropisme russe existe-t-il toujours alors que la Russie conduit une guerre conventionnelle en Ukraine ? Ne signe-t-il pas l’échec des moyens de pressions indirects ?
L’échec de «l’opération militaire spéciale» (SVO en russe) fut un échec pratique mais aussi théorique. Pourtant, cela n’a pas conduit à une remise en cause des idées du contournement ; au contraire, elles ont été rappelées tandis que la mise en œuvre de la SVO et de la phase de dissuasion stratégique l’ayant précédé a été largement critiquée. Il est frappant de constater que les discours performatifs tendent vers la pratique des idées du contournement dans le contexte d’une guerre coûteuse et meurtrière, laquelle vient précisément justifier le bien-fondé de la théorisation du contournement !
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> Lire l'interview intégrale sur le site du Figaro.
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