Rechercher sur Ifri.org

À propos de l'Ifri

Recherches fréquentes

Suggestions

« Guerre avec l’Europe » : « Lorsque Poutine fait cette déclaration, il se garde bien de dire qu’elle a déjà commencé »

Interventions médiatiques |

interviewé par Amaury Coutansais-Pervinquière dans

  Le Figaro 

 
Accroche

« Si l’Europe le souhaite et commence, nous sommes prêts dès maintenant », a déclaré ce mardi le président russe. Mais, dans la culture russe, un conflit ne nécessite pas de recourir aux moyens militaires, analyse le chercheur Dimitri Minic.

Image principale médiatique
Le président russe Vladimir Poutine lors d'une conférence de presse commune tenue après sa rencontre avec le Premier ministre hongrois Viktor Orban au palais du Kremlin, le 5 juillet 2024.
Le président russe Vladimir Poutine lors d'une conférence de presse commune tenue après sa rencontre avec le Premier ministre hongrois Viktor Orban au palais du Kremlin, le 5 juillet 2024.
photoibo/Shutterstock.com
Table des matières
Table des matières
body

Docteur en histoire des relations internationales (Sorbonne Universités), Dimitri Minic est chercheur au Centre Russie/Eurasie de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Spécialiste de la culture politico-stratégique russe, il a publié aux éditions de la Maison des sciences de l’homme Pensée et culture stratégiques russes, du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine, un ouvrage issu de sa thèse. Celui-ci sera publié en poche dans la collection Tempus de Perrin.

 

Vladimir Poutine a déclaré hier n’avoir «pas l’intention de faire la guerre à l’Europe» . «Si l’Europe le souhaite et commence, nous sommes prêts dès maintenant» , a-t-il précisé. Or, dans votre ouvrage, vous rappelez que la Russie pourrait ne pas nécessairement envahir l’Europe car elle préfère «le contournement de la lutte armée» . Qu’entendez-vous par là ?

Il s’agit d’une théorisation née dans l’armée russe au début des années 1990, dont les idées ont été progressivement reflétées dans les doctrines. Au sortir de la Guerre froide, des officiers russes font deux constats : premièrement, les moyens non militaires sont devenus si puissants à la fin du XXe siècle qu’ils sont capables d’atteindre les objectifs de politique étrangère des États. Deuxièmement, la lutte armée directe dans la confrontation interétatique est devenue secondaire, voire optionnelle.

Il ressort de trente ans de théorisation du contournement de la lutte armée deux voies pour faire la guerre. La première consiste en une confrontation indirecte, comprenant des moyens et méthodes non militaires mais aussi militaires, qui permettent de soumettre le ou les États ennemis. Cette voie est privilégiée et permet parallèlement – selon la nature des cibles et le contexte – de préparer le terrain (pendant des mois, voire des années) à une éventuelle opération armée directe, non pas massive et longue, mais au contraire brève et limitée. La théorisation du contournement de la lutte armée n’évince donc pas celle-ci mais réinterprète son rôle et sa place dans le concept de guerre. Dans tous ces scénarios, la confrontation indirecte joue le rôle central ; c’est cela le contournement de la lutte armée.

Lorsque Poutine fait cette déclaration, il se garde donc bien de dire l’essentiel : cette guerre a déjà commencé. Non seulement les raisons qui ont expliqué la théorisation du contournement n’ont pas changé – comme la présence de l’OTAN en Europe – mais la guerre en Ukraine a réduit les capacités et le potentiel de la Russie. Aux réalités déjà présentes dans les années 1990 s’est ajoutée la résistance héroïque de l’armée ukrainienne.

Certaines évolutions récentes pourraient toutefois rendre Moscou plus enclin à tester l’option militaire directe contre l’Europe, lorsque celle-ci aura été assez affaiblie et isolée aux yeux du Kremlin. Ce sont ces circonstances qui rendent indispensables le renforcement des capacités conventionnelles de l’Europe, mais aussi sa résilience morale. La Russie ne crée pas de clivages et de divisions à partir de rien ; elle les cultive et les aggrave. La première étape est de comprendre la radicalité des objectifs russes, ainsi que les stratégies développées pour les atteindre.

 

De quels leviers peut bénéficier la Russie pour contourner cette lutte armée tout en conduisant une « guerre » contre l’Europe ?

La Russie a développé et testé de nombreux leviers qui permettent de mettre en œuvre la théorisation du contournement. Par moyens non militaires, ils entendent aussi bien ceux politiques, diplomatiques, psychologico-informationnels, techno-informationnels, financiers, culturels, et même l’utilisation de migrants. La liste est non exhaustive. Par méthodes et moyens militaires indirects, l’armée russe comprend l’emploi de forces spéciales, irrégulières et paramilitaires, les activités subversives des services spéciaux – à travers l’espionnage, le sabotage, les assassinats et le terrorisme –, les activités de dissuasion stratégique à travers la démonstration de la force et de la présence militaires conventionnelles et nucléaires – exercices, déploiements, tests d’armes – ainsi que l’emploi dissimulé, non assumé de la violence armée directe.

Une partie de ces outils et méthodes sont utilisés contre l’Occident depuis longtemps. Mais surtout, la confrontation indirecte, constante, s’est intensifiée à mesure que l’Occident a résisté aux menaces et à l’agressivité de Moscou. La France en a fait l’expérience non seulement sur son sol mais aussi en Afrique.

 

Texte citation
Moscou a connu certains succès dans sa pratique du contournement, aussi bien en Europe, aux États-Unis que dans l’espace ex-soviétique.

Photo
Dimitri MINIC
Dimitri MINIC
Intitulé du poste

Chercheur, Centre Russie/Eurasie de l’Ifri

body

Moscou a connu certains succès dans sa pratique du contournement, aussi bien en Europe, aux États-Unis que dans l’espace ex-soviétique. Si l’annexion de la Crimée et la subversion du Donbass ont été analysées comme de grands succès du contournement, il faut aussi garder à l’esprit que la Russie a largement surestimé l’efficacité des moyens et méthodes indirects pour atteindre des objectifs décisifs, ainsi que sa capacité à les mettre en œuvre efficacement. L’«opération militaire spéciale», qui découle en partie de cette théorisation, en fut un exemple paroxystique.

 

Quelle est la part de la Guerre froide dans la pensée stratégique de cette théorie du contournement de la lutte armée et que nous apprend-elle aujourd’hui ?

La mémoire de la Guerre froide a occupé une place centrale dans cette théorisation. Très vite, au début des années 1990, une partie des élites militaires russes, que j’ai appelées «révisionnistes», a estimé que la dislocation de l’Union soviétique était le fruit de la Guerre froide, une guerre savamment pensée et menée par Washington et ses vassaux pour détruire leur dernier rival géopolitique. L’URSS, assise sur une montagne d’armes, a disparu sans avoir tiré un coup de feu et sans comprendre ce qui était en train de se jouer.

Gorbatchev et Eltsine sont alors largement considérés comme des traîtres et des pions au service de l’Occident. En détruisant l’Union soviétique, l’Ouest a ainsi remporté «la plus grandiose victoire de l’histoire de l’humanité», affirme un général russe en 2003. La Guerre froide est dès lors analysée comme le prototype des guerres modernes, comme la pratique la plus sophistiquée de la guerre. Cette lecture totalement fantasmée de la Guerre froide n’était pas unanimement partagée dans l’armée russe. Les traditionalistes, qui se sont opposés aux révisionnistes, ont au contraire avancé une analyse plus objective des causes de la chute de l’URSS, à travers le rôle crucial des « contradictions internes » économiques, sociales etc...

 

> Lire l'article en entier sur le site du Figaro.

Decoration

Média

Nom du journal, revue ou émission
Le Figaro

Journaliste(s):

Journaliste
Amaury Coutansais-Pervinquière

Format

Catégorie journalistique
Article

Partager

Decoration
Auteurs
Photo
Dimitri MINIC

Dimitri MINIC

Intitulé du poste

Chercheur, Centre Russie/Eurasie de l’Ifri

Crédits image de la page
Le président russe Vladimir Poutine lors d'une conférence de presse commune tenue après sa rencontre avec le Premier ministre hongrois Viktor Orban au palais du Kremlin, le 5 juillet 2024.
photoibo/Shutterstock.com