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La France peut-elle encore gagner la bataille du nucléaire ?

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citée par Géraldine Woessner dans "

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Dans un monde en quête de décarbonation et confronté à des bouleversements géopolitiques majeurs, l'énergie nucléaire opère un retour en force. Mais l'Occident, berceau d'une technologie qui a révolutionné la production d'électricité bas carbone, risque-t-il de perdre demain une course qu'il a lui-même lancée ? C'est l'alerte que soulève, dans un rapport fouillé pour l'Institut français des relations internationales (Ifri), que Le Point a pu consulter en exclusivité, l'experte en transition énergétique Cécile Maisonneuve, fondatrice du cabinet de prospective Decysive. « La relance du nucléaire occidental aura-t-elle lieu ? » demande-t-elle. Si la réponse est nuancée, l'urgence qu'elle décrit est réelle.

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Centrale nucléaire Cattenom en France, tours de refroidissementt
Centrale nucléaire Cattenom en France, tours de refroidissement
Berit Kessler / Shutterstock
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Car, derrière les annonces politiques tonitruantes saluant le « retour » du nucléaire, une réalité dérangeante est en train de s'imposer : la Chine et la Russie ont pris les commandes d'un secteur que l'Occident, pendant des décennies, avait largement délaissé. « En 2025, douze nouveaux réacteurs nucléaires seront mis en service dans le monde », recense le rapport. Deux en Russie, dix en Asie, « dont sept de fabrication russe ». Quant aux dix réacteurs de grande puissance actuellement en construction, sept sont chinois. 

« Pour l'instant, le nucléaire se concrétise en Chine et, à l'export, les Français et les Européens ont perdu la main. » Divisions internes, absence de vision industrielle commune et lenteurs décisionnelles menacent de reléguer l'Europe au rang de spectateur. « Si l'on veut rester dans la course, il faut agir maintenant », alerte l'autrice.

Cette « désoccidentalisation du nucléaire », comme la nomme Cécile Maisonneuve, n'est pas un accident. Elle résulte de choix stratégiques divergents : là où l'Europe et l'Amérique du Nord ont freiné leurs ambitions nucléaires pour des raisons économiques, politiques ou idéologiques, la Chine et la Russie ont misé sur cette énergie pour des motifs énergétiques, industriels et géopolitiques. « Certes, quatre réacteurs de troisième génération sont entrés en fonctionnement dans le monde occidental entre le 21 décembre 2021 et le 21 décembre 2024, à savoir deux EPR français en Finlande et en France et deux AP1000 aux États-Unis », note l'autrice. Mais ces mises en service marquent « non pas le début d'une nouvelle ère, mais la fin d'une époque », celle de la construction d'unités isolées de grande puissance... La suite, à ce jour, n'est même pas enclenchée.

Domination chinoise

À l'inverse, la Chine a changé d'époque, et elle impressionne par son dynamisme. Avec plus de 55 GW installés au 1er janvier 2025, elle talonne déjà la France (63 GW) au deuxième rang mondial. Dans quelques mois, elle l'aura dépassée. Mais l'ambition va bien au-delà : Pékin vise 150 à 200 GW de capacités nucléaires installées d'ici à 2035, soit l'équivalent de trois parcs français, et 1 400 GW d'ici à 2100 pour des réacteurs à neutrons rapides.

Cette spectaculaire montée en puissance repose sur une stratégie industrielle que le rapport décrypte avec minutie. En août 2024, onze nouveaux réacteurs chinois ont été autorisés pour un coût de moins de 28 milliards d'euros, chaque unité devant être construite en moins de cinquante-six mois. « Un niveau de performance impressionnant, rendu possible par un effet de série très poussé et une filière industrielle entièrement mobilisée », commente Cécile Maisonneuve.

L'experte souligne que « la Chine a retenu la leçon donnée par la France qui a construit en vingt ans son programme électronucléaire de 58 réacteurs ». À l'époque du « plan Messmer », la France était capable de connecter au réseau quatre réacteurs par an. La Chine reproduit aujourd'hui cette logique à grande échelle, avec des temps de construction de cinq à six ans contre plus du triple pour l'EPR finlandais ou français. La Chine développe également l'ensemble de la gamme technologique, des réacteurs de troisième génération comme le Hualong-1 aux technologies de quatrième génération. En 2023, la première centrale de quatrième génération au monde a été mise en service à Shidao Bay.

La Russie occupe une position différente, mais tout aussi dominante. Elle contrôle 70 % du marché mondial des exportations de réacteurs, construisant actuellement une vingtaine d'unités à l'étranger, s'appuyant largement sur un modèle économique que l'Occident ne peut plus se permettre. « Là où les fournisseurs de technologie occidentaux exigent un partage du risque négocié en détail avec l'État d'accueil, la Russie fournit une prestation clé en main qui la conduit à assumer une immense partie, voire tous les risques du contrat », explique Cécile Maisonneuve. En Égypte, par exemple, Moscou finance 85 % du coût du projet d'El-Dabaa (25 milliards de dollars).

En 2016, le géant russe du nucléaire Rosatom et la Banque russe pour le développement (Vnesheconombank) ont conclu un accord destiné à soutenir les investissements du premier à l'étranger. Un modèle qui s'apparente davantage à une politique d'influence géopolitique qu'à une logique commerciale pure. Le désinvestissement de l'Occident et le refus des grandes institutions financières internationales, comme la Banque mondiale, de soutenir des projets nucléaires dans les pays émergents, que ce soit par idéologie (sous l'influence de l'Allemagne) ou par « aversion au risque », laissent à la Russie un champ totalement libre...

Dans le cycle du combustible, la domination russe est encore plus préoccupante : Rosatom contrôle 38 % de la capacité mondiale de conversion de l'uranium, et 46 % des capacités d'enrichissement.

À ce duo sino-russe s'ajoute la Corée du Sud, un acteur de plus en plus compétitif. Avec son petit réacteur Smart de 100 MWe, certifié dès 2012, et ses réacteurs de puissance APR-1400, Séoul s'impose sur les marchés internationaux, notamment aux Émirats arabes unis, où quatre APR-1400 sont en service depuis 2020, et en République tchèque, où Korea Hydro & Nuclear Power (KHNP) a remporté en 2024 un contrat pour deux réacteurs, laissant sur le carreau EDF et Westinghouse. « La Corée du Sud, grâce à une filière industrielle optimisée, propose des solutions fiables et compétitives, menaçant les ambitions européennes si elles ne se structurent pas rapidement », avertit Cécile Maisonneuve.

L'Occident dépassé ?

Face à cette concurrence, les États-Unis tentent de réagir. L'administration Biden avait fixé l'objectif de tripler la capacité nucléaire d'ici à 2050. Donald Trump vient de porter cette ambition à un quadruplement, avec 400 GW visés à l'horizon 2050. Mais, entre les déclarations d'intention et la réalité industrielle, l'écart demeure considérable. Les géants de la tech américaine multiplient les annonces sur les petits réacteurs modulaires (SMR). Google a signé avec Kairos Power pour 500 MW de réacteurs à sels fondus d'ici à 2035, Amazon soutient X-energy avec 5 GW de projets. Mais ces réacteurs ne verront pas le jour avant le début des années 2030, soit bien après les investissements massifs dans l'intelligence artificielle annoncés pour les quatre à cinq prochaines années. « La question n'est pas tant "le nucléaire peut-il alimenter la tech ?" mais "la tech est-elle prête à attendre le nucléaire ?" », résume le rapport.

De l'autre côté de l'Atlantique, l'Europe elle aussi procrastine. Elle dispose pourtant d'un atout maître : la maîtrise de l'ensemble de la chaîne de valeur nucléaire, du cycle du combustible aux réacteurs de troisième génération, sans aucune dépendance structurelle vis-à-vis de la Chine ou d'autres puissances. « De toutes les énergies décarbonées, le nucléaire est la seule qui est en Europe véritablement souveraine », souligne Cécile Maisonneuve. La dépendance européenne à la Russie pour l'uranium, largement conjoncturelle, est en voie accélérée de réduction.

Pourtant, l'Europe sous-exploite cet atout stratégique majeur, « freinée par des réglementations discriminatoires et un manque d'ambition collective », déplore Cécile Maisonneuve. Le contraste est saisissant avec le traitement réservé aux énergies renouvelables, qui bénéficient de mécanismes de soutien multiples, quand le nucléaire doit souvent compter uniquement sur des financements nationaux ou sur des montages financiers complexes.

[...]

>> Lire l'article sur le site du Point.

À LIRE AUSSI : Renouer avec l’ADN nucléaire de l’Europe : une question politique, Cécile Maisonneuve, juillet 2025

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Géraldine Woessner

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Cécile MAISONNEUVE

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Conseillère, Centre énergie et climat de l'Ifri

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