« La Russie a un avantage décisif en termes de masse, de puissance de feu et de capacité de mobilisation »
Dans un entretien au « Monde », trois chercheurs à l’Ifri, Dimitri Minic, Tatiana Kastouéva-Jean et Paul Maurice, appellent l’Europe à accentuer le rapport de force avec Moscou.
Dans un rapport, rendu public mardi 4 novembre, réalisé avec l’appui d’un comité d’orientation de neuf directeurs de think tanks européens, l’Institut français des relations internationales (Ifri) souligne les vulnérabilités de l’Europe en cas de conflit de haute intensité face à la Russie. Trois chercheurs de l’institut, Dimitri Minic, historien, Tatiana Kastouéva-Jean, spécialiste des politiques intérieure et étrangère russes, et Paul Maurice, spécialiste d’histoire contemporaine, insistent sur les efforts insuffisants de l’industrie de défense européenne.
L’Europe a-t-elle les moyens d’un conflit direct avec la Russie ?
Dimitri Minic : La Russie a l’« avantage » d’être une autocratie, capable de faire endurer à la société un conflit de haute intensité et les pertes humaines et matérielles qui en découlent. Son point fort est l’aéroterrestre, avec des forces terrestres plus importantes que celles de l’Europe. Même si cette dernière a un avantage qualitatif en termes d’entraînement, de commandement et de tactiques interarmes, la Russie en possède un décisif en termes de masse, de puissance de feu et de capacité de mobilisation.
Moscou, qui a mobilisé une partie de son économie dès 2022, a su augmenter ses productions de missiles de croisière, de missiles balistiques, comme les Iskander et les Kh-101, essentiels dans les frappes en profondeur en Ukraine, notamment pour viser les installations énergétiques et ferroviaires vitales.
Mais la Russie a du mal à fabriquer, à partir de rien, des véhicules blindés. Et elle arrive vers la fin de ses stocks datant de l’époque soviétique. L’Europe doit donc miser sur ses supériorités militaires dans les domaines aérien, maritime et spatial et déplacer le champ de bataille.
Côté européen, où en est-on trois ans après l’invasion de l’Ukraine ?
Paul Maurice : En trois ans et demi, l’industrie de défense européenne n’a pas fait ce qu’elle aurait dû faire. Il y a une impréparation à la guerre, mais plus qu’un déni, il faut parler des grandes difficultés à mettre en œuvre les politiques, en partie en raison de la structure de l’Union européenne à vingt-sept.
Les Européens ont développé des formats plus agiles pour être plus efficaces, comme les « E5 » [groupe informel composé de l’Allemagne, de la France, de l’Italie, de la Pologne et du Royaume-Uni] ou le format « Baltes + Weimar » [le triangle de Weimar regroupe l’Allemagne, la France et la Pologne]. Mais globalement l’implication politique américaine au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord [OTAN] reste centrale pour les pays du Vieux Continent ; c’est une forme de dépendance psychologique pour l’Europe.
« Le soutien à l’Ukraine et la solidarité des alliés sont les remparts de l’Europe contre la Russie », écrivez-vous. Que se passera-t-il si un de ces piliers faiblit ?
D. M. : Si la résistance ukrainienne et/ou la cohésion de l’OTAN venait à faiblir, le risque d’une confrontation armée ouverte entre la Russie et l’Europe, quelle qu’en soit l’échelle, augmenterait. Vladimir Poutine cherche à isoler Kiev de l’Occident, en particulier des Etats-Unis. Donald Trump est utilisé par le Kremlin pour tenter de diviser l’Europe. Dans cet affrontement, l’Europe doit maintenir un lien transatlantique aussi fort que possible, tout en ne contredisant pas ses valeurs. Si, demain, la Russie l’emportait en Ukraine, elle pourrait redéployer une partie de ses troupes vers un autre front et tenter un coup de force.
Le talon d’Achille de l’OTAN, ce sont les pays baltes, coincés entre la Biélorussie, l’enclave de Kaliningrad et l’autre partie de la frontière russe. Les troupes de l’Alliance présentes en Lituanie, en Estonie et en Lettonie sont en petit nombre : c’est une force de dissuasion, qui n’est pas censée résister à une invasion à grande échelle. Et il faut rappeler que la mobilité militaire européenne a des limites : infrastructures hétérogènes ou inadaptées, normes différentes, etc.
Une victoire militaire russe en Ukraine est-elle probable ?
D. M. : Vladimir Poutine est enhardi par les ambiguïtés de Washington et les hésitations de l’Europe. Ce qui peut infléchir la ligne du Kremlin, c’est le constat qu’il ne peut plus avancer sans subir des sacrifices économiques, sociaux et politiques qui mettraient en danger son autocratie. Pour mettre Moscou face à ce dilemme, l’Europe doit assurer une aide constante et massive à l’Ukraine et continuer d’assumer le rapport de force face à la Russie. Le maître du Kremlin est déterminé. Il n’a pas fait cette guerre pour récupérer quatre territoires et augmenter le produit intérieur brut de la Russie : ses objectifs sont la vassalisation de l’Ukraine et une révision de l’architecture de sécurité européenne.
Tatiana Kastouéva-Jean : Jamais, avec Vladimir Poutine, on n’arrivera à un accord de paix. Il faut, au mieux, s’attendre à une situation gelée de type ni guerre ni paix. Il a fait de ce conflit le projet-clé de ses mandats successifs à la tête de la Russie, persuadé que tant la pérennité de son pouvoir que sa place dans l’histoire en dépendent.
Votre étude se projette jusqu’à 2030. D’ici là, quels scénarios se dessinent ?
D. M. : Le contexte géopolitique nous conduit à évaluer le scénario pessimiste d’une guerre russe au-delà de l’Ukraine, avec un soutien américain minimal si l’Europe ne continue pas d’aider l’Ukraine et surtout, si elle ne construit pas une dissuasion militaire conventionnelle crédible.
Mais il faut moins craindre une attaque armée massive contre le Vieux Continent, ou un usage inconsidéré de l’arme atomique, qu’une intensification de la confrontation indirecte russe. Dans les pays limitrophes de la Russie, un tel scénario pourrait se conclure par une nouvelle « opération militaire spéciale » [le nom officiel donné par Moscou à son invasion de l’Ukraine].
Qu’entendez-vous par confrontation indirecte ?
D. M. : Les élites militaires russes ont théorisé depuis trente ans le contournement de la lutte armée, qui n’est plus jugée aussi centrale pour atteindre ses objectifs politiques. Il s’agit d’actions non militaires, comme les opérations psychologico-informationnelles, ou de menées militaires indirectes, comme des actes de sabotage, des assassinats ou l’emploi de sociétés militaires privées pour atteindre ses cibles.
Si ces moyens échouent, ils sont censés préparer le terrain à une opération armée directe finale, brève mais décisive. De ce point de vue, la guerre qui a découlé de l’échec initial de l’« opération militaire spéciale » n’a pas été anticipée par Moscou. La Russie a sous-estimé l’Ukraine et l’Occident, qu’elle voit comme lâches et déliquescents.
Donald Trump, à défaut d’avoir obtenu la paix, menace d’aider l’Ukraine à frapper le territoire russe…
D. M. : Une livraison – peu crédible – de missiles Tomahawk représenterait une escalade majeure pour le Kremlin. Il ne faudrait pas exclure une réponse conventionnelle démonstrative de la Russie contre un pays oriental de l’OTAN. Est-ce que le président américain y songe et s’y prépare ?
Pourquoi Vladimir Poutine est-il prêt à prendre autant de risques pour poursuivre la guerre ?
D. M. : Le discours russe traduit de vieilles obsessions impériales. L’objectif est de maintenir une influence forte sur les anciens territoires soviétiques et tsaristes. Les Russes pensent avoir des droits à régner en Europe orientale et à influencer les destinées du Vieux Continent tout entier. Il faut se souvenir des mots de Boris Eltsine à Bill Clinton en 1999 : « Bill, donnez-nous l’Europe. Les Américains n’ont rien à faire en Europe. »
La Russie se voit comme une grande puissance mondiale. Cette illusion lui coûte cher. On dit souvent que la guerre en Ukraine a commencé en 2014 ; elle a commencé en réalité en 2004, dès que Kiev a choisi un avenir occidental et démocratique : le Kremlin voit en miroir dans le succès potentiel de l’Ukraine un échec pour lui-même, et surtout un danger existentiel pour son autocratie.
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> Lire l'article dans son intégralité sur le site du Monde.
                
  
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