« La stratégie de dissuasion iranienne a échoué à prévenir une offensive »
Si les destructions occasionnées par les frappes américaines et israéliennes ralentiront sans doute le programme nucléaire iranien, il n’est cependant pas anéanti, estime, dans une tribune au « Monde », Héloïse Fayet. Elle évalue les options qui s’offrent désormais à Téhéran, mais aussi les conséquences mondiales en matière de prolifération nucléaire.

Les frappes américaines sur les sites nucléaires iraniens d’Ispahan, Natanz et Fordo dans la nuit du 21 au 22 juin, précédées de raids israéliens à partir du 13 juin, marquent un tournant dans l’histoire du programme nucléaire iranien. Si les dégâts sont présentés comme « extrêmes et dévastateurs » par le Pentagone, leur impact à long terme sur la capacité de l’Iran à produire une arme reste difficile à évaluer. Mais ces attaques révèlent un constat : la stratégie de dissuasion conventionnelle iranienne, dont la latence nucléaire était un pilier central, a échoué à prévenir une offensive militaire.
Depuis la fin de la guerre Iran-Irak, la République islamique s’est dotée d’une doctrine de défense en profondeur, visant à repousser toute confrontation loin de ses frontières. Le réseau régional de milices de l’« axe de la résistance » en était l’une des composantes majeures, de même que l’arsenal de drones, missiles balistiques et de croisière, conçu pour dissuader et punir toute agression extérieure. Mais les opérations israéliennes menées depuis le 7-Octobre ont largement entamé la crédibilité de cette posture : démantèlement progressif du Hamas, affaiblissement du Hezbollah, frappes ciblées contre les sites de lancement de missiles et contournement des défenses antiaériennes.
Le troisième pilier de cette stratégie reposait sur la latence nucléaire : un programme dont la dimension militaire ne faisait aucun doute, mais sans posséder d’arme nucléaire fonctionnelle. L’idée était de maintenir une capacité à franchir le seuil rapidement sur décision du Guide suprême, en entretenant l’ambiguïté. Cette posture avait un objectif dissuasif : convaincre tout adversaire qu’une frappe contre les installations nucléaires ne ferait que précipiter la décision iranienne de fabriquer une arme, après une sortie du traité de non-prolifération. Mais cette menace implicite n’a pas suffi : dès octobre 2024, Israël avait brisé le tabou de frappes directes contre le territoire iranien, en ciblant des systèmes de défense à proximité des sites nucléaires, avant de réitérer ces derniers jours.
Appel à un changement de cap
Il est probable qu'Israël, et dans une moindre mesure les États-Unis, a jugé que le risque de prolifération à la suite de frappes était devenu tolérable, voire maîtrisable. Mais peut-on vraiment détruire un programme nucléaire par des bombardements ? Il est difficile d’évaluer aussi rapidement les conséquences des attaques israéliennes et américaines : si la destruction de Fordo, Ispahan et Natanz, ainsi que des sites de lancement de missiles balistiques, ralentira sans aucun doute le programme pour plusieurs années, elle ne l’anéantira pas. Les activités suspectes observées autour de Fordo avant les frappes et les déclarations de l’Organisation de l’énergie atomique de l’Iran laissent craindre un transfert de matériaux sensibles hors de portée de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). L’élimination ciblée de scientifiques ne suffit pas à effacer les connaissances accumulées, bien qu’elle rende plus complexe la reprise d’un programme.
Trois options semblent donc s’offrir à l’actuel régime de Téhéran, s’il ne s’effondre pas. La première serait celle d’un retour à la table des négociations, sous la pression militaire. Mais cette issue paraît incertaine, faute de confiance entre les acteurs. Même si un accord avec Washington devait voir le jour – au prix de concessions majeures de la part de l’Iran –, rien ne garantirait qu’Israël en accepte les termes et cesse ses opérations, tant les buts de guerre de l’opération « Rising Lion » restent flous.
La deuxième est celle d’une riposte iranienne limitée, par exemple contre des infrastructures militaires israéliennes ou des bases militaires américaines au Moyen-Orient. Cette attaque permettrait au régime de conserver la face et de proclamer une vengeance contre les Etats-Unis et Israël, en essayant de réduire au maximum le risque d’escalade. Le calcul reste risqué, car il demande une certaine communication entre l’Etat hébreu, Washington et Téhéran, afin que les intentions de la République islamique soient claires. En parallèle, il pourrait y avoir un statu quo autour du programme nucléaire, chacun considérant que ses objectifs sont atteints.
La troisième option est celle d’une fuite en avant nucléaire. Après tant d’années d’efforts pour construire un programme à visée dissuasive, l’échec de cette stratégie pourrait pousser les dirigeants iraniens à abandonner toute ambiguïté. Plusieurs voix, au sein du régime comme dans les cercles académiques, appellent depuis des mois à un changement de cap. Malgré les difficultés techniques, Téhéran serait en mesure de reconstruire ses installations en dehors de tout cadre de coopération avec l’AIEA, voire de se retirer du traité de non-prolifération, dernière barrière juridique à la fabrication d’une arme. Ce choix entraînerait de nouvelles sanctions et un isolement accru, mais il pourrait être assumé dans une logique de pari sur l’arme.
Deux leçons diamétralement opposées
Au-delà du cas iranien, ces frappes soulèvent des interrogations plus larges sur la viabilité de la stratégie de latence nucléaire. Si l’on peut difficilement extrapoler à partir du cas d’un Etat révolutionnaire, porteur d’une idéologie hégémonique et impliqué dans des actions violentes dans toute la région, deux leçons diamétralement opposées peuvent être tirées par les pays intéressés par la prolifération nucléaire et actuellement à des stades de latence plus ou moins avancés.
La première est que la force armée sera toujours envisagée comme une option de contre-prolifération par des puissances adverses. Cela peut inciter à renoncer à tout programme potentiellement proliférant et à solliciter, dans le cadre d’une alliance de « dissuasion élargie », la protection d’un Etat doté de l’arme nucléaire, tout en développant des forces conventionnelles robustes.
A l’inverse, d’autres États, face à la fragilité de ces alliances (notamment lorsqu’elles impliquent les Etats-Unis de Trump, qui apparaissent peu fiables en matière de solidarité et de dissuasion élargie), pourraient préférer jouer le tout pour le tout. Ainsi, quand le président américain affirme qu’une Corée du Sud dotée de la bombe permettrait de « faire des économies », il semble ouvrir un boulevard à Séoul, déjà favorable à une bombe nationale. Combiné à un aventurisme nucléaire au Moyen-Orient, ce discours pourrait bien annoncer une nouvelle ère où le régime de non-prolifération serait de plus en plus contourné.
Lire la tribune sur le site du Monde.
Média

Nom de l'émission
Format
Partager