Pour l'Ukraine : les yeux ouverts
Une petite musique tend aujourd’hui à opposer, dans les commentaires sur les événements d’Ukraine, les justes, inconditionnels du soutien à Kiev, aux suspects qui persistent à s’interroger sur les origines, le déroulement, les fins politiques possibles du conflit imposé par l’agression russe.
Quelques énoncés faussement simples semblent ainsi gagner le débat public. L’Ukraine doit gagner la guerre parce que victime, et la Russie la perdre parce qu’agresseur : mais le contenu de la « victoire » ou de la « défaite » n’est jamais concrètement – c’est-à-dire physiquement, politiquement – défini. Pour d’aucuns, Moscou doit non seulement perdre sur le terrain, mais être déclassée, incapacitée – ou « empêchée de nuire », mais qu’est-ce à dire pour un État ? –, voire humiliée, renvoyée à l’isolement dans ses fuseaux horaires.
Inversement, l’Occident se définit, une fois encore, comme porte-drapeau de la force juste, du droit et de la morale, sous le signe de la coalition des démocraties contre le mal autoritaire et totalitaire. Du reste du monde, apparemment peu pressé de s’aligner sur l’un ou l’autre camp, on considérera avec bienveillance qu’il erre provisoirement, en attendant de rejoindre le camp du bien – le nôtre.
Enfin, dans certains discours, le soutien à Kiev semble limiter fortement tout imaginaire d’avenir. L’inévitable victoire contre Moscou ne pourrait conduire qu’à un modèle : l’affirmation de la force occidentale, redoublée de la déroute et de la marginalisation russes. Ce serait quasi-traîtrise que de tenter de penser, au-delà de la victoire, un monde un peu plus compliqué.
On peut entendre ici, dans cette pensée anti-politique – attente de la victoire sans définition, ignorance de la diversité du monde, auto-intoxication sur ses propres vertus, dominance des énoncés idéologiques sur l’analyse patiente du passé… – comme un écho des faiblesses occidentales des trente dernières années.
Nous, démocraties occidentales, avons échoué depuis trente ans à construire un monde neuf pour succéder à la bipolarité, justement parce que nous avons pensé que nous étions ce monde, que ce dernier se réduirait bientôt à ce que nous voulions, pour nous ressembler. Au nombre de nos résultats : nous n’avons rien compris à la Russie, nous n’avons pas prévu le 24 février. Un engagement myope aujourd’hui paierait-il l’aveuglement d’hier ?
***
Et pourtant. Il devrait être possible de dire que la situation actuelle est aussi le fruit de l’arrogance, des erreurs d’un Occident rêvant à la conversion démocratique instantanée du monde russe, même si c’est bien la dérive réactionnaire et grand-russienne du régime de Vladimir Poutine qui a précipité le pays dans l’actuelle tragédie.
On peut aussi dire que la Russie est l’agresseur – et qu’il faut donc la combattre, sans nulle hésitation –, et en même temps que nous n’avons rien compris aux raisons de cette agression. Refuser de comprendre rationnellement, c’est se condamner à revivre le malheur, demain.
On peut légitimement, alors que l’on soutient et aide sans aucune ambiguïté le peuple ukrainien, réfléchir sur le type d’armements à transférer, sur leur utilisation actuelle et future, en Ukraine même ou au-delà, bref sur notre propre stratégie et notre sécurité, qui ne sauraient se réduire à celles des autres – fussent-ils ukrainiens.
On a le droit de penser qu’il faut, au profit de tous les acteurs sans exception, maîtriser au maximum le conflit, brider l’escalade. Notre sécurité est certainement en cause à Kiev, mais elle ne se joue pas totalement, exclusivement, dans la seule Ukraine.
On peut également hasarder que l’avenir de l’Europe comme continent se fera avec l’Ukraine mais aussi avec la Russie, quel que soit l’avenir de l’actuel régime russe, que nous n’avons guère les moyens de changer.
***
Que les Ukrainiens, plongés dans l’enfer de la guerre, raccourcissent certains raisonnements en faveur de la mobilisation est compréhensible – c’est la règle de la montée aux extrêmes de l’affrontement. Mais hors du champ de bataille, la tenace tentation de simplifier, et par exemple de rabattre – sans trop le dire encore – l’actuel conflit sur le modèle de la Seconde Guerre mondiale (reductio ad hitlerum de l’adversaire, convocation erratique de la notion de génocide, fantasme de la capitulation sans condition…) témoigne d’abord du refus de penser la complexité d’un monde rétif aux modèles idéologiques, ceux de la Russie ou les nôtres.
Il faut en revenir au triste réalisme ; triste parce qu’il se mesure à une réalité qui doit être appréciée de manières diverses et contradictoires, la complexité étant rarement enthousiasmante. La France, parce qu’elle n’est pas en première ligne du conflit, parce qu’elle a tissé dans l’histoire un rapport particulier avec le monde russe, parce qu’elle a une position stratégique particulière dans le camp occidental, serait particulièrement coupable d’abdiquer devant les réalités, de troquer la finesse et la diversité des analyses et expertises contre de dangereux slogans.
Les Ukrainiens ont droit à notre soutien, à notre ferveur, face à l’agression. Et à nos yeux ouverts.
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