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mar
2021
Publications Éditoriaux de l'Ifri
Le véhicule automatique de transfert européen (ATV-4) de l'Agence spatiale européenne s'approche de la Station spatiale internationale

Un changement de paradigme pour l’Europe spatiale Editoriaux de l'Ifri, 11 mars 2021

Le regard que les acteurs économiques portent sur l’espace s’est transformé en une dizaine d’années sous l’effet d’une triple évolution : 

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(1) le secteur spatial est en pleine recomposition et n’est plus un domaine réservé aux pionniers historiques de l’aventure spatiale, comme en témoigne la performance réalisée par les Émirats arabes unis avec la sonde Hope[1], ni même un domaine réservé aux seuls États, ce qu’a consacré l’avènement du New Space aux États-Unis[2]. (2) Les projets d’exploration stimulent les imaginaires et les récits nationaux[3], et justifient d’importants investissements dans des programmes ambitieux, qui sont aussi des vecteurs d’innovation. Plus classiquement, l’espace reste un lieu d’affirmation stratégique[4] et s’impose comme un nouveau domaine opérationnel pour les forces armées, porteur de risques d’arsenalisation et d’enjeux de réglementation, afin de prévenir une nouvelle course aux armements. (3) La transition numérique implique un recours croissant à des solutions placées dans l’espace, et la connectivité constitue un enjeu majeur de compétitivité pour l’industrie et les services, au même titre que le développement de capacités de traitement et de stockage des données.

Transition numérique et relance des programmes d’exploration

Tiré par l’innovation et de nouvelles opportunités, le secteur spatial s’affirme comme un marché en forte croissance, qui générera des retombées importantes pour l’ensemble de l’économie[5].

Le spatial est devenu un marché dynamique et profitable, avec une croissance de 6,7 % par an depuis 2005, soit le double de l’économie mondiale[6]. Il est donc naturel que ce secteur attire des investisseurs, intéressés par des perspectives de croissance aussi prometteuses. Le chiffre d’affaires du secteur spatial au niveau mondial est estimé à environ 240 milliards de dollars en 2018, chiffre qui devrait être multiplié par un facteur supérieur à dix, d’ici à 2040[7]. La baisse considérable des coûts d’entrée n’en fait plus une activité réservée aux seuls États et autorise de nouveaux modèles économiques en matière spatiale. Ce qui justifie l’arrivée sur ce marché de nouveaux acteurs, que ce soit des États émergents comme le Brésil ou l’Afrique du Sud, ou encore des acteurs privés, tels que Jeff Bezos (Amazon) ou Elon Musk (Tesla). Les développements technologiques et scientifiques du secteur génèrent un effet de levier considérable pour assurer le développement et la valorisation de technologies de rupture (telles que l’informatique quantique, l’intelligence artificielle, la fabrication additive) et constituent de ce fait une opportunité économique incontournable pour de nombreuses entreprises européennes.

L’espace s’impose comme un élément central de l’économie numérique et en matière de connectivité[8]. Il fournit déjà des services essentiels à notre vie quotidienne : géolocalisation, télécommunications, notamment pour la téléphonie et l’internet mobile, ou encore l’observation de la Terre. L’espace s’est imposé comme un moyen essentiel pour observer le changement climatique : 26 des 50 variables définies par le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) ne peuvent en effet être observées que depuis l’espace. Ce rôle est appelé à se renforcer sous l’effet de la transition numérique et du développement de nouvelles formes de connectivité, essentielles dans l’économie de demain. La tendance lourde est à la multiplication de l’offre de services en ligne, ce qui renforce à la fois l’intérêt des opérateurs pour un accès à l’internet haut débit et pour assurer la couverture intégrale du territoire. La clé de cette transformation réside dans la constitution de constellations, à partir de petits satellites placés en orbites médianes ou basses. Plusieurs constellations, à l’instar de Starlink pour SpaceX, ou encore Kuiper pour Amazon, sont en train d’être constituées. Elles fourniront de nouvelles capacités permettant le développement de nouvelles applications, notamment dans le domaine de la santé ou la surveillance des infrastructures. Mais la rupture interviendra avec la connectivité des objets, qui permettra à la fois de nouvelles applications en matière de mobilité autonome, de gestion des flux logistiques ou encore d’organisation de l’agriculture, à la condition toutefois, de disposer de la capacité de collecter, traiter et stocker des masses considérables de données en temps réel.

Dès lors, le spatial devient une « brique » essentielle dans une chaîne fonctionnelle à construire par l’Union européenne (UE), pour réussir sa transformation numérique. Il s’impose aussi comme une composante critique dans le tissu industriel européen, créatrice de valeur ajoutée et garante de sa compétitivité future.

La transformation du marché spatial européen

L’enjeu des coûts tout d’abord. On estime que le coût d’envoi dans l’espace d’un kilo de fret par un lanceur conventionnel est resté stable entre 1970 et 2000, avec un peu plus de 18 000 dollars. Le coût pour une fusée Falcon 9 serait ramené à 2 600 dollars[9] pour des lancements commerciaux en orbite basse. Cette rupture s’explique par des facteurs techniques, tels que le développement d’éléments réutilisables, mais surtout par un nouveau modèle économique.

L’enjeu organisationnel ensuite. Le modèle du New Space combine une intégration public-privé à travers laquelle le secteur commercial devient l’un des piliers de la stratégie spatiale nationale. Mais il s’agit fondamentalement d’une évolution impulsée et soutenue par la puissance publique, qui a permis de passer à une logique de service. Des partenariats public-privé permettent de répartir les activités, comme celui conclu entre la National Aeronautics and Space Administration (NASA) et Blue Origin pour l’utilisation d’un site d’essai de fusées. C’est aussi ce qui permet à SpaceX de moduler ses coûts de lancement, en facturant un client institutionnel environ le double du prix pratiqué avec un client privé[10]. La dépense publique, en particulier à travers les budgets de défense, constitue une source de financement anticyclique essentielle pour les opérateurs, le ferment de succès commerciaux futurs. Elle reste une ressource indispensable pour financer la recherche sur des technologies d’avenir.

L’enjeu de l’innovation enfin. La dépense dans l’innovation spatiale a un fort coefficient multiplicateur au profit de l’économie dans son ensemble, qui est estimé entre 7 et 30 selon les secteurs concernés. Les enjeux technologiques, notamment ceux liés à la connectivité, replacent la compétition spatiale comme un catalyseur de l’innovation scientifique et technologique, un investissement auquel les États consentent, au profit de leur avenir technologique, leur développement industriel et leurs intérêts stratégiques. Dès lors, le développement du secteur spatial constitue un enjeu de politique industrielle, ne serait-ce qu’au regard des retombées technologiques qui en résulteront.

Comment sécuriser le modèle économique européen ?

L’UE est confrontée à un triple défi : pour réussir sa transition numérique et affirmer ses ambitions en matière d’autonomie stratégique peut-elle se permettre de négliger l’espace et si tel n’est pas le cas doit-elle se doter d’une, voire plusieurs constellations ? Dans quelle mesure doit-elle ajuster son modèle économique pour valoriser ses atouts et faire émerger des acteurs européens ? Quelle gouvernance serait la plus adaptée : la solution passe-t-elle par la recherche de nouveaux partenariats entre acteurs européens, voire l’ouverture à la coopération avec d’autres acteurs internationaux ?

Le marché spatial mondial est fortement structuré par la dépense publique. L’UE ne doit pas chercher à reproduire le modèle du New Space car elle n’a ni les acteurs ni les moyens financiers pour cela. Trois quarts des capitaux investis dans le spatial en capital-risque ou par des sociétés spécialisées le sont aux États-Unis. L’équation européenne est en effet spécifique : si elle doit mettre en œuvre une politique de réduction des coûts pour rester compétitive par rapport à ses grands concurrents, ceci doit se faire sans opposer le développement d’un marché commercial à un marché institutionnel, mais au contraire en adossant l’un à l’autre.

Le modèle spatial européen repose sur la capacité des États européens à travailler ensemble et à chercher des complémentarités. C’est cette méthode, qui a permis à l’Europe de se doter de programmes ambitieux et du meilleur niveau mondial, comme Galileo et Copernicus. Dans quelle mesure ce modèle est-il encore tenable aujourd’hui et quels ajustements serait-il nécessaire d’y apporter ? L’UE a besoin d’un grand programme qui fédérerait le spatial et le numérique : il s’agirait à la fois d’un vecteur central pour faciliter la transition numérique en Europe ainsi que les interfaces entre la Terre et l’espace, en matière de connectivité. Le maintien de programmes européens est indispensable pour permettre l’émergence d’écosystèmes nationaux. C’est avec la création d’un marché institutionnel européen captif, combinant des programmes de référence, des budgets cohérents et un soutien à l’innovation et à la recherche-développement, qu’a pu se développer une industrie européenne du satellite pérenne et compétitive. Les enjeux et la pression concurrentielle imposent de trouver un nouveau tempo et une plus grande flexibilité, en définissant une approche permettant de fédérer les écosystèmes (centres de recherche, universités, start-ups et entreprises) autour de projets innovants, financés sur des fonds publics.

La question du maintien d’un accès autonome à l’espace est en revanche d’une autre nature. Il s’agit d’un enjeu de souveraineté, qui justifie quant à lui un surcoût, afin de préserver l’avenir et la crédibilité d’un discours politique européen. Dans un contexte international marqué par un découplage technologique entre les États-Unis et la Chine, l’UE doit se doter d’une politique d’innovation, qui assure l’identification, le développement et la maîtrise des technologies clés, qui sont nécessaires pour atteindre ses objectifs.

 

Éric André Martin est coordinateur de l'initiative de recherche sur la gouvernance spatiale européenne qui associe l'Ifri, la Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik (DGAP), Berlin et l'Istituto Affari Internazionali (IAI), Italie.

 

[1]. Avec la sonde Hope, les Émirats arabes unis deviennent le 5e pays à placer un vecteur en orbite martienne.
[2]. T. Schütz, “Revolutionary by Design : The US National Security State and Commercialization in the US Space Sector, Notes de l’Ifri, Ifri, décembre 2020.
[3]. F. Vidal, “Russia’s Space Policy : The Path of Decline?”, Études de l’Ifri, Ifri, janvier 2021.
[4]. M. Julienne, “China’s Ambitions in Space : The Sky’s the Limit”, Études de l’Ifri, Ifri, janvier 2021.
[5]. Council Conclusions, “Orientations on the European Contribution in Establishing Key Principles for the Global Space Economy”, General Secretariat of the Council, 11 novembre 2020.
[6]. F. Windle-Wehre, « Space: Our Final Frontier? », TREN, Global Trends Unit, 2019.
[7]. Grundsatzpapier « Zukunftsmarkt Weltraum », Bundesverband der Deutschen Industrie, octobre 2019.
[8]. J.-P. Darnis, “Space as a Key Element of Europe’s Digital Sovereignty », Notes de l’Ifri, Ifri, décembre 2020.
[9]. T. Jahn et D. Riedel, « In der Raumfahrt entsteht ein neuer Milliardenmarkt – auch in Deutschland », Handelsblatt, 8 novembre 2019.
[10]. Grundsatzpapier « Zukunftsmarkt Weltraum », op. cit.

 

 

Un changement de paradigme pour l’Europe spatiale
Mots-clés
compétition spatiale internationale Espace Innovation New Space Numérique Union européenne (UE) Europe
ISBN / ISSN: 
979-10-373-0321-9