« Doux commerce », la fin d'une illusion ?

Donald Trump a-t-il lu De l’esprit des lois ? S’il l’a fait, les passages célèbres consacrés au commerce l’auront certainement amené à considérer le baron de Secondat et de Montesquieu comme un indécrottable idéaliste, loser patenté. Alors que chaque jour ou presque charrie son lot de menaces de droits de douane, agitées à tout propos à grands coups de majuscules sur les réseaux sociaux, l’idée d’un « doux commerce », pour reprendre le condensé popularisé par Albert Hirschman, sonne comme une douce plaisanterie.

Il n’est pourtant pas si loin, le temps de la supposée « mondialisation heureuse », où les BRICS étaient brandis comme les partenaires incontournables de la croissance et de la prospérité. Est-ce à dire que nous avons vécu dans l’illusion d’un rôle pacificateur du commerce, seulement dessillés par la révolution culturelle trumpienne ? Ce serait faire peu de cas des controverses et des événements qui ont jalonné depuis des siècles la réflexion sur les liens entre commerce et conflictualité. La question n’a rien de nouveau, mais elle s’est profondément métamorphosée. Pour prendre la mesure des enjeux contemporains et à venir, il faut remonter ce cheminement intellectuel et factuel pour restituer la complexité des liens entre ouverture et conflictualité, qui ne sauraient se résumer à une relation simple ou à une causalité inconditionnelle. C’est ce à quoi s’attache cet article.
L’illusion initiale est dissipée depuis longtemps
En soulignant qu’« il est heureux pour les hommes d’être dans une situation où, pendant que leurs passions leur inspirent la pensée d’être méchants, ils ont pourtant intérêt de ne pas l’être » (Montesquieu, 1758, livre XXI, chapitre 20), Montesquieu prend le contre-pied des anciens, qui se méfiaient de l’influence délétère du commerce, synonyme pour eux de cupidité, alors que la bonne vie est à rechercher dans la vertu politique. Son approche est beaucoup plus pragmatique, puisqu’elle souligne qu’en créant un lien économique qui unit, en facilitant la connaissance mutuelle et donc la compréhension, le commerce crée pour ainsi dire des incitations « aux mœurs douces », c’est-à-dire à la concorde. C’est d’ailleurs dans un état d’esprit comparable qu’Emmanuel Kant faisait de l’ouverture commerciale une partie intégrante nécessaire à la construction d’un monde harmonieux, promesse de paix universelle (Kant, 1795) — élément d’ailleurs repris en bonne place dans les « quatorze points » du président Wilson en 1918. Norman Angell le formulait en termes plus « terre à terre » lorsqu’il soulignait à quel point une guerre serait totalement irrationnelle étant donné le degré d’enchevêtrement des économies et des finances européennes : « L’argument principal n’est pas que la guerre est impossible, mais qu’elle est futile — inutile, même lorsqu’elle est complètement victorieuse » (Angell, 1910, traduction de l’auteur).
On a souvent moqué cette démonstration que la perspective d’une guerre relevait d’une « grande illusion », pour reprendre le titre de cet ouvrage, dont la publication a de fait précédé de peu le déclenchement de la Première Guerre mondiale. C’est oublier qu’il ne s’agissait pas d’une prophétie, mais d’un plaidoyer défendant qu’il n’y avait aucune rationalité économique à déclencher un conflit. Plutôt que d’aveuglement, il serait plus juste de le taxer d’« économisme », un biais dont Patrick Allard soulignait récemment l’actualité dans les analyses de relations internationales (Allard, 2023). De fait, c’est même un reproche que l’on pourrait formuler à l’ensemble de ces approches, dans le sens où elles mettent en avant les retombées concrètes que l’on peut attendre des échanges commerciaux, en faisant plus ou moins abstraction des tensions politiques qui en constituent souvent l’arrière-plan.
Or, si l’on peut en effet espérer des retombées politiques positives du commerce, l’histoire regorge d’exemples montrant qu’elles sont loin d’être nécessairement suffisantes.
La Première Guerre mondiale, sanctionnant la fin de ce qu’il est convenu d’appeler la « première mondialisation3 », en a sans doute administré la preuve la plus cinglante. Et Karl Polanyi en a souligné la complexité, en notant que « le commerce et la finance furent responsables de nombreuses guerres coloniales, mais on leur doit aussi d’avoir évité un conflit général » (Polanyi, 1944, p. 36), et que « les origines du cataclysme [de la Deuxième Guerre mondiale] résident dans l’entreprise utopique par laquelle le libéralisme économique a voulu créer un système de marché autorégulateur » (ibid., p. 53).
De fait, le commerce est intimement lié à la puissance : le contrôle des espaces communs, maritimes en particulier, est une condition sine qua non pour pouvoir durablement déployer ses échanges extérieurs ; réciproquement, les flux commerciaux sont un aliment indispensable au développement, synonyme de richesse mais aussi de pouvoir et souvent de capacité militaire.
Findlay et O’Rourke (2009) l’illustrent au travers de multiples épisodes, soulignant par exemple le rôle éminent que le commerce triangulaire — pas exactement un exemple reluisant d’échanges pacificateurs — a joué pour alimenter la dynamique de la révolution industrielle britannique, fournissant à la fois des débouchés très au-delà du marché intérieur, et des intrants (coton, avant tout) dans des quantités et à des conditions que les producteurs nationaux auraient été bien incapables de soutenir.
Au vrai, s’il faut établir un lien d’ensemble, c’est la paix qui permet le commerce, non l’inverse.
Pire, le commerce a souvent été facteur de guerre. John Hobson l’affirmait clairement lorsqu’il faisait de la recherche de débouchés l’un des moteurs de l’impérialisme ; en dépit de ses travers, son analyse garde une certaine modernité, en ce qu’elle fait des déséquilibres internes (en l’occurrence, la « sous-consommation » liée à des inégalités excessives) le moteur de cette extraversion pervertie (Hobson, 1902). La recherche de débouchés est de fait restée une préoccupation centrale tout au long de la révolution industrielle : si la progression structurelle de la demande a été le stimulateur majeur des évolutions techniques, ses irrégularités ont ponctué la période de crises de surproduction qui poussaient les grandes puissances à trouver de nouveaux marchés, au besoin par la force (Verley, 2013). La relation est suffisamment éprouvée pour parler d’une « affinité manifeste entre empire et commerce », selon la formule de Maxence Brischoux (2021, p. 16). Autant dire que, si illusion d’un «doux commerce» il y a pu avoir, elle est dissipée depuis bien longtemps.
Le multilatéralisme, réincarnation du « doux commerce »
L’idée que le commerce pourrait receler des vertus pacificatrices s’est cependant réincarnée au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Le principal aiguillon dans ce sens a probablement été la tragédie des années trente, qui ont montré que le désordre commercial sur fond de protectionnisme et de course à l’autosuffisance était un redoutable ferment de conflit :
si le commerce ne fait pas nécessairement la paix, la mésentente commerciale fait le lit de la guerre. Les alliés n’en ont pas tiré un goût irréfrénable pour le libre-échange, mais ils ont fondé leur démarche de construction du système économique mondial d’après-guerre sur le multilatéralisme, c’est-à-dire sur le principe d’un ordre fondé sur des règles décidées conjointement. Dans le domaine commercial, cette approche trouvait son aboutissement dans la charte de La Havane, qui établissait un ensemble de règles relatives aux conditions d’échange, mais aussi d’organisation interne des économies libérales, bases d’une Organisation internationale du commerce (OIC) ; cette dernière partie n’a pas survécu à sa non-ratification par le congrès américain, si bien que seul l’accord général sur les droits de douane et le commerce (GATT) a fait office de cadre multilatéral jusqu’en 1994, avec ce que cela suppose de rétrécissement du périmètre concerné.
Nouvelle illustration des limites des vertus politiques du commerce international, cet ordre d’après-guerre s’est de fait limité pour l’essentiel aux États-Unis et à leurs alliés : les pays de ce que l’on nommait alors le « tiers-monde » restaient cantonnés à des rôles périphériques et les échanges entre blocs sont toujours demeurés anecdotiques. Il s’est cependant universalisé à la fin de la guerre froide, pour culminer avec l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce en 2001.
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Sébastien Jean est professeur au Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la chaire Jean-Baptiste Say d’économie industrielle. Il est également directeur associé à l’Ifri, où il coordonne l’initiative « Géoéconomie et géofinance ».
>>Article paru dans la revue "Sociétal", Libre-échange : où en sommes-nous ? (p. 38-45), juin 2025
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