16
oct
2018
Espace Média L'Ifri dans les médias

Est-ce que les Etats-Unis larguent 120 bombes par jour en moyenne depuis que Trump est au pouvoir ?

Ce chiffre, fourni par les militaires, mélange l'ensemble des «armes utilisées», quel qu'en soit le type, en 2017, par l'ensemble des aviations des coalitions qui bombardent l'Afghanistan, l'Irak et la Syrie.

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«L’armée américaine largue-t-elle 121 bombes par jour en moyenne depuis que Trump est au pouvoir ? Comme l’affirme Olivier Berruyer en relayant un article de truthdig.» Pour vous répondre en un mot : non. Et pour aller un peu plus loin : ce chiffre que communique l’armée américaine ne comprend pas que des bombes, ne concerne pas que les Etats-Unis, et vaut seulement pour 2017 (mais il diminue grandement en 2018). Même s’il est exact que l'«activité» militaire américaine a augmenté en 2017.

Vous faites référence à un article paru sur le site Les Crises (créé par Olivier Berruyer) intitulé «L’armée de Trump largue une bombe toutes les 12 minutes, et personne n’en parle». Il s’agit d’une traduction littérale d’un papier en anglais du site truthdig paru en juin 2018 et écrit par Lee Camp, un acteur et activiste qui anime une émission sur l’antenne américaine de Russia Today. D’ailleurs, la chaîne financée par le Kremlin a reproduit le papier de Camp sur son site.

D’où sortent ces «121 bombes» ? Du site Changemaker de David de Graw, qui se décrit comme «ancien journaliste d’investigation» devenu «révolutionnaire». Changemaker est aujourd’hui inaccessible, mais il reste des traces de l’article que cite Lee Camp.

Plus de 40 000 «armes»

Sans vérifier l’ensemble du long papier de Changemaker, on peut toutefois s’intéresser au passage qui vous préoccupe, sur les bombardements. Voilà ce qu’on lit : Comme le révèle un rapport déclassifié du Centre des opérations aériennes combinées du Commandement central des forces aériennes américaines, après la première année de présidence Trump, le total des bombardements a explosé. Sous la présidence Bush, 24 bombes étaient larguées chaque jour en moyenne, soit 8750 par an. Sous la présidence d’Obama, 34 bombes étaient larguées chaque jour en moyenne, soit 12500 par an. Lors de la première année de la présidence Trump, 121 bombes étaient larguées chaque jour, soit 44096 par an.

Le site renvoie vers un document du Commandement central des forces aériennes américaines (AFCENT). Il s’agit du «résumé de la puissance aérienne» (airpower summary), datant de décembre 2017. Ces résumés sont publiés mensuellement depuis 2012 sur le site de l’AFCENT.

Entre autres choses, on y apprend le «nombre d’armes utilisées» (number of weapons released) chaque mois de l’année. Un tableau recense les armes utilisées dans l’opération Freedom’s sentinel, en Afghanistan dans le cadre de la mission Resolute support (menée par l’OTAN). Un autre les armes utilisées au cours de l’opération Inherent resolve, en Irak et en Syrie.

En additionnant les totaux pour 2017 (4361 pour Afghanistan, 39577 pour l’Irak et la Syrie), on arrive à la conclusion que 43938 armes ont été utilisées en Afghanistan, en Irak et en Syrie en 2017. On n’est pas très loin du chiffre avancé par le site Changemaker : un peu plus de 120 armes par jour.

Aviations coalisées

Il est toutefois imprécis d’écrire que ces quelque 44 000 armes utilisées en 2017 dans ces trois pays l’ont été par «l’armée de Trump», puisqu’il s’agit de tout ce qu’utilisent l’ensemble des aviations des coalitions. C’est d’ailleurs ce qu’on lit dans le rapport de l’AFCENT (mais Changemaker ou truthdig n’en font pas mention) : «Les statistiques fournies incluent les munitions utilisées par l’aviation sous le contrôle du Commandement des forces aériennes combinées [Combined Forces Air Component Commander]».

Le document précise que les données produites sont issues de «compilations des aviations de toutes les branches de l’armée américaine, et des aviations de la coalition ; toutefois tous les appareils dans la zone ne sont pas sous la responsabilité du CFACC.»

Contacté par CheckNews, le Commandement central des forces aériennes américaines confirme que ces chiffres concernent bien l’ensemble des coalitions, et pas que les Etats-Unis. Mais il refuse de donner le détail pays par pays. Tout au plus concède-t-il que les hélicoptères ne sont pas pris en compte dans le calcul. On parle donc uniquement des avions et des drones.

Si l’aviation américaine n’est pas seule à intervenir en Afghanistan, en Irak et en Syrie, elle domine toutefois de la tête et des épaules ses homologues : 84% des «frappes» (on ne parle pas ici des «armes» comme le fait l’AFCENT) des aviations de la coalition en Irak et en Syrie sur la première moitié de 2017 seraient le fait des Etats-Unis. C’est le résultat auquel on parvient à partir des données de l’ONG Airwars, qui s’appuie sur les publications des militaires. En Syrie, les frappes américaines représentent plus de 96% du total de la coalition. En Irak, cette proportion tombe à 59%. Les avions de Washington frappent donc toujours plus que tous ses alliés réunis.

«Il ne peut pas y avoir que des bombes»

La lecture des chiffres de l’AFCENT que font truthdig et Changemaker est aussi erronée en ce qu’ils considèrent qu’il ne s’agit que de «bombes». Le rapport mensuel que publie l’Air Force évoque ainsi plus largement les «armes utilisées». Interrogé, le Commandement central des forces aériennes répond à CheckNews que parmi les quelque 40000 munitions utilisées on trouve «des bombes, des missiles, des obus, etc.»

C’est ce terme «obus» [round] qui fait tiquer les différents experts des questions de défense que CheckNews a contactés. «Si on compte les obus, c’est-à-dire, pour faire simple, toutes les munitions dont le diamètre dépasse 20 millimètres, alors les chiffres peuvent monter très vite», pose l’ancien journaliste de Libé qui tient aujourd’hui le blog Secret-Défense pour L’Opinion, Jean-Dominique Merchet.

  • En effet, «certains canons rotatifs montés sur les avions américains tirent 4000 obus par minute», observe le chercheur associé à l’IFRI Jean-Christophe Noël.
  • In fine, impossible de connaître le détail des «armes utilisées». De manière générale, les avions de la coalition «privilégient les bombes et les missiles de précision», explique Jean-Christophe Noël. Pour utiliser les obus «il faut descendre très bas, ce qu’ils font rarement». Toutefois, «quand l’AFCENT parle de 40000 "armes utilisées", il ne peut pas y avoir que des bombes, c’est impossible. Il y a forcément des obus.»

Pourquoi l’US Air Force mélange-t-elle, dans ses communiqués, toutes les munitions utilisées par les aviations de la coalition ? Quitte à faire croire au tout-venant qu’il ne s’agit que de bombes ? «Parce qu’ils tiennent des comptes à la louche», sourit un des observateurs du sujet contacté par CheckNews. «Pour ne pas qu’on fasse le compte des dépenses», suppute un autre. «Pour ne pas donner d’informations au camp d’en face», s’entendent les experts unanimes.

Plusieurs spécialistes assurent que l’Etat major américain fait partie des «transparents», comparé à ses homologues russe ou syrien par exemple. De son côté, Airwars juge que les Etats-Unis ne sont pas pour autant les meilleurs élèves de la coalition. «En matière de communication, il y a encore du travail», reconnaît volontiers le rédacteur en chef de la revue Défense et sécurité internationale, Joseph Henrotin.

Evolution

  • «Eplucher ces chiffres n’est de toute manière pas le plus pertinent pour comprendre ce qu’il se passe là-bas», nous oppose Jean-Christophe Noël.

Joseph Henrotin abonde : «L’usage des chiffres dans l’analyse stratégique est débattu. Mais s’il ne fallait regarder qu’une seule chose, ce serait leur évolution.» Si l’on considère les chiffres des derniers communiqués de l’AFCENT, 120 munitions étaient employées quotidiennement, en moyenne, par les aviations de la coalition au Proche et au Moyen-Orient en 2017… Contre 32 pour les sept premiers mois de 2018. Si le seul mandat de Trump vous intéresse, on arrive à une moyenne de 88 munitions utilisées par les avions des Américains et de leurs alliés en Irak, en Syrie, et Afghanistan depuis l’entrée à la Maison Blanche du milliardaire. La tendance à la baisse depuis le début de l’année est assez manifeste si l’on observe le graphique d’Airwars, réalisé à partir des chiffres de l’AFCENT.

Etant donné que sont mélangées, dans ces chiffres, toutes les munitions utilisées par les avions de la coalition, plusieurs de nos interlocuteurs nous font remarquer qu’il serait plus pertinent - quoique toujours discutable - d’observer le nombre de frappes plutôt que le nombre d’armes utilisées.

Le dernier rapport annuel d’Airwars, paru en janvier 2018, qui s’intéresse à l’Irak et à la Syrie observait (sans faire de distinction entre Etats-Unis et alliés, ou entre artillerie et aviation) : Du 1er janvier au 31 décembre 2017, la coalition a fait état de 11573 frappes d’artillerie et aérienne contre l’Etat islamique. Une augmentation de 49% par rapport au 7779 de 2016. Parmi ces frappes, 29% touchaient l’Irak et 71% la Syrie. Les frappes en Irak ont diminué de 28% alors que les frappes en Syrie ont augmenté de 161% comparé à 2016, ce qui indique une nouvelle orientation de la campagne.

En résumé : il est incorrect d’affirmer que l’armée américaine, sous Trump, largue 121 bombes par jour. Puisque ces chiffres concernent l’ensemble de la coalition, ne portent pas que sur les bombes, et ne valent que pour 2017 (ayant largement baissé en 2018). Toutefois, cette statistique illustre bien la hausse de l’activité militaire des USA et de la coalition en 2017, que la progression du nombre de frappes permet aussi de constater.

Par Fabien Leboucq.

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