Dans quelles conditions la Russie pourrait-elle mener une frappe nucléaire ?
La pratique russe de la dissuasion nucléaire a souffert d'un fort décalage entre une rhétorique très agressive et des actions beaucoup plus modérées, voire prudentes. Pour rendre plus crédible sa stratégie, Moscou, qui a abaissé son seuil d'emploi de l'arme atomique, accompagne désormais ses menaces de mesures concrètes. Interviewé par La Libre Belgique, Dimitri Minic, chercheur au Centre Russie/Eurasie de l'Ifri, a consacré une étude à l'évolution de la stratégie de dissuasion nucléaire russe au regard de la guerre en Ukraine.
La Russie a annoncé dimanche avoir réussi un essai final de son missile de croisière à propulsion nucléaire, le fameux Bourevestnik (« oiseau detempête » en russe). Dans une vidéo diffusée par le Kremlin, on voit Vladimir Poutine ordonner à des responsables militaires de « préparer les infrastructures pour mettre en service cet armement dans les forces armées ».
Le Bourevestnik est surnommé le « Tchernobyl volant » en raison des possibles émissions de radiation du réacteur nucléaire qu'il utilise pour sa propulsion, qu'il porte ou non une charge nucléaire. Lors de l'essai, qui a eu lieu le 21 octobre, ce missile – d'une portée « illimitée », se targue le président russe – aurait passé environ 15 heures dans l'air et survolé 14 000 km. Il n'a apparemment provoqué aucune contamination détectable, d'après l'agence norvégienne de surveillance de la radioactivité. Alors qu'une nouvelle rencontre entre Vladimir Poutine et son homologue américain Donald Trump est incertaine, le développement d'un tel missile permet au Kremlin d'envoyer un signal fort à l'Ukraine et ses alliés occidentaux : la Russie est, encore et toujours, une puissance nucléaire.
Crédibilité russe
Depuis 2024, d'ailleurs, Moscou a abaissé son seuil d'emploi déclaré de l'arme atomique. Il considère désormais qu'une agression conventionnelle (sans arme nucléaire) constituant « une menace critique » pour sa souveraineté et/ou son intégrité territoriale – mais aussi celle de la Biélorussie, une nouveauté – pourrait justifier l'emploi de l'arme atomique. Avant, la Russie se réservait le droit d'employer des armes nucléaires en cas d'agression avec des armes conventionnelles, uniquement « lorsque l'existence même de l'État [était] menacée ».
À quel point faut-il s'en inquiéter ? L'historien Dimitri Minic, chercheur à l'Institut français des relations internationales (Ifri), a consacré une étude à l'évolution de la stratégie de dissuasion nucléaire russe, en regard de la guerre en Ukraine. Il y explique qu'en abaissant le seuil d'emploi déclaré de l'arme atomique, les élites militaires et politiques russes tentent surtout de reconstruire la crédibilité de leur stratégie de dissuasion. Elles cherchent aussi à s'adapter aux nouvelles conditions géopolitiques créées par l'échec initial de « l'opération militaire spéciale » lancée contre l'Ukraine en février 2022, qui s'est transformée en une guerre longue et de haute intensité – un scénario que le Kremlin n'avait pas anticipé.
Failles de la stratégie russe
En Russie, la dissuasion ne se limite pas à l'arme nucléaire et ne s'active pas uniquement en temps de guerre. « Elle s'exerce constamment, y compris en temps de paix, de façon proactive », peut-on lire dans l'analyse. C'est un système global, permanent, qui mêle forces conventionnelles, menaces nucléaires et actions subversives (propagande, cyberattaques, déstabilisation, etc.). En plus d'être un concept de contournement de la lutte armée (actions indirectes, militaires ou non), cette approche s'enracine dans une culture stratégique imprégnée de mépris à l'égard de l'Occident et d'un sentiment d'encerclement par l'Otan.
Dimitri Minic explique que « les mesures de dissuasion stratégique russe, et notamment nucléaire, sont tout à la fois défensives, offensives et coercitives ». Mais la guerre en Ukraine en a révélé trois failles. D'abord, les élites russes ont surestimé la capacité des méthodes indirectes à atteindre leurs objectifs politiques : par exemple, les opérations psychologico-informationnelles, censées modifier l'état psychique et émotionnel des Ukrainiens, n'ont pas eu l'effet escompté. La grande majorité des Ukrainiens continuent de rejeter l'invasion russe.
Ensuite, le Kremlin a surestimé les effets des armes conventionnelles modernes (de haute précision, non nucléaires) : la menace de les utiliser et leur emploi effectif en Ukraine n'ont pas permis de contraindre Kiev à céder. Les forces conventionnelles russes ont même été affaiblies par le conflit.
Texte citation
La nouvelle doctrine nucléaire est d'abord et avant tout au service des actions impérialistes du Kremlin dans l'espace post-soviétique et en Europe orientale
Chercheur, Centre Russie/Eurasie de l’Ifri
Enfin, la menace nucléaire a certes empêché une implication militaire directe des alliés occidentaux de Kiev – quoique Washington avait annoncé ne pas en avoir l'intention – et permis de freiner le processus d'aide à l'Ukraine. Toutefois, l'Occident a progressivement intensifié son aide à Kiev et n'a pas hésité à infliger à Moscou de lourdes sanctions, provoquant le déclin de son potentiel économique et technologique.
« Ce style de dissuasion – qui cherche à maximiser les effets de la dissuasion tout en évitant une escalade incontrôlée – a fini par entacher la crédibilité d'une dissuasion nucléaire inadaptée », écrit Dimitri Minic. Si ces menaces peuvent encore impressionner certains publics, comme Donald Trump et une partie de ses soutiens, leur efficacité globale s'est érodée. À mesure que Moscou multipliait les avertissements et fixait des « lignes rouges » régulièrement franchies, la cohérence de sa posture stratégique s'est trouvée de plus en plus contestée.
Seuil abaissé, risque augmenté ?
Une question se pose donc : si cette révision doctrinale implique un abaissement du seuil d'emploi, augmente-t-elle pour autant le risque d'emploi ? Dimitri Minic tempère : la nouvelle doctrine nucléaire « est d'abord et avant tout au service des actions impérialistes du Kremlin dans l'espace post-soviétique et en Europe orientale ».
> Lire l'article dans son intégralité sur le site de La Libre.
ALLER PLUS LOIN :
À LIRE : "La dissuasion nucléaire russe à l'épreuve de la guerre en Ukraine", Dimitri MINIC, octobre 2025.
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