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Thomas Gomart : « Donald Trump réaffirme la centralité stratégique des Etats-Unis »

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interviewé par Marc SEMO dans

  Le Monde 

 
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En bombardant l’Iran dans le sillage d’Israël, le président américain opère une démonstration de force à l’adresse de la Chine et de la Russie, explique, dans un entretien au « Monde », le directeur de l’Ifri.

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Thomas Gomart, Ifri
Thomas Gomart, directeur de l'Ifri
Mike Chevreuil / Ifri
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Historien et directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), Thomas Gomart aborde à travers ses travaux les risques géopolitiques du monde contemporain et la diplomatie française. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont L’Accélération de l’histoire. Les nœuds géostratégiques d’un monde hors de contrôle (Tallandier, 2024) et Les Ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances (Taillandier, 2023). Dans un entretien au Monde, il revient sur les bombardements américains sur les sites nucléaires iraniens aux côtés d’Israël puis sur le cessez-le-feu que tente d’imposer Washington.

Les Etats-Unis ont-ils, avec l’opération « Midnight Hammer », rétabli la crédibilité de leur dissuasion, comme ils le clament ?

Force est de reconnaître à Donald Trump un incontestable sens du contre-pied. A l’été 2021, Joe Biden retirait les troupes américaines de l’Afghanistan en catastrophe, entraînant un reflux stratégique occidental exploité notamment par l’Iran et son « axe de la résistance » ainsi que par la Russie et son « opération militaire spéciale » en Ukraine [lancée en février 2022]. Quatre ans plus tard, Donald Trump frappe l’Iran dans le sillage d’Israël, contre toute attente. Ce faisant, le discours MAGA [« Make America Great Again »] de non-intervention militaire bifurque vers celui des néoconservateurs pour lesquels l’usage préemptif de la force est le moyen le plus sûr de dominer. La dissuasion, ce sont des discours et des capacités, mais surtout une volonté de passage à l’acte. En ce sens, Donald Trump réaffirme la centralité stratégique des Etats-Unis.

Est-ce le retour, au Proche-Orient et au-delà, d’une hyperpuissance américaine ou s’agit-il d’un trompe-l’œil ?

Je nuancerais, car Donald Trump est aussi l’homme qui n’est pas parvenu à imposer ses vues à Gaza ou en Ukraine. Dès le 23 juin, il a annoncé un cessez-le-feu en Iran, mais est-il en mesure de l’imposer sur la durée ? A mon sens, le véritable acteur des transformations au Proche-Orient, c’est Benyamin Nétanyahou. Quoi qu’on pense du premier ministre israélien, force est de reconnaître son exceptionnelle habileté en obtenant du président des Etats-Unis qu’il fasse l’exact opposé de ce qu’il comptait faire : bombarder au lieu de négocier. Depuis 1979, la République islamique d’Iran a commis une lourde faute d’analyse stratégique, celle de prétendre rivaliser indirectement avec les Etats-Unis, alors qu’elle restait fondamentalement une puissance régionale. Elle espérait sortir de son statut par le nucléaire. Elle paie comptant ses prétentions et la sclérose de son régime.

Quel message est ainsi adressé au président russe, Vladimir Poutine ?

Barack Obama l’avait humilié en qualifiant la Russie de « puissance régionale ». C’est tout le contraire avec Donald Trump, qui a aligné son discours sur celui du Kremlin en lâchant l’Ukraine. Cependant, il lui adresse le message suivant : l’efficacité militaire américano-israélienne en Iran n’a rien à voir avec l’inefficacité russo-iranienne en Ukraine. La maîtrise des espaces communs (du ciel et du ciblage) renvoie la Russie à son archaïsme opérationnel et à ses pertes humaines.

Et vis-à-vis du président chinois, Xi Jinping ?

La Chine, à la différence des Etats-Unis, reste dépendante des approvisionnements énergétiques en provenance de la région. Le message est donc celui d’une démonstration de force. Pékin s’était d’ailleurs grandement mobilisé pour obtenir une normalisation des relations entre l’Iran et l’Arabie saoudite en 2023. Face au président des Etats-Unis, qui passe à l’acte commercialement et militairement, Xi Jinping doit recalculer en permanence le rapport de forces, tout en soulignant le peu de cas qu’il fait du droit international.

Donald Trump se veut-il à la fois chef de guerre et faiseur de paix ?

Donald Trump veut surtout être le Prix Nobel de la paix et l’homme le plus riche au monde. Sur le plan budgétaire, les Etats-Unis donnent des signes de désengagement militaire structurel, notamment vis-à-vis de l’Europe. Donald Trump a exprimé à plusieurs reprises un refus de la guerre, largement souhaité par sa base électorale. S’il déclare un cessez-le-feu si rapidement, c’est pour rester dans le cadre d’une opération qu’il voudrait définitive. Mais si on sait quand commence une guerre, on ne sait pas quand elle finit. A titre de rappel, George W. Bush avait déclaré que la mission était accomplie, en mai 2003, six semaines après le début des frappes sur l’Irak de Saddam Hussein. On connaît la suite.

Quels peuvent être les effets pour les Européens ?

Ils sont en première ligne, mais marginalisés. Leurs sociétés sont de plus en plus travaillées, voire divisées par l’extension du conflit israélo-palestinien. Certaines d’entre elles ont été victimes, récemment encore, de l’hostilité historique de la République islamique d’Iran [deux otages français restent retenus en Iran, Cécile Kohler et Jacques Paris]. Par ailleurs, Téhéran soutient la Russie dans son effort de guerre en Ukraine, qui reste le centre de gravité de la sécurité des Européens. Or, ces derniers semblent faire le choix de l’impréparation industrielle, militaire et civique face à la Russie – en dépit du changement de pied de Donald Trump et de la situation sur le terrain.

En février, Israël, les Etats-Unis et la Hongrie ont voté avec la Russie contre la résolution présentée par l’Ukraine à l’Assemblée générale des Nations unies. C’est une rupture diplomatique dont les Européens ne tirent pas la conséquence logique : face à Moscou, ils pourraient se retrouver seuls plus tôt que prévu. Laisser l’Ukraine à son sort accélère cette évolution. Pendant qu’Israël bombarde l’Iran, la Russie bombarde l’Ukraine. Donald Trump fournit des armes à Jérusalem mais plus à Kiev. Les Européens subissent.

Cette nouvelle donne pèse-t-elle sur l’OTAN ?

L’attitude de Donald Trump au dernier G7 [à la mi-juin] a tétanisé les Européens, qui s’emploient à ne pas le braquer lors du sommet de La Haye [le 24 et le 25 juin]. Pour ce faire, ils vont annoncer des hausses de leurs dépenses militaires en sachant pertinemment que certains d’entre eux sont incapables de les assumer sur le plan budgétaire. La politique européenne consiste à faire le dos rond pour tenter de conserver, à tout prix, une présence militaire américaine suffisamment dissuasive. Rappelons parallèlement que la Russie, l’Allemagne et la France s’étaient conjointement opposées à l’intervention anglo-américaine en Irak, en 2003, laquelle avait profondément divisé une Union européenne à la veille d’un élargissement à des pays alignés sur Washington. Cet épisode de 2003 est devenu le surmoi de la diplomatie française, qui ne se remet pas d’avoir eu raison sans avoir pu modifier le cours des choses.

Depuis lors, Paris a utilisé le dossier iranien pour donner de la substance à la politique européenne à travers le format E3 (Paris, Londres et Berlin) et pour se rapprocher de Washington jusqu’à la première élection de Donald Trump. On se souvient du sommet du G7 à Biarritz, en 2019, et de la tentative de médiation européenne entre le président américain et l’Iran.

Toutefois, cette référence à 2003 est un trompe-l’œil, car la France est intervenue en Libye en 2011. Outre l’Iran, la Russie a soutenu Bachar Al-Assad en Syrie sans empêcher sa chute. Quant à l’Allemagne, la guerre en Ukraine a révélé sa dépendance énergétique vis-à-vis de Moscou et la situation de son outil militaire. Les Européens espèrent la continuation de la protection américaine contre la Russie et l’arrêt de la guerre d’Ukraine pour revenir à une forme de normalité stratégique. Il se pourrait bien qu’ils n’aient ni l’une ni l’autre.

Des pays européens, et notamment la France, très engagés depuis 2003 dans la recherche d’un accord sur le nucléaire iranien peuvent-ils encore jouer un rôle ?

Les Européens ont toujours maintenu le principe d’une négociation avec l’Iran impliquant les Etats-Unis, la Chine et la Russie. Ils ont constitué une expertise unique sur ce dossier et sont parvenus à l’accord de Vienne, en 2015, un remarquable résultat diplomatique. Rétrospectivement, on voit les conséquences de la décision prise par Donald Trump de se retirer de l’accord lors de son premier mandat, encouragé par Benjamin Nétanyahou, qui est depuis toujours hostile à la négociation. Nicolas Sarkozy déclarait, en 2008, vouloir éviter l’« alternative catastrophique » : « La bombe iranienne ou le bombardement de l’Iran. » Dix-sept ans plus tard, il n’est pas sûr que le bombardement de l’Iran signifie la fin de la bombe iranienne.

Cet acte de force américain va-t-il encore creuser le fossé entre l’Occident et le reste du monde ?

Cette opposition me semble schématique et trompeuse. L’Occident de Trump, c’est le mépris des Européens et le suivisme des Israéliens. Quant au Sud global, il se complaît, comme les Occidentaux, dans le double standard : c’est un « Sud transactionnel » encore largement attaché aux logiques unilatérales. En 2024, l’Iran a rejoint les BRICS + au sein desquels la Chine se tient à distance. L’Inde sort de son affrontement avec le Pakistan quatre ans après des heurts avec la Chine. La Russie cherche à asservir l’Ukraine. Le Brésil et l’Afrique du Sud n’émergent pas sur le plan stratégique. Immensément riches, l’Arabie saoudite et les Emirats ne garantissent pas leur sécurité par eux-mêmes. L’Egypte et l’Ethiopie se fragilisent. L’Iran se retrouve bien seul. Son « axe de la résistance » est disloqué. En réalité, l’action militaire conjointe israélo-américaine fragmente un peu plus la scène internationale.


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