Frappes israéliennes en Iran: « Une attaque contre-productive par rapport au nucléaire iranien »
Regain de tensions géopolitiques au Moyen-Orient après les frappes d’Israël contre l'Iran, visant son programme nucléaire et ses installations militaires. Au moins 20 hauts gradés iraniens ont été tués. Malgré l’enthousiasme de Donald Trump, Washington assure ne pas être impliqué dans ces frappes et avoir juste été prévenu. Des frappes qui interviennent au lendemain de l'annonce, par l'Iran, de l'accélération de sa production d'uranium enrichi. Analyse et décryptage avec l’invitée de la mi-journée de RFI, Héloïse Fayet, chercheuse au Centre d'études de sécurité de l'Institut français des relations internationales (Ifri), responsable du programme de recherche Dissuasion et prolifération.

RFI : Ces frappes interviennent au lendemain de l'annonce par l'Iran de l'accélération de sa production d'uranium enrichi. Fallait-il s'attendre à cette réaction militaire israélienne ?
Héloïse Fayet : Tout d'abord, l'annonce iranienne d'hier, sur l'accélération de son programme, est elle-même une réaction à une motion de censure qui a été décidée au Conseil des gouverneurs de l'Agence internationale de l'énergie atomique, donc l'agence qui supervise notamment le programme nucléaire iranien. On est sur un enchaînement de causes et de conséquences. Cependant, la frappe israélienne, enfin l'opération israélienne, est à voir dans un contexte beaucoup plus global. Cela fait plusieurs années, voire plusieurs dizaines d'années, qu'Israël s'inquiète de la menace que représente l'Iran pour sa sécurité. Et s'inquiète beaucoup plus d'un programme de missiles balistiques conventionnels qui existe – et que l'Iran a déjà employé à plusieurs reprises contre Israël – plutôt que d'une menace nucléaire. Qui pour l'instant ne s'est pas concrétisée. Car rappelons qu'aujourd'hui, tous les services de renseignement du monde – ceux qui s'y intéressent –s'accordent à dire que l'Iran n'a pas d'arme nucléaire fonctionnelle. Et donc aujourd'hui ne présentait pas de menace nucléaire directe et concrète pour Israël. Qui, rappelons-le, est un État qui possède l'arme nucléaire.
Le site de Natanz a été touché, mais pas ceux de Fordow et d'Ispahan. Est-ce que Natanz a un intérêt particulier pour l'armée israélienne ?
Aujourd'hui, il y a deux sites principaux qui concourent à la progression du programme nucléaire iranien : le site de Natanz et le site de Fordow. En réalité, le site de Fordow est plus important pour le programme nucléaire iranien, mais il est aussi beaucoup mieux protégé. Étant donné que c'est un site en grande partie construit sous une montagne qui est donc bunkérisé et qui est extrêmement difficile à détruire. Si les Israéliens veulent effectuer des dégâts importants sur le site de Fordow, ils auraient besoin de bombes pénétrantes qu'ils n'ont pas dans leur arsenal. Ils auraient besoin d'un soutien américain s'ils voulaient faire des dommages importants sur le site de Fordow. C'est pour cela qu'ils se sont plus concentrés sur le site de Natanz qui lui est moins protégé. Mais à ce stade, c'est assez compliqué de voir, de comprendre l'étendue des dégâts qui ont été provoqués par les frappes israéliennes. Les Israéliens affirment qu'ils ont détruit des installations souterraines à Natanz. Pour l'instant, l'analyse des images satellitaires montre plutôt la destruction d'infrastructures vitales pour le bon fonctionnement du site. Mais peut-être pas de centrifugeuses, la pièce principale de la production d'uranium utilisée par l'Iran.
Aujourd'hui, c'est trop tôt pour évaluer l'impact concret qui est fait par ces frappes sur le programme nucléaire iranien. En réalité, pour moi, c'est presque une attaque contre-productive par rapport au nucléaire iranien, étant donné que les dégâts ne sont à priori pas si importants que cela, mais que l'Iran avait toujours affirmé que si jamais il y avait des attaques contre ses installations nucléaires, alors plus rien ne les arrêterait pour sortir du traité de non-prolifération nucléaire et franchir le seuil nucléaire, donc effectuer les étapes techniques nécessaires pour développer une arme nucléaire. Il faut espérer que les Israéliens aient une vision différente de la chose, avec peut-être du renseignement supplémentaire. Sinon, ils viennent de donner aux Iraniens l'excuse dont ils avaient besoin pour continuer leur programme nucléaire.
D'un point de vue strictement légal, du droit international, Israël avait-il le droit de frapper ces installations nucléaires ?
C'est assez complexe parce que les États peuvent frapper un État souverain si jamais il y a une menace imminente sur leur propre sécurité et leur propre souveraineté. Ce sera le défi pour Israël qui, il faut le rappeler, n'est pas à une violation du droit international près, mais va devoir justifier son attaque. Ils ont commencé à le faire, notamment en publiant des vidéos et des documents et leurs propres analyses où ils considèrent que la menace iranienne sur le territoire israélien était imminente. On peut avoir une analyse un petit peu différente. Mais il faut rappeler, comme l'explique Rafael Grossi, le directeur de l'AIEA, qu'il y a un statut particulier autour des centrales nucléaires qui sont censées être des sites sensibles que l'on est censé s'abstenir de frapper. On voit bien que les Russes n'ont pas ce genre de précaution en Ukraine, où ils attaquent régulièrement la centrale de Zaporijjia. Là, nous sommes sur des échelles différentes, étant donné que le site de Natanz pose moins de risque en terme d'accidents nucléaires que Zaporijjia. Pour l'instant, l'Agence Internationale de l'énergie atomique se montre assez rassurante par rapport à la situation à Natanz. En tout cas, cela montre quand même une tendance globale à attaquer des sites nucléaires civils à des fins militaires.
Quel était l'objectif d'Israël selon vous ? Prouver à l'Iran qu'il peut le frapper sur son sol, sur ses installations nucléaires ?
Il faut se rappeler que ce n'est pas la première fois qu'Israël frappe l'Iran directement sur son territoire. En octobre dernier, il y avait eu un enchaînement similaire. Après la mort de Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, par une frappe israélienne au Liban, les Iraniens avaient répliqué en frappant le territoire israélien, ce qui n'avait quasiment pas fait de dégâts. Ensuite, les Israéliens avaient répondu à cette frappe iranienne par des frappes sur le territoire iranien. Ils avaient déjà démontré leurs excellentes capacités de ciblage. C'est-à-dire qu'ils savaient précisément où est tel matériel, ce qui va provoquer des dégâts importants, ce qui est important pour le régime iranien. À l'époque, ils avaient détruit certains éléments de défense antiaérienne de sites sensibles du programme balistique conventionnel iranien. Là, ils montrent qu'ils peuvent le refaire. Il montre aussi qu'ils ne laissent aucune chance à la diplomatie, aucune chance aux négociations. Donald Trump avait donné le 12 juin comme date butoir des négociations sur le nucléaire iranien, qui avaient lieu entre l'Iran et les États-Unis. Il n'y a pas eu d'accord avant le 12 juin. Les Israéliens se sont sentis capables et libérés peut-être d'une sorte d'obligation vis-à-vis des États-Unis pour conduire ces frappes sur le territoire iranien. Avec, il faut le rappeler, l'autorisation évidemment des États-Unis. Donald Trump a reconnu qu'il avait été mis au courant et qu'il ne s'y était pas opposé. Il y a certains officiels israéliens qui affirment qu'ils ont eu un « green-light », un feu vert en français, donc un soutien total. Alors, pas de soutien militaire concret parce qu'à mon sens, les Américains essaient de se protéger pour éviter les répliques sur leurs propres installations militaires au Moyen-Orient. Mais il est possible qu'il y ait eu du soutien en termes de renseignement et un soutien aussi politique, évidemment.
L'attaque de drones conduite en riposte sur le territoire israélien par l'Iran semble plus symbolique que réellement menaçante...
Oui, les drones ont quasiment tous été interceptés avant même qu'ils n'atteignent l'espace aérien israélien. Les Iraniens devaient faire quelque chose pour répliquer immédiatement. S'il y a une riposte plus importante, elle va probablement prendre un peu plus de temps à être conçue. Parce que, comme on l'a expliqué, l'état-major iranien, qui aurait été capable de concevoir une opération et de la coordonner, a été tué. Alors, les remplaçants ont déjà été nommés pour une partie, mais il y a quand même une expertise qui a été perdue. Il y a des sites qui ont été endommagés, mais il y a aussi des lanceurs mobiles. Is ont encore la possibilité de faire des frappes contre le territoire israélien. Mais là aussi, c'est aux Iraniens de choisir s'ils veulent effectuer une attaque « tout pour le tout ». C'est-à-dire une attaque saturante avec plusieurs centaines de missiles balistiques sur une échelle encore plus importante que ce qu'on a connu en avril et en octobre. Qui pourrait réellement causer des dégâts sur le territoire israélien s'il y a une saturation de la défense anti-missile israélienne et avec un soutien occidental. Mais ce qui provoquerait peut-être de nouveau une réponse israélienne. À ce jeu-là, il est possible qu'Israël puisse tenir plus longtemps, notamment parce qu'ils sont soutenus par les Occidentaux. Ce sont les Iraniens qui ont les cartes en main, mais peut être moins de cartes qu'avant la frappe israélienne – car c'est évidemment l'objectif d'Israël que de frapper cet arsenal balistique. Ils peuvent aussi, comme on l'a dit, frapper des sites américains dans la région, mais peut-être qu'ils n'ont pas envie de trop impliquer les Américains dans cette histoire. On ne peut pas vraiment faire de pronostic. On scrutera avec beaucoup d'attention toutes les déclarations iraniennes ces prochains jours. Et les mouvements autour des bases de missiles balistiques iraniens.
Est-ce une grosse perte pour l'Iran, tous ces hauts responsables qui ont été tués ?
C'est une perte importante, parce que cela montre un certain état de faiblesse du régime iranien. Selon certaines informations qui commencent à apparaître, ils auraient tous été réunis dans le même bunker pour une réunion. Donc évidemment, c'étaient des cibles assez faciles à frapper. Il est quand même assez surprenant que, alors qu'il y avait déjà eu des alertes la nuit précédente concernant de possibles frappes israéliennes, que le régime iranien n'ait pris quasiment pas de précautions. Est-ce une sorte d'arrogance du côté iranien ? Mais aussi, du côté israélien, ils ne semblent pas trop se préparer, eux, à une riposte iranienne. Il est certain que, dans l'histoire, les principales victimes, ce sont les populations. C'est peut-être cela que cherche Israël, essayer à nouveau de provoquer les populations iraniennes à se révolter contre le régime. Mais même la stratégie de pression maximale économique qui avait été mise en œuvre par les États-Unis n'a pas réussi. Il me semble peu probable que cet objectif de changement de régime, qui est poursuivi insidieusement par Israël, n'aboutisse.
Les États-Unis et l'Iran négocient directement en ce moment. Un sixième cycle de discussion était prévu ce dimanche. Pensez-vous qu'il aura lieu ?
Les Iraniens ont dit évidemment qu'ils n'y participeraient pas. Comme tout le monde, ce vendredi matin, on se réveille et on voit l'interview de Donald Trump dans Fox News qui dit : « J'espère qu'ils viendront à la table des négociations tout de même dimanche, même s'il y aura une partie qui sera absente. » Parce qu'une partie des négociateurs ont été tués dans la frappe israélienne. Cela montre une telle déconnexion, je trouve, entre les enjeux réels et cette façon de communiquer par Donald Trump. Cela ne peut que mettre à mon avis de l'huile sur le feu. S'il imaginait qu'une telle opération, qu'il a approuvé, pourrait n'avoir aucune conséquence sur les négociations, je pense qu'il s'est complètement fourvoyé. Mais voilà, c'est la politique étrangère de Donald Trump.
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