La dissuasion nucléaire russe à l’épreuve de la guerre en Ukraine
Dès le lancement de son « opération militaire spéciale » (SVO) contre l’Ukraine, le 24 février 2022, le Kremlin, qui dispose de l’un des plus vastes arsenaux nucléaires au monde, a adopté des mesures de dissuasion agressives et une rhétorique résolument menaçante. Décryptage d’un possible emploi de l’arme nucléaire par Moscou, avec Dimitri Minic, docteur en histoire des relations internationales, historien et chercheur au Centre Russie/Eurasie de l'Ifri, où il est aussi rédacteur-en-chef adjoint des collections numériques Russie.Eurasie.Visions et Russie.Eurasie.Reports. Il est l’auteur de Pensée et culture stratégiques russes : du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine (Paris, Maison des sciences de l’homme, avril 2023), le livre tiré de sa thèse pour lequel il a reçu le Prix Albert Thibaudet.
Texte citation
La dissuasion nucléaire russe n’a connu qu’un succès très relatif dans la mesure où elle n’a pas permis d’isoler l'Ukraine de l'Occident.
Chercheur, Centre Russie/Eurasie de l’Ifri
RFI : Dès les premiers jours de la guerre, Moscou adopte une rhétorique nucléaire agressive. Quelle est sa stratégie ?
Dimitri Minic : Le 24 février 2022, sa stratégie est de prendre Kyïv en quelques jours, sinon en quelques heures, et de soumettre politiquement l'Ukraine. Dans le discours qui annonce le déclenchement de l'opération militaire spéciale, Vladimir Poutine fait une allusion à un emploi possible de l'arme nucléaire, à l’attention de ceux qui voudraient s'impliquer directement dans ce conflit aux côtés de l'Ukraine. Si cette rhétorique menaçante a probablement permis à la Russie d'éviter une escalade de la guerre locale commencée en guerre régionale, impliquant d'autres pays, ainsi que de freiner l’aide militaire occidentale, cette pratique a montré des limites. En effet, non seulement cela n’a pas dissuadé l'Ukraine de résister, mais, surtout, cela n’a pas empêché l’Occident d’amorcer un flux d'aide militaire à l'Ukraine qui s’est révélé crucial au fil des mois. En outre, cette rhétorique nucléaire agressive et disproportionnée n’est pas parvenue à dissuader l’Occident d’instaurer des sanctions économiques massives ni à le contraindre de les retirer. La dissuasion nucléaire russe n’a connu qu’un succès très relatif dans la mesure où elle n’a pas permis d’isoler l'Ukraine de l'Occident.
Mais il y a quand même une véritable inquiétude qui plane en Occident, puisque le nucléaire tactique fait partie de l'arsenal russe. Le nucléaire a été étendu à la guerre conventionnelle, en quelque sorte ?
A la chute de l'Union soviétique, les élites militaires russes héritent d'une doctrine de non-emploi en premier. En outre, la théorie de la dissuasion et ses mécanismes étaient peu développés par rapport à ce qui existait en Occident. Dès le début des années 1900, dans un contexte de fort affaiblissement militaire et économique vis-à-vis de l’Occident, une période féconde de conceptualisation s’ouvre dans l’armée russe. La théorie et la doctrine militaires russes soutiennent ainsi progressivement l’extension de la dissuasion nucléaire aux guerres conventionnelles de toute ampleur (locale, régionale, à grande échelle) et envisagent un possible emploi en premier de l’arme nucléaire dans ce cadre, pour empêcher une telle guerre ou dissuader l’adversaire de la continuer, y compris dès le début du conflit. La nouvelle stratégie misait sur l’abaissement du seuil d’emploi de l’arme nucléaire, lequel devait être démonstratif, limité et en mesure de mettre fin aux combats dans des conditions favorables à la Russie. Moscou a plus tard réhaussé son seuil d’emploi dans un double contexte de modernisation de ses forces conventionnelles et de changement de perception des menaces, davantage tournée vers les conflits locaux et les menaces hybrides.
D’aucuns ont pu craindre que les échecs essuyés par la Russie en Ukraine conduisent Moscou à employer l’arme nucléaire. Il faut toutefois bien comprendre qu’un emploi de l’arme nucléaire par la Russie, même à l’époque des doctrines de l’abaissement du seuil (années 1990-2000), exigerait des conditions exceptionnelles qui ne sont pas du tout réunies dans le cadre de la guerre en Ukraine. Le Kremlin devrait se trouver en passe de perdre irrémédiablement une guerre face à un ennemi conventionnel – lui-même doté ou directement aidé par des Etats dotés – dont l’objectif affiché serait de s’emparer de territoires russes et/ou de changer le régime. Moscou prendrait alors plusieurs mesures de dissuasion très claires, comme, par exemple, un transfert médiatisé des têtes nucléaires depuis les entrepôts centraux vers les unités et les bases, combiné avec un essai nucléaire réel sur le territoire russe. Des mesures destinées à signaler la préparation du leadership russe à conduire une frappe nucléaire limitée et démonstrative.
Vous identifiez trois failles théoriques et pratiques révélées par cette guerre en Ukraine de la doctrine nucléaire russe. Et l'une d'elles, c'est la limite de la dissuasion stratégique conventionnelle, avec les fameux missiles Kalibr, Kinjal, dont l’usage n’a pas produit l’effet escompté…
La Russie débute la guerre en Ukraine avec une conception spécifique de la dissuasion (dite « stratégique »), qui est très agressive, inter-domaines (non militaire/subversif, conventionnel, non conventionnel), coercitive et même préemptive. Cette stratégie échoue sur trois plans. C’est d’abord l’échec de la théorisation du contournement, qui a dominé la pensée et la culture stratégiques russes depuis la chute de l’URSS et notamment envisagé la « dissuasion stratégique » comme une façon de gagner la guerre avant la guerre. C'est aussi un échec des moyens et méthodes psychologico-informationnels, dont les Russes ont surestimé les effets, non seulement sur la population et les élites ukrainiennes, mais aussi sur celles occidentales. Deuxièmement, c’est un échec de la dimension conventionnelle, dont les élites militaires et politiques russes ont surestimé l’efficacité pendant 40 ans. Cela concerne aussi bien les forces générales, les exercices et les déploiements démonstratifs, que les armes modernes de haute précision, notamment duales. L’échec relatif de ces armes est visible aussi bien sur le plan de la dissuasion que sur celui de la désescalade via leur emploi sur le théâtre. Leur emploi a d’ailleurs plutôt confirmé les vulnérabilités identifiées par les militaires russes depuis les années 90.
Donc, on voit bien que d'un point de vue technique, c'est un affaiblissement. Et les excès rhétoriques de Dmitri Medvedev (vice-président du Conseil de Sécurité de Russie au discours violemment anti-occidental, ndlr), de Ramzan Kadyrov (président de la République de Tchétchénie, un proche de Vladimir Poutine, ndlr) également, ont abîmé la dissuasion nucléaire russe ? À force de crier au loup et à menacer d'hiver nucléaire, l'Occident, ça ne prend plus ?
Si la Russie produit depuis plus de 20 ans une rhétorique nucléaire agressive, les mesures concrètes qu'elle prend pour l’accompagner sont très modérées, voire prudentes ; traditionnellement, Moscou cherche à maximiser les effets de la dissuasion tout en évitant une escalade incontrôlée. Par conséquent, vous avez un décalage très fort entre ce que la Russie dit et ce que la Russie fait vraiment. D’où vient cette pratique intrinsèquement disproportionnée ? Elle est en partie due à une culture stratégique ; Moscou considère que l'Occident est faible, lâche et déliquescent, qu'il est sensible aux menaces, qu'il craint la « Russie nucléaire » et qu'il cédera face aux menaces, sans parler d’un emploi limité dont les militaires russes se sont persuadés dans les années 1990-2000 qu’il forcerait l’Occident à capituler malgré une victoire conventionnelle écrasante.
Cette stratégie s’est révélée défaillante dès le 24 février 2022 : loin de céder, l’Occident a au contraire renforcé sa coopération et sa solidarité, tandis qu’il a surpris le Kremlin en instaurant des sanctions économiques massives et en assumant une aide militaire soutenue à l’Ukraine. Dès 2022, l’armée russe a prôné des adaptations de la stratégie nucléaire : la rhétorique nucléaire agressive doit être poursuivie mais accompagnée de mesures concrètes de dissuasion nucléaire, et non pas seulement rhétoriques. En outre, pour étayer cette rhétorique menaçante, les forces et moyens de dissuasion conventionnelle doivent être employés de façon plus violente et directe, sans parler des moyens et méthodes non militaires et subversifs. Ils ont enfin estimé que le seuil d’emploi de l’arme nucléaire devait être abaissé pour répondre aux nouvelles conditions découlant de l’échec initial de l’« opération militaire spéciale » et de ses conséquences. Dès le début de l’année 2023, le Kremlin a commencé à s’adapter. La nouvelle doctrine nucléaire, publiée en novembre 2024, confirmera ces évolutions. La doctrine nucléaire russe est avant tout au service des actions impérialistes et agressives présentes et futures de la Russie ; sa révision doit permettre de couvrir de nouveaux scénarios, semblables à celui de la guerre en Ukraine, pour tenter de paralyser l’Occident.
RFI : L’élection de Donald Trump a-t-elle permis de faire baisser la tension ?
Oui. L’indifférence relative de Trump à l’égard de l'Ukraine et de l'Europe, la collusion idéologique entre la Russie et la nouvelle administration américaine ainsi que le peu d'intérêt porté par Trump à l'OTAN et à l'Europe orientale y participent grandement. Ce qui ne signifie pas que l’exercice agressif de la dissuasion nucléaire russe s’est arrêté. On voit bien qu’elle se déclenche dès que le président américain affirme envisager de fournir des armes à longue portée à l'Ukraine. Mais comme Trump ne semble pas disposé à le faire pour l’instant, la probabilité, déjà très faible, d’un emploi de l’arme nucléaire par la Russie en Ukraine, s’éloigne d’autant plus. En revanche, les ambiguïtés de Washington et les hésitations de l'Europe alimentent l'agressivité de la Russie, augmentant ainsi l’audace et la violence des actions de la dissuasion stratégique russe, et notamment de sa composante conventionnelle. Une levée américaine des restrictions d’emploi par l’Ukraine d’armes occidentales contre le territoire russe pourrait finir par entraîner des conséquences militaires, y compris contre un pays de l’OTAN en Europe orientale. Cette possible réponse conventionnelle de la Russie à ce qu’elle perçoit comme une grave escalade de l’Occident doit être anticipée et étudiée. L’expérience a montré que la Russie avait davantage de mal à répondre à une poursuite massive mais séquencée de l’aide militaire à l’Ukraine.
> Écouter le podcast sur le site de RFI.
ALLER PLUS LOIN :
À LIRE : "La dissuasion nucléaire russe à l'épreuve de la guerre en Ukraine", Dimitri MINIC, octobre 2025.
Média
Journaliste(s):
Nom de l'émission
Format
Partager