24
nov
2011
Espace Média L'Ifri dans les médias

Apprendre ou disparaître ? Le retour d'expérience dans les armées occidentales

En temps de paix peut-être plus encore qu’en guerre, les armées évoluent dans un brouillard d’incertitude qui, une fois les opérations initiées, ne se dissipe que partiellement. Tandis qu’elles se préparent aux futurs conflits, les organisations militaires demeurent souvent dans l’ignorance de l’identité de leurs prochains adversaires, des intentions de ces derniers et de leurs capacités réelles sur le champ de bataille. Omniprésente, l’incertitude n’entoure pas seulement les ambitions et moyens de ses adversaires potentiels, mais aussi les capacités propres d’une armée : les doctrines, concepts et plans d’opérations s’avèreront peut-être inadaptés à un théâtre inhabituel et méconnu, ou encore au milieu humain dans lequel l’action devra être conduite. Les changements apportés aux modes d’organisation de la force comme les nouveaux équipements peuvent ne pas avoir l’impact espéré sur l’action des forces et requérir de faire évoluer les pratiques d’une armée dans l’urgence. Ces nombreuses variables, reflet de l’irréductible décalage identifié par Clausewitz entre guerre « sur le papier » et guerre « réelle », font de la surprise un élément omniprésent de la guerre, et de l’adaptation un impératif absolu pour les armées.

Certaines dispositions du temps de paix – renseignement, analyse historique, prospective, entraînements réalistes, etc. – permettent en théorie de réduire le décalage entre les guerres imaginées par les armées et celles qu’elles auront effectivement à mener, voire à formuler des innovations leur conférant un puissant avantage militaire. Cependant, et malgré tous les efforts concevables, il demeure impossible de faire disparaître la surprise de l’horizon conflictuel. Les armées se voient ainsi condamnées à être adaptatives, à tenter d’apprendre de leurs erreurs comme de leurs réussites et à rectifier leurs pratiques, structures, doctrines et équipements en fonction de missions et de conditions d’engagement extrêmement variables.

Pour ce faire, elles ont mis en place des méthodes et organisations destinées à permettre la remontée systématique d’informations tirées des expériences de terrain issues d’engagements en cours, passés ou d’exercices. Triées, analysées et prises en compte par l’appareil décisionnel de l’institution, ces informations constituent la source d’un processus d’adaptation des organisations militaires, le retour d’expérience (RETEX). Longtemps spécifique au temps de guerre, le RETEX s’est institutionnalisé au cours des dernières décennies et imposé comme fonction permanente dans la plupart des armées modernes.

De nombreux facteurs concourent à donner au RETEX l’importance qui est la sienne : la multiplication des opérations extérieures et la diversification des missions depuis la fin de la guerre froide , la démonstration par de nombreux adversaires de leur flexibilité tactique et opérative , la nécessité, dans un contexte de guerre limitée, de restreindre les risques pris en opération et de s’adapter aux nouveaux matériels ou enfin les opportunités offertes par la technologie en termes de rapidité de diffusion des informations invitent toutes à s’appuyer de manière croissante sur le RETEX. En quelques années, celui-ci est ainsi devenu un rouage essentiel des armées, par lequel elles s’efforcent d’accroître leur capacité de réaction à l’imprévu. Si son utilité immédiate semble intrinsèquement liée aux besoins urgents révélés par les « longues guerres » de contre-insurrection, le RETEX et les pratiques de recueil et d’analyse systématique des enseignements qu’il encourage sont également précieux en l’absence d’opération majeure, lorsqu’il s’avère nécessaire de prendre du recul et d’évaluer les orientations de long terme des armées. Si elle ne produit donc pas, à elle seule, d’innovation militaire majeure, cette « fonction RETEX » des armées peut en constituer le soubassement et contribue au minimum à renforcer l’efficacité des organisations militaires, en temps de paix comme en temps de guerre.

Les ouvrages et articles d’histoire militaire regorgent d’exemples de leçons que les armées ont « apprises » de leurs engagements passés ou, plus souvent encore, « ignorées » . Alors même que l’accent est mis de manière croissante sur les capacités d’adaptation des armées, il n’existe que peu de sources portant sur les processus de retour d’expérience et les organismes en ayant la charge, mises à part les analyses de cas historiques et des pratiques et structures RETEX de l’US Army.

A partir de l’examen des processus et structures du RETEX au sein des armées de terre française et américaine, ainsi que, dans une moindre mesure, de ceux existant en Allemagne, au Canada, en Israël, au Royaume-Uni et à l’OTAN, l’étude s’attache dans un premier temps à comprendre le RETEX et ses fonctions propres pour mieux en expliquer la récente formalisation. La complexité de la tâche, le caractère dynamique de l’environnement conflictuel comme les pesanteurs propres aux organisations impliquées imposent au RETEX un fonctionnement par cycle, permettant un suivi régulier des problèmes. Ce fonctionnement étant rarement explicité, un second temps de l’analyse consiste à distinguer les étapes concrètes du processus par lequel une observation donnée, provenant généralement d’une unité en opération ou en exercice, peut susciter une réaction de l’institution visant à encourager certaines pratiques prometteuses ou à en rectifier d’autres, et faire évoluer tout ou partie de l’institution. Ces processus de retour d’expérience étant en évolution constante, l’étude s’achève sur l’analyse de trois défis majeurs que les structures RETEX des armées modernes doivent relever afin de conserver, voire de renforcer, leur pertinence.