13 novembre : 10 ans après, où en sont les politiques de déradicalisation ?
À l’occasion des 10 ans des attentats du 13 novembre, Usbek & Rica s’est entretenu avec Marc Hecker, directeur exécutif de l’Ifri et spécialiste des questions de terrorisme, pour faire un point sur la notion de déradicalisation.
« Au-delà de la prévention, lorsque l’individu est déjà radicalisé, l’Etat doit œuvrer pour une sortie de la radicalisation. » Le 26 février 2015, c’est en ces termes que Manuel Valls, alors Premier ministre, résume la mission d’un rapport parlementaire confié au député Sébastien Pietrasanta, dont l’objectif est de faire de la « déradicalisation » un « outil de lutte contre le terrorisme ». Quelques mois plus tard, les attentats du 13 novembre 2015 renforcent encore davantage la circulation de cette notion : des unités et divers dispositifs associatifs dédiés sont créées et, le 9 mai 2016, Manuel Valls promet la mise en place de centres de « déradicalisation » répartis sur l’ensemble du territoire français (qui ne voient finalement jamais le jour).
Qu’en est-il dix ans plus tard ? Alors que la France commémore cette semaine les 10 ans des attentats du 13 novembre, Usbek & Rica s’est entretenu avec le chercheur Marc Hecker, directeur exécutif de l’Ifri (Institut français des relations internationales), spécialiste des questions de terrorisme et récemment auteur de Daech au pays des merveilles (Spinelle éditions, avril 2025), un récit uchronique captivant mêlant fiction et non-fiction, récit d’auditions judiciaires et discussions de couloirs entre journalistes et députés, le tout dans l’objectif de dessiner les « effets de polarisation » engendrés par la multiplication des attaques terroristes en France.
Usbek & Rica : Commençons par resituer la notion de radicalisation, qui s’est largement répandue dans le débat public depuis les attentats du 13 novembre 2015, parfois au risque de la confusion. D’où vient-elle et que désigne-t-elle ?
Marc Hecker. Depuis 2015, l’usage du mot radicalisation s’est diversifié parce que la menace elle-même s’est diversifiée. Même si son origine ne concerne pas uniquement les djihadistes, elle a connu un fort développement à partir des attentats de Londres en 2005 : les 4 terroristes avaient grandi au Royaume-Uni et 3 d’entre eux étaient même nés dans ce pays. Cela constitue une différence notable avec les attentats du 11 septembre 2001, menés par des terroristes étrangers. De nouvelles questions ont donc surgi : comment des enfants éduqués dans des écoles britanniques ont-ils pu se retourner contre leur société ? Comment se sont-ils radicalisés ?
Ce phénomène du homegrown terrorism, c’est-à-dire du terrorisme domestique, a touché la France quelques années plus tard, notamment à partir des attentats de 2012. La même problématique se pose alors s’agissant de Mohammed Merah (auteur des tueries de mars 2012 à Toulouse et Montauban, ndlr) : comment un jeune né en France et ayant fréquenté l’école publique peut-il se radicaliser au point de vouloir éliminer ses concitoyens ?
À cette époque commencent aussi à se développer les filières syriennes : sur toute la période de la guerre civile, environ 1500 Français ont rejoint la zone syro-irakienne, dont un tiers de femmes. Ce phénomène a pris beaucoup d’ampleur et a suscité des interrogations, non seulement dans les sphères politiques et médiatiques, mais aussi dans le domaine de la recherche. Avec les attentats de 2015, la problématique des « revenants » du djihad a pris un tour dramatique puisque les auteurs des attaques du 13 novembre s’étaient entraînés en Syrie.
Certains chercheurs et praticiens préfèrent parler de « radicalisation menant à la violence » que de radicalisation tout court. En effet, dans un Etat démocratique et libéral, la radicalisation politique peut être légitime. Ce qui est illégitime et illégal, c’est l’appel à la violence ou le passage à l’acte. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la radicalisation ne se limite pas au djihadisme et peut toucher d’autres idéologies. En France, on a assisté à partir de 2017 à plusieurs arrestations dans les mouvances d’ultra-droite, qui ont conduit à des procès récents. Il ne faut pas oublier non plus l’ultra-gauche, sept militants ayant été condamnés fin 2023 pour association de malfaiteurs terroriste (dans le cadre de l’affaire dite du « du 8 décembre 2020 », ndlr) ou encore le terrorisme régionaliste, notamment en Corse et au Pays basque, même s’il est nettement moins actif aujourd’hui.
Le terme de déradicalisation a lui aussi beaucoup circulé il y a une dizaine d’années, cette fois pour désigner les processus visant à faire en sorte que des personnes radicalisées, essentiellement des djihadistes, ne le soient plus. Comment la France s’est-elle emparée de ce sujet ?
Marc Hecker. La France a commencé à s’intéresser à ce sujet assez tardivement. Le rapport Jounot, réalisé en 2013 par Yann Jounot, préfet au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, a marqué un tournant. Ce rapport a mis en avant des expériences étrangères, notamment au Royaume-Uni, qui visaient à prévenir la radicalisation, et dont la France aurait pu s’inspirer. A l’époque, quand on évoquait la prévention de la radicalisation ou la déradicalisation avec des professionnels de la lutte contre le terrorisme, on se voyait répondre que ça ne faisait pas partie de notre culture, que notre arsenal législatif fonctionnait, et que la logique sécuritaire devait primer.
Progressivement, avec l’ampleur prise par les filières djihadistes vers la Syrie, les lignes ont bougé. En 2014, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve a présenté un Plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes. À partir de là, la France a lancé plusieurs initiatives, notamment en s’appuyant sur le monde associatif. Un élément marquant a été le lancement d’un numéro vert permettant de détecter les cas de radicalisation. Il s’agissait ensuite d’évaluer ces cas puis de les prendre en charge.
Certains dispositifs ont subi des critiques virulentes, mais globalement, il faut reconnaître que les autorités ont su s’adapter et tirer les leçons des échecs. En matière de déradicalisation, après des premières expériences décevantes qui ont été interrompues, d’autres initiatives plus probantes ont vu le jour – même si des défauts ou des manquements persistent.
Le dernier plan national de prévention de la radicalisation, intitulé « Prévenir pour protéger », date pourtant de 2018. Est-ce à dire que la France a « abandonné » la question ?
Marc Hecker. Non, la France n’a pas abandonné cette question. Des politiques publiques continuent à être déployées en matière de prévention primaire (c’est-à-dire visant la population en général), secondaire (ciblant des individus particulièrement vulnérables) et tertiaire (touchant des individus déjà radicalisés). Dans cette dernière catégorie, le terme de déradicalisation est de moins en moins employé.
Certains ont dénoncé dans la déradicalisation une forme de fantasme de « reprogrammation » cérébrale, de surcroît difficile à vérifier puisqu’on ne peut pas être sûr de ce qui se passe dans la tête des gens. J’ai été marqué par une visite en prison au cours de laquelle un gardien s’est exclamé : « On ne peut pas perquisitionner un cerveau ! » Aujourd’hui, on tend davantage à parler de réhabilitation, de réaffiliation sociale, ou encore de désengagement. Le désengagement est plus facile à objectiver que la déradicalisation. On peut vérifier si une personne se désengage d’un groupe violent et rentre dans le « droit chemin », en respectant le droit.
« Aujourd’hui, on tend davantage à parler de réhabilitation, de réaffiliation sociale, ou encore de désengagement. » - Marc Hecker, directeur exécutif de l'Ifri (Institut français des relations internationales)
Marc Hecker. Dans une étude parue en 2021, je me suis intéressé au dispositif baptisé « PAIRS » (Programme d’accompagnement individualisé et de réaffiliation sociale). Il s’agit du principal dispositif français de réinsertion pour les djihadistes sortant de prison. Il est bâti autour de trois catégories de professionnels : des travailleurs sociaux, des psychologues et des médiateurs du fait religieux. Le travail pluridisciplinaire des équipes est censé aider les personnes prises en charge à retrouver une place dans la société.
Dans l’étude de 2021 que vous venez de mentionner, vous pointiez des résultats plutôt rassurants. De manière générale, et avec quelques années de recul supplémentaires, diriez-vous que les résultats des politiques menées par la France en matière de déradicalisation depuis une dizaine d’années sont positifs ?
Marc Hecker. L’étude en question visait à mieux comprendre le programme PAIRS, mais aussi à l’évaluer. Je n’ai pas eu l’occasion de refaire une évaluation de ce type ultérieurement. Ma vision de ce programme est donc limitée dans le temps, et aujourd’hui datée. Ce que je peux dire, c’est que le travail réalisé à l’époque dans le cadre de ce programme était sérieux, même s’il y avait évidemment des difficultés. La prise en charge était dense – jusqu’à 20 heures par semaine. Il s’agissait d’un travail concret, effectué par des professionnels dévoués, éloignés des projecteurs des médias. Il y avait une volonté de rompre avec les polémiques qui avaient entaché de précédent dispositifs accusés de profiter du « business de la déradicalisation ».
Il s’agissait également de battre en brèche l’idée selon laquelle tenter de réinsérer ces individus revenait à faire preuve de naïveté. Une de mes conclusions était justement qu’il ne faut pas opposer les programmes de réinsertion et les approches sécuritaires. La dimension psychosociale de ces programmes doit être complémentaire des logiques de contrôle du ministère de la Justice et de surveillance du ministère de l’Intérieur.
Le taux de récidive des individus passés par le programme PAIRS est très faible, mais un objectif de « récidive zéro » est illusoire. L’attentat du pont de Bir-Hakeim (attaque au couteau et au marteau perpétrée par Armand Rajabpour-Miyandoab le 2 décembre 2023 à Paris, ndlr) l’a montré. Un article de Mediapart a détaillé les dysfonctionnements dans le suivi de cet individu. Mais cela ne doit pas discréditer l’intégralité du programme, et encore moins le concept de désengagement dans son ensemble. Une sortie sèche de prison, sans accompagnement de ce type, poserait sans doute encore plus de problèmes.
Dans votre dernier livre Daech au pays des merveilles (Spinelle éditions, avril 2025), vous dessinez, dans une sorte de scénario uchronique au cœur des années 2010, les « effets de polarisation » engendrés par la multiplication des attaques terroristes en France. Que souhaitiez-vous démontrer ?
Marc Hecker. La fiction permet des libertés que n’offre pas le cadre de la recherche. Si on ne peut pas perquisitionner un cerveau dans la réalité, on peut essayer de se mettre dans la tête de ses personnages dans un roman. Au fil de mon travail, j’ai recueilli beaucoup d’anecdotes, entendu beaucoup de témoignages que je ne pouvais pas toujours insérer dans mes publications académiques, et qui m’ont permis de nourrir le scénario de Daech au pays des merveilles.
Dans ce livre j’essaye notamment d’imaginer les conséquences d’attentats perpétrés par l’ultra-droite en réaction aux attaques djihadistes. Ces attentats ne se sont pas produits dans la réalité, mais certains projets ont bel et bien été fomentés. En 2016, lors d’une audition parlementaire, le DGSI avait dit craindre une « confrontation inéluctable » entre l’ultra-droite et les musulmans. Cette confrontation n’a pas eu lieu, mais la fiction permet d’en imaginer le déroulement et la manière dont les autorités auraient pu réagir.
Avant d’en arriver à cette partie fictive, la première moitié du livre colle davantage à la réalité du djihadisme auquel la France a été confronté il y a une dizaine d’années. J’essaye ainsi de décrire la manière dont le personnel politique et l’administration ont été pris de court par le phénomène des filières djihadistes syriennes. Les discussions avec des parlementaires qui cherchent des solutions, les appels de mères de famille qui s’inquiètent de la radicalisation de leur enfant… Tout ceci est inspiré de ma propre expérience. Vers la fin du livre, on sent que la situation échappe aux pouvoirs publics. A ce moment-là, tout pourrait basculer, et certains protagonistes imaginent déjà une forme de guerre civile. Sans trop en dévoiler, disons que le récit ne se termine pas comme dans Soumission de Michel Houellebecq !
> Lire l'article sur le site d'Usbek & Rica.
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