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Face à Vladimir Poutine, il faut « retourner le facteur temps à l’avantage de l’Ukraine »

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Les forces de garanties de sécurité que les Européens proposent d’engager sur le front ukrainien doivent être déployées avant et non après un cessez-le-feu pour forcer le Kremlin à signer un accord de paix, analyse Elie Tenenbaum, chercheur à l’Institut français des relations internationales, dans une tribune au « Monde ».

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Le président Donald Trump rencontre les dirigeants européens, Washington, D.C. - 18 août 2025
Le président Donald Trump rencontre les dirigeants européens, Washington, D.C. - 18 août 2025
Aaron Schwartz/UPI/Shutterstock
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A la guerre, le vainqueur est souvent celui qui sait utiliser le temps à son profit. Les tactiques militaires et les manœuvres diplomatiques dissimulent volontiers des instruments propres à peser sur la temporalité du conflit.

Si de prime abord, la rencontre d’Anchorage [en Alaska, le 15 août] entre Donald Trump et Vladimir Poutine n’a guère fait avancer l’équation ukrainienne, elle a acté la reprise par le premier du principe seriné depuis des années par le second : la conclusion d’un accord de paix avant et non après un cessez-le-feu. Si la méthode de « négocier en combattant » a pu faire ses preuves par le passé – on pense aux pourparlers Kissinger-Le Duc Tho sur le Vietnam, à Paris, entre 1969 et 1973 –, elle exacerbe mécaniquement la violence sur le terrain.

Mais cette inversion du calendrier a surtout pour effet immédiat de repousser dans le temps toute perspective d’armistice et de prolonger la fenêtre de supériorité militaire dont la Russie estime jouir actuellement. De plus, les objectifs finaux affichés par Moscou sont tellement maximalistes (annexion des territoires non encore occupés du Donbass, contrôle politico-militaire sur l’Ukraine restée « libre ») qu’un accord politique semble être inaccessible parce que inacceptable pour un pouvoir ukrainien indépendant.

Pour faire bonne mesure face à ces renoncements, les Etats-Unis ont rouvert la perspective d’accorder, en compensation d’un « gel » du front (qui serait en réalité une avancée russe), des « garanties de sécurité » à l’Ukraine. Vu de Kiev, le sujet est ancien et a un goût amer. Les premières « garanties » remontent au mémorandum de Budapest, en décembre 1994, lorsque l’Ukraine renonça à ses armes nucléaires en échange d’une promesse des signataires (Russie, Etats-Unis, Royaume-Uni) de respecter « son indépendance et sa souveraineté ».

Un tremplin pour une nouvelle agression

Après en avoir violé l’esprit comme la lettre en 2014, annexant la Crimée et appuyant les séparatistes du Donbass, la Russie signa l’accord de Minsk, paraphé par la France, l’Allemagne et la Biélorussie, s’engageant au « retrait de toutes les unités étrangères du territoire ukrainien ». Dans un cas comme dans l’autre, les promesses n’engageaient que ceux qui y croyaient, aucun mécanisme de contrainte effective ne venant sanctionner la violation de ses engagements par Moscou.

Après le déclenchement de l’invasion à grande échelle, le 24 février 2022, il est apparu clairement que de futures garanties de sécurité ne pourraient dépendre de la Russie, mais devaient reposer sur l’engagement des amis, à défaut d’alliés, de l’Ukraine. Au sommet du G7 de Tokyo, en juin 2023, Emmanuel Macron avança l’idée d’« assurances de sécurité » qui se sont traduites, début 2024, par la signature une série d’accords bilatéraux (non contraignants juridiquement) avec plusieurs pays d’Europe (Royaume-Uni, France, Allemagne, Pays-Bas, etc.), lesquels promettaient à l’Ukraine d’apporter toute l’aide nécessaire pour les dix prochaines années, et donnant au passage des gages financiers qui ne furent pas toujours honorés par la suite.

Force est de constater que seul un dispositif militaire robuste pourrait dissuader la Russie d’utiliser une éventuelle trêve comme tremplin pour une nouvelle, et sans doute ultime, agression. L’hypothèse a fait depuis des mois l’objet de discussions intenses entre Européens, mis devant leurs responsabilités par une Amérique désabusée, sous le nom de « coalition des volontaires ». Celle-ci s’articule autour de quatre volets : une aide continue et sur place à l’armée ukrainienne, la défense d’une partie du ciel ukrainien (le cas échéant depuis des pays limitrophes), la protection des voies maritimes de l’accès aux ports ukrainiens de la mer Noire (avec l’appui de la Turquie, membre de la coalition) et une « démonstration terrestre » autour de quelques brigades mobiles capables de se porter en avant sur une éventuelle brèche du front, long de plus de 1 000 kilomètres et qui resterait tenu par l’armée ukrainienne, comme c’est le cas aujourd’hui.

Dispositif ambitieux

Il ne s’agirait pas d’une force neutre de maintien de la paix et d’interposition sur la ligne de contact, mais bien d’une opération de réassurance et de dissuasion. Un tel dispositif est ambitieux, mais loin d’être hors de portée des Européens – ni même d’une poignée d’entre eux emmenés par la France et le Royaume-Uni, deux puissances nucléaires –, a fortiori si l’Amérique de Donald Trump consent, comme cela semble être le cas désormais, à un soutien à distance (renseignement, logistique, et surtout réassurance en cas de « test » russe).

Cette perspective demeure en revanche totalement exclue pour le Kremlin, dont l’une des premières motivations était d’éviter toute présence de troupes occidentales dans un espace qu’il considère comme sien. Pis, plus les Européens manifesteront leur volonté de déployer des forces après un cessez-le-feu, moins Vladimir Poutine sera désireux de le signer. La solution à ce problème n’a rien de technique, elle est logique et suppose à nouveau une inversion de la chronologie : les forces de garanties de sécurité doivent être déployées avant et non après un cessez-le-feu. Contrainte d’accepter une présence européenne ou de payer le prix d’une confrontation coûteuse et incertaine avec l’Occident, la Russie sera plus encline à signer un accord que sans une telle démonstration.

Si les Européens se refusent à cette prise de risque et continuent à se montrer pusillanimes, qu’ils cessent alors de brandir cette perspective et se concentrent sur ce qui a permis à l’Ukraine de survivre jusqu’ici : une aide civile et militaire continue et prévisible, capable de compléter le défaut américain par des commandes en matériels et en munitions. Plus long, ce chemin pourrait amener la Russie jusqu’à son point de rupture qui se profile, au moins sur le plan économique. Il permet, là encore, de retourner le facteur temps à l’avantage de l’Ukraine.

Quelle que soit la voie empruntée, le salut exigera courage et endurance, en cohérence avec l’antienne martelée depuis trois ans, mais rarement assumée : la sécurité de l’Ukraine et celle de l’Europe sont indissociables.

> Lire la tribune sur le site du Monde.

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Élie TENENBAUM

Élie TENENBAUM

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Directeur du Centre des études de sécurité de l'Ifri

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Le président Donald Trump rencontre les dirigeants européens, Washington, D.C. - 18 août 2025
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