La Russie s’appauvrit, mais se réarme : l’étude qui alerte l'Europe
Selon une étude majeure de l’Ifri, l’Europe dispose du potentiel pour contrer Moscou d’ici à 2030. À condition que l’Ukraine tienne et que l'Otan reste unie. Analyse sans fard.
La Russie s'enfonce dans la stagflation (une croissance économique faible ou nulle et une forte inflation), mais conserve un « avantage décisif » dans le domaine terrestre face à l'Europe. Le constat figure dans le rapport « Europe-Russia : Balance of Power Review » publié début novembre par l'Ifri (Institut français des relations internationales). Deux cents pages d'une évaluation sans fard qui révèlent une Russie à la fois plus fragile économiquement et plus dangereuse militairement que les analyses convenues ne le laissent entendre.
Dirigée par Thomas Gomart avec cinq chercheurs de l'institut - Marc-Antoine Eyl-Mazzega, Tatiana Kastouéva-Jean, Paul Maurice, Dimitri Minic et Élie Tenenbaum -, cette étude supervisée par neuf directeurs de think tanks européens dresse le portrait d'une puissance aux contradictions explosives. Entre budget au bord de la rupture et arsenal de missiles en expansion, entre dépendance croissante à la Chine et capacité de nuisance intacte, le Kremlin joue une partie dont l'issue conditionne la sécurité du continent d'ici à 2030.
Le piège de la stagflation se referme sur Moscou
Premier enseignement du rapport : l'économie russe, présentée comme résiliente face aux sanctions occidentales, bascule dans une spirale stagflationniste inquiétante. Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre Énergie & Climat de l'Ifri et auteur du chapitre économique, dresse un portrait chiffré : le taux directeur de la Banque centrale russe a atteint 21 % et s'y maintient depuis près de trois trimestres. Le déficit budgétaire devrait atteindre 2,6 % du PIB en 2025. Surtout, le Fonds de richesse nationale, cette cagnotte censée garantir la stabilité du régime, voit sa partie liquide fondre à 31,5 milliards de dollars en juin 2025.
« L'élan économique de la Russie a culminé fin 2024, et le pays dérive désormais vers la stagflation, écrit Eyl-Mazzega. Cette dégradation se manifeste par l'élargissement des déséquilibres, notamment une inflation galopante [près de 10 %, NDLR]. » Cette dégradation intervient après une période de stabilité apparente entre 2022 et 2024, où la croissance atteignait 4,3 % et où le commerce avec la Chine compensait la perte des marchés européens. Mais cette embellie n'était qu'un trompe-l'oeil masquant des problèmes plus fondamentaux.
Gazprom essuie une perte énorme
Le secteur gazier, pilier traditionnel de l'économie russe, ne se relèvera pas de la rupture avec l'Europe. L'étude chiffre la perte pour Gazprom à 160 milliards d'euros sur la période 2025-2030. « L'économie russe adopte progressivement des caractéristiques comparables à celles de l'économie iranienne, combinant modernisation limitée et stagnation à long terme », tranche le rapport. La comparaison est saisissante : une économie de plus en plus dépendante de la Chine, qui investit « presque exclusivement dans l'effort de guerre », sans perspective de modernisation réelle.
Elvira Nabiullina, gouverneure de la Banque centrale, avait elle-même lancé l'alerte en juillet 2024 dans une dépêche d'Interfax, avertissant que les réserves de capacité de production et de main-d'oeuvre étaient « pratiquement épuisées ». Son collègue Maxim Reshednikov, ministre du Développement économique, reconnaissait en juin 2025 que « l'économie était au bord de la récession », selon une dépêche AFP. Eyl-Mazzega souligne que « la croissance économique apparente est largement portée par l'inflation et la valeur ajoutée de l'industrie militaire, qui est ensuite rapidement détruite sur le champ de bataille, ne générant aucun bénéfice durable pour l'économie ou la société russes ».
La masse contre la qualité
Sur le plan militaire, le chapitre rédigé par Élie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l'Ifri, et Dimitri Minic, chercheur au Centre Russie/Eurasie, balaie les illusions rassurantes. Si l'Europe conserve un avantage qualitatif en matière de formation, de commandement et de tactiques combinées, « la Russie dispose d'un avantage décisif en termes de masse, de puissance de feu, de capacité de mobilisation et de tolérance à l'attrition », décrivent les chercheurs.
C'est dans le domaine terrestre que le déséquilibre est le plus marqué. Le rapport précise que « vingt des trente États membres européens de l'Otan ou de l'UE disposent de forces terrestres professionnelles de moins de 15 000 hommes en 2025 ». Moscou, qui a mobilisé une partie de son économie depuis 2022, a considérablement augmenté sa production de missiles de croisière et de missiles balistiques comme les Iskander (500 à 700 km) et Kh-101 (4 500 à 5 000 kilomètres), essentiels pour les frappes en profondeur contre les infrastructures ukrainiennes.
L'Europe de la Défense à la traîne
Face à cette montée en puissance, l'industrie de défense européenne peine à suivre le rythme. Les entreprises reçoivent en moyenne des commandes de quelques centaines de missiles offensifs par an et de quelques milliers de missiles de défense aérienne. « De telles commandes dressent un tableau sombre des capacités de production de missiles de l'Europe. Elles sont significativement inférieures à ce qu'exigerait une confrontation militaire avec la Russie », constate l'étude.
Dans les airs, en mer, dans l'espace et le cyberespace, l'Europe conserve l'avantage. Mais Tenenbaum et Minic précisent les conditions de cette supériorité : elle n'est effective qu'à condition « d'exploiter ce déséquilibre en déplaçant la confrontation vers ces domaines, où la capacité de la Russie à nier ou à obscurcir ses actions est plus limitée ». Sans soutien massif des États-Unis, le maintien de la supériorité aérienne européenne nécessiterait de combler les déficits en stocks, en défense antimissile intégrée et en capacités de neutralisation des défenses aériennes ennemies.
Poutine joue de l'escalade nucléaire
Le facteur nucléaire reste « au coeur de la stratégie d'escalade de Moscou », écrivent Tenenbaum et Minic. Face aux revers militaires en Ukraine, la Russie a durci sa posture, déployant des armes nucléaires tactiques en Biélorussie et abaissant le seuil d'emploi dans sa nouvelle doctrine. Désormais, elle envisage l'usage du nucléaire dans les conflits conventionnels contre des États non nucléaires, notamment lorsque ces derniers sont soutenus par des puissances nucléaires. Une menace directe contre l'Europe.
Actuellement, les postures de dissuasion américaine, française et britannique protègent le continent de « l'intimidation et du chantage nucléaires russes », note le rapport. Mais la dissuasion est surtout américaine. « Si la crédibilité de la dissuasion étendue des États-Unis était sérieusement affaiblie ou défaillante, l'Europe souffrirait d'un déséquilibre stratégique avec la Russie. » Cette mise en garde résonne d'autant plus fort que l'incertitude plane sur l'engagement américain en Europe, avec un président Trump hésitant.
Bloquer Moscou sur l'Ukraine pour gagner du temps
La stratégie russe, qualifiée de « permanente, transdomaine et coercitive », vise selon les auteurs à « influencer l'évaluation des risques par l'Occident et à paralyser sa prise de décision en instillant la peur de l'escalade ». Cette tactique a déjà porté ses fruits, retardant à plusieurs reprises les livraisons d'armes à l'Ukraine et le réarmement européen.
Tenenbaum et Minic identifient deux facteurs majeurs qui dissuadent actuellement Moscou d'une agression ouverte contre l'espace euro-atlantique : « Premièrement, la cohésion de l'Otan dans laquelle l'engagement de Washington joue un rôle clé et, deuxièmement, la résistance continue de l'Ukraine, qui mobilise l'essentiel de la puissance militaire russe. Si l'un de ces deux facteurs s'affaiblissait, le risque d'un affrontement armé ouvert entre la Russie et l'Europe, quelle qu'en soit l'ampleur, augmenterait considérablement. »
L'influence dans le « Sud Global » mais sans les moyens
Sur la scène internationale, le chapitre rédigé par Tatiana Kastouéva-Jean et Paul Maurice révèle une Russie qui déploie un discours « post-occidental » trouvant un écho dans certaines régions d'Afrique, du Moyen-Orient et d'Asie. La Russie instrumentalise habilement une rhétorique postcoloniale pour gagner des soutiens. « Moscou se positionne comme le pilier d'un ordre "post-occidental", remettant en question les normes internationales établies. Elle parvient à instrumentaliser un discours postcolonial pour gagner du terrain dans certaines régions d'Afrique, du Moyen-Orient et d'Asie », écrivent-ils.
Mais cette influence reste fragile et largement transactionnelle. Le réseau international russe s'articule autour de partenariats bilatéraux avec des régimes anti-occidentaux. « L'Iran et la Corée du Nord fournissent des équipements militaires cruciaux, tandis que la Chine demeure le principal soutien politique et économique », précise le rapport. De nombreux pays facilitateurs aident Moscou à contourner les sanctions, et elle compte des sympathisants au sein même de l'Europe, notamment en Hongrie et en Slovaquie.
L'UE reste le premier donateur
Mais Kastouéva-Jean et Maurice relativisent cette influence. L'Union européenne reste le premier donateur mondial d'aide publique au développement, avec plus de 95 milliards d'euros par an, contre 1,2 milliard pour la Russie. « Moscou conserve une capacité de perturbation et de négociation qui séduit certains partenaires opportunistes, mais reste incapable d'offrir des projets économiques majeurs et durables », concluent les auteurs.
En cherchant à diviser l'Europe, Poutine a paradoxalement contribué à la réveiller. L'Europe, qui bénéficie d'« une forte adhésion au modèle démocratique », a su renforcer sa solidarité malgré les sacrifices économiques. « Paradoxalement, l'invasion de l'Ukraine par la Russie et la confrontation du modèle européen à celui de la Russie ont permis à l'Europe de retrouver sa '"raison d'être" (la paix et la démocratie) et de faire preuve d'innovations démocratiques pour renforcer ce modèle face à ses concurrents », concluent Tatiana Kastouéva-Jean et Paul Maurice.
L'Europe a su innover en matière de coopération. Le rapport souligne l'émergence de formats plus « agiles ». Ces coalitions de volontaires - comme le groupe E5 réunissant la France, l'Allemagne, l'Italie, la Pologne et le Royaume-Uni, ou le Triangle de Weimar élargi - permettent une réactivité que les structures traditionnelles peinaient à offrir.
Cinq ans pour se préparer au conflit
Le constat final de Thomas Gomart, directeur de l'Ifri, tient en un mot : préparation. « Les pays européens ont le potentiel nécessaire - c'est-à-dire les moyens économiques, les capacités militaires et l'expertise technologique - pour faire face à la Russie d'ici à 2030, à condition de démontrer la volonté politique de le faire », souligne-t-il.
Cette échéance de cinq ans, qui correspond également à la prochaine élection présidentielle russe, repose sur une condition sine qua non : que l'Ukraine continue d'absorber l'essentiel de la puissance militaire russe, offrant à l'Europe le temps qu'elle n'a pas su utiliser efficacement. « La Russie est en guerre ; les pays européens ne le sont pas, constate Gomart. En tant que phénomène politique, militaire, économique et social, la guerre les a jusqu'ici épargnés, même si elle reste consubstantielle au régime de Vladimir Poutine. Cette différence fondamentale, reflétée dans les pertes russes et le potentiel européen, est rendue possible par la résistance ukrainienne. »
L'analyse de l'Ifri trace ainsi les contours d'une course contre la montre.
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>Lire l'article sur le site du Point
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