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Autonomie stratégique européenne : arrêtons de nous enliser dans les débats toxiques

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L’Europe doit-elle agir de manière plus autonome vis-à-vis de l’allié américain, comme le pense Emmanuel Macron ? Ou faut-il au contraire qu’elle se rapproche des États-Unis, comme le souhaite Annegret Kramp-Karrenbauer ? C’est en réalité un faux débat. L’avenir de l’Europe ne se construira que par la mise en œuvre de politiques concrètes.

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Corps analyses

Imaginez la scène suivante : en préparant sa première visite en Europe, le président américain Joe Biden, fervent défenseur de la coopération transatlantique, demande à ses conseillers pour les questions européennes ce dont les Européens discutent actuellement en matière de politique étrangère.

« Ils discutent du degré d’indépendance qu’ils souhaitent avoir vis-à-vis de nous », répond le conseiller.

« Ah, et que font-ils ? »

« Ils débattent, Monsieur le Président ! »

« Désolé, vous m’avez mal compris, je voulais dire : que préparent-ils concrètement ? Quelles sont les propositions politiques sur la table ?

« Ils… débattent surtout, Monsieur le Président... »

« D’accord. Alors peut-être vais-je reporter mes visites à Paris, Berlin et Bruxelles jusqu’à ce qu’ils soient arrivés à une conclusion de leurs débats ? »

Que devrait alors lui répondre le conseiller ?

Des formules convenues sans grand contenu

Le récent différend entre le président français et la ministre allemande de la Défense – l’Europe doit-elle poursuivre son chemin plutôt avec les États-Unis ou sans eux ? – n’est en fait que le dernier rebondissement d’une querelle sulfureuse qui se limite à la mise en scène d’une opposition politique et n’a que peu rapport avec un débat portant sur le fond, orienté vers la recherche de solutions concrètes.

Il en est ainsi depuis plus de quatre ans. L’Europe débat de sa place dans le monde sur la base de concepts retentissants, mais souvent vides de sens : au début de cette séquence un peu creuse, on trouve le concept d’« autonomie stratégique ». Bien que cette dernière figure dans la Stratégie Globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne (UE), il est rapidement devenu toxique. Le concept est issu du débat français. Ce qui a conduit certains Européens, en particulier ceux d’Europe centrale et orientale, à craindre une conspiration française pour les détourner de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et des États-Unis. D’autres ont tenté de s’emparer du débat en l’associant au concept fourre-tout de « souveraineté européenne ». Celui-ci s’applique désormais aux questions actuelles de politique internationale, qu’il s’agisse de la souveraineté numérique, technologique ou militaire. Très récemment, cette surenchère sémantique et narrative a atteint son paroxysme avec la notion de « souveraineté stratégique ».

C’est ainsi que le débat sur le rôle de l’UE dans le monde, qui part d’une bonne intention, devient une joute verbale où la « belle formule » l’emporte sur le contenu et les propositions de mise en œuvre. Parfois, cette discussion flirte même avec un dogmatisme quasi-religieux : êtes-vous pour la souveraineté ou l’autonomie ? Alors vous êtes Européen. Vous ne l’êtes pas ? Alors vous êtes transatlantique. Comme si les deux s’excluaient mutuellement.

Un récit qui empêche la prise de décisions politiques

Il est à souhaiter que ces affrontements sémantiques prennent fin. Mais, même si c’était le cas, qu’est-ce que cela impliquerait pour l’Europe, pour sa capacité d’action (Handlungsfähigkeit) ? Serait-elle capable de définir ses priorités d’action politiques militaires ou économiques ? Pourrait-elle les défendre et ainsi façonner son environnement ?

En réalité, il n’y a derrière les termes du débat actuel aucun programme politique concret et articulé. Avec le temps, une évidence devrait pourtant s’imposer à tous – que l’on se dise « Européen » ou de « atlantiste » (ou les deux) – l’Europe doit faire plus dans tous les domaines. Elle a besoin de se doter de moyens numériques, économiques, technologiques et militaires pour devenir un acteur capable de négocier les règles du jeu et cesser d’être un pion condamné à subir les règles des autres.

Ces capacités à développer peuvent revêtir des formes très diverses : du système d’innovation technologique à la sécurisation des voies de transport de marchandises et la liberté de navigation elle-même (qui doit être un bien commun mondial protégé) de la neutralisation d’une agression adverse, au contrôle des investissements dans les infrastructures critiques.

Cependant, la préférence accordée au récit et aux postures dans le débat actuel empêche l’Europe de mener sereinement la discussion, bien plus importante, sur les politiques concrètes à mettre en œuvre, sur les budgets à établir, ainsi que sur les autres instruments nécessaires.

Reconnaître les dépendances

Il y a une autre raison qui empêche les Européens de dépasser le stade de la discussion pour mettre le cap vers des décisions concrètes : si les dirigeants européens s’attelaient sérieusement au travail commun qui les attend, par exemple en prenant des décisions relatives à la défense européenne, ils devraient reconnaître que le retour de la puissance des États-nations n’est qu’un mythe.

Or, ces dernières années, de nombreux pays de l’UE ont effectivement invoqué l’idée d’un État fort capable de protéger leurs citoyens et résoudre leurs problèmes. Ce qui a relégué l’Europe et la coopération au second plan.

L’image de l’État fort est sûrement attrayante face à une complexité internationale inquiétante, qui va du changement climatique à l’instabilité géopolitique en passant par les pandémies. Mais ce sont précisément ces défis existentiels qui montrent clairement qu’aucun État-nation ne peut à lui seul contrôler les risques et protéger sa population. On en revient alors toujours péniblement à la même conclusion : les États européens sont dépendants les uns des autres. Mais pas seulement. Ils sont aussi de plus en plus dépendants d’acteurs non-européens. Ils doivent donc en revenir à la tâche ardue et bien moins prestigieuse de mettre sur pied une coopération européenne.

Un programme d’action politique

Le but ultime de la politique est l’action. Les gouvernements se doivent ainsi de résoudre les problèmes de leurs concitoyens, sans quoi ils risquent de se délégitimer rapidement. Que l’on considère ou non le débat sur l’autonomie et la souveraineté comme pertinent, l’Europe est confrontée à de véritables problèmes internationaux.

Pour mener une politique couronnée de succès, il semble évident que l’Europe doive parvenir à maîtriser ses points de dépendances (par exemple, en ce qui concerne les matières premières), à réduire ses vulnérabilités (par exemple, en matière d’infrastructures numériques) et à se positionner de manière à ne pas être laissée-pour-compte dans les conflits (par exemple, avec la Russie ou la Chine). Pour cela, les Européens ont besoin d’outils nécessaires : dans les secteurs numérique et commercial, l’Europe peut exercer son influence par le biais de normes internationales. Dans le domaine de la sécurité et de la défense, par exemple, les capacités conventionnelles et de cyberdéfense peuvent permettre aux Européens de mettre en œuvre leurs conceptions.

De tels potentiels feront de l’Europe un acteur avec qui les autres pays voudront coopérer parce que travailler avec l’Europe sera fructueux et permet d’atteindre ses objectifs. En d’autres termes, aucun acteur mondial ne pourra se permettre d’avoir l’Europe contre soi.

Pourtant, cette puissance européenne résulte avant tout de la coopération, entre États européens mais aussi avec d’autres partenaires et plus particulièrement avec les États-Unis. En effet, l’aptitude de l’UE à se doter des capacités nécessaires reste limitée.

C’est pourquoi un autre volet du programme d’action consiste à mettre dans la balance les velléités d’autonomie, d’un côté, et leur prix politique et financier pour l’Europe, de l’autre.

Les Européens doivent pouvoir décider en toute connaissance de cause des domaines dans lesquels ils établiront leurs priorités et investiront, de manière à réduire leur dépendance vis-à-vis des autres puissances. Mais ils doivent aussi décider des domaines dans lesquels ils accepteront aussi en toute connaissance de cause des situations de dépendance et leurs risques connexes.

Ce programme politique ne devrait pas être seulement un beau récit, mais l’ordre du jour lors de la première visite en Europe du nouveau président américain. L’Europe ne devra pas se jeter au cou des États-Unis de manière irréfléchie. Nous serons parfois partenaires, parfois concurrents. Les Européens devraient aussi, et dès à présent, penser au-delà de la présidence Biden. C’est pourquoi l’UE a tout intérêt à entretenir les meilleures relations possibles avec les États-Unis. Espérons que le président américain entendra bientôt autre chose que de belles paroles et que l’Europe saura débattre avec lui de ses décisions politiques concrètes. Le « nouveau programme UE-États-Unis pour un changement planétaire » que la Commission européenne a publié le 2 décembre est un premier pas dans la bonne direction[1].

Traduit en français et adapté par Claudia Major et Paul Maurice

 

La version originale allemande de ce texte, « „Strategische Autonomie“ Europas: Toxische Wortklauberei », est parue dans l’hebdomadaire Der Spiegel, le 29 novembre 2020.

 

Claudia Major dirige le groupe de recherche sur la politique de sécurité de la Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP), qui conseille notamment le Bundestag et le gouvernement fédéral allemand sur les questions de politique étrangère et de sécurité.

Christian Mölling est le directeur de recherche à l’Institut allemand de politique étrangère Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik (DGAP) à Berlin. Ses recherches portent sur les questions de sécurité et de défense européennes, d'industrie et de technologies de la défense.

 

Cette publication est disponible dans les langues suivantes :


[1]. Commission européenne, « Un nouveau programme UE-États-Unis pour un changement planétaire », 2 décembre 2020, disponible sur : https://ec.europa.eu/.

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Les questions économiques sont abordées sous un angle d’économie politique : évolution du système économique mondial, gouvernance et institutions, dynamiques et tendances des différentes zones économiques (États-Unis, Russie, Chine, pays émergents...). Les problèmes européens font l’objet d’une attention particulière.

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