28
mai
2008
Éditoriaux de l'Ifri Lettre du Centre Asie
Raphaël GUTMANN

Mahmoud Ahmadinejad à New Delhi : Le rapprochement indo-américain à l'épreuve du « test iranien » Lettre du Centre Asie, n° 25, mai 2008

Mahmoud Ahmadinejad à New Delhi : Le rapprochement indo-américain à l'épreuve du « test iranien »

Cinq heures : c'est la durée du premier voyage en cinq ans d'un Chef d'Etat iranien en Inde. Cette escale, qui eut lieu le 29 avril dernier, a néanmoins suffi à provoquer un incident diplomatique avec les Etats-Unis, déclenchant une polémique au sein de la coalition au pouvoir à New Delhi, et mettant en lumière certains paradoxes de la politique étrangère indienne.

En demandant à l'Inde de profiter de la visite du Président Mahmoud Ahmadinejad pour l'appeler à suspendre son programme d'enrichissement de l'uranium, Washington a voulu impliquer directement New Delhi dans le bras de fer qui l'oppose à Téhéran. Face à cette tentative d'ingérence, la réaction indienne s'est voulue claire et sans appel : aucun pays ne peut lui dicter les orientations et l'ordre du jour de sa diplomatie. Suite à cette déclaration, la tension entre New Delhi et Washington est pourtant vite retombée[1].

Cette affaire nous interroge sur l'évolution de la politique étrangère indienne. Leader historique du camp anti-impérialiste et du Mouvement des non-alignés, New Delhi a renouvelé les axes de sa diplomatie et opéré un rapprochement vers les Etats-Unis depuis la fin de la Guerre froide. Elle a dû, en effet, s'adapter à une conjoncture internationale marquée par de nombreux bouleversements : la chute du Mur de Berlin, les attentats du 11 septembre 2001, et le poids croissant des grands pays émergents dont elle fait partie aux côtés de la Chine.

En outre, le développement de la puissance indienne conduit à l'augmentation de ses besoins en matières premières. La sécurité énergétique est ainsi devenue l'une des priorités de sa politique étrangère. Cependant, ses fournisseurs potentiels entretiennent parfois des relations conflictuelles, à l'instar des Etats-Unis et de l'Iran. On peut donc se demander si New Delhi réussira à conclure un accord privilégié avec Washington sur le nucléaire civil sans rompre avec l'un des principaux producteurs mondiaux de gaz et de pétrole.

Rapprochement stratégique et accord nucléaire avec les Etats-Unis

Depuis 2005, le rapprochement stratégique entre Washington et New Delhi prend la forme d'un accord historique sur la coopération dans le nucléaire civil. Soumis sous le nom de Hyde Act au Congrès américain en 2006, cet accord prévoit le transfert de technologies américaines qui permettrait à l'Inde de répondre à ses besoins croissants d'énergie. Afin de mesurer l'importance de cette décision, il est utile de faire un rapide rappel chronologique.

Tout d'abord, l'Inde n'a jamais souscrit au traité de non-prolifération (TNP) de 1968. Elle considère ce texte comme un " instrument d'apartheid nucléaire " visant à protéger la supériorité d'un club restreint de pays[2]. Dès 1974, elle fait exploser ses premières charges atomiques. Pourtant, il faut attendre que les nationalistes hindous du Bharatiya Janata Party (BJP) obtiennent le pouvoir en 1998 pour qu'elle devienne ouvertement, avec les essais de Pokhran II, une puissance nucléaire, suivie quelques jours plus tard par le Pakistan. En réaction, l'administration américaine impose aux deux pays une série de sanctions commerciales, économiques et financières qui sont progressivement allégées, puis suspendues après les attentats du 11 septembre 2001.

Moins de quatre ans plus tard, la situation géopolitique internationale permet un renversement complet de l'attitude américaine envers l'Inde. Pour l'administration Bush, ce pays doit être utilisé comme un contrepoids régional à l'influence grandissante de la Chine. Le statut de partenaire stratégique privilégié que lui conférerait la coopération sur le nucléaire civil s'inscrit donc dans une stratégie de containment de Pékin[3]. Après trente ans de sanctions, l'Inde deviendrait alors, aux yeux de Washington, une puissance nucléaire légitime sans avoir signé le TNP. Dans le futur, le soutien des Etats-Unis pourrait également être crucial pour obtenir le siège tant convoité de membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU.

L'Inde tarde pourtant à donner son accord au Hyde Act. Or, le temps presse, puisque la fin du mandat de George W. Bush approche, et qu'il n'est pas certain que son successeur soit prêt à poursuivre ce partenariat. Parmi les raisons qui expliquent les réticences indiennes, la question iranienne figure en bonne place.

La question iranienne au cœur des réticences indiennes

Tout rapprochement vers les Etats-Unis provoque, instinctivement, de la méfiance en Inde. Malgré leurs intérêts communs, Washington y souffre encore de son image d'allié du " frère ennemi " pakistanais[4]. Dans ce contexte, les mises en garde contre l'approbation de la loi Hyde émanent autant de l'opposition nationaliste hindoue que des communistes. Cet accord fait aussi bouger les lignes politiques. Il est, en effet, négocié par un Premier ministre issu du Parti du Congrès, une formation qui se méfie traditionnellement des Etats-Unis.

De l'autre côté de l'échiquier politique, le BJP qui a pourtant favorisé le rapprochement avec Washington, entre 1998 et 2004, reste partagé. Une partie de ses dirigeants reproche à l'accord de mener à l'abandon de toute modernisation de l'arsenal atomique. Cette formation considère que la suraksha, ou " sécurité nationale ", reste une priorité face à deux voisins nucléarisés : le Pakistan et surtout la Chine qui a infligée à l'Inde une défaite militaire traumatisante en 1962.

Toutefois, l'opposition politique la plus virulente à cette loi dénonce le risque d'alignement sur la politique américaine de sanctions contre le programme nucléaire iranien. Le Parti communiste de l'Inde (PCI) et le Parti communiste de l'Inde - marxiste (PCI-M) accusent Washington de tester la loyauté et la fiabilité de New Delhi à travers son attitude vis-à-vis de Téhéran. Les deux votes indiens contre l'Iran à l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), en septembre 2005 et en février 2006, seraient la preuve de ce suivisme. Le Secrétaire général du PCI-M, Prakash Karat, s'oppose donc à un accord qui mettrait en otage l'indépendance diplomatique et stratégique de l'Inde[5]. Or, les communistes font peser un risque vital sur la coalition de l'United Progressive Alliance dirigée par Manmohan Singh. En signe d'opposition, ils menacent de retirer leur soutien externe au gouvernement, ce qui mènerait à la tenue d'élections législatives anticipées.

La question iranienne ne mobilise pas uniquement les formations politiques. Le gouvernement indien doit aussi tenir compte de son imposante minorité musulmane (plus de 120 millions de personnes), et en particulier des chiites qui regroupent environ vingt millions de membres. Un alignement trop visible sur la politique iranienne des Etats-Unis risquerait ainsi de provoquer le mécontentement d'une partie non négligeable de l'opinion publique indienne.

L'attitude de New Delhi envers Téhéran est également guidée par ses intérêts géopolitiques et énergétiques. L'Iran est l'un de ses partenaires régionaux traditionnels. En Afghanistan, les deux pays ont soutenu l'Alliance du Nord contre les Talibans, pro-Pakistanais et anti-chiites. A l'occasion de la visite du Président Mohammed Khatami en 2003, ce partenariat stratégique est encore consolidé par la Déclaration de New Delhi. Cette initiative se concrétise, entre autre, par des exercices navals communs en mars 2003 et 2006, mais la coopération militaire reste toutefois sporadique et de faible niveau[6].

L'Iran, en tant que producteur majeur de gaz et de pétrole, peut surtout permettre à l'Inde de répondre à ses besoins énergétiques. La construction du gazoduc Iran-Pakistan-Inde (IPI) pourrait lui assurer un approvisionnement conséquent en gaz. Pourtant, ce projet, qui apparaît dès 1989, a du mal à prendre forme. Téhéran s'oppose, en effet, à New Delhi et à Islamabad sur la question du prix du gaz : alors que les Iraniens souhaitent qu'il soit flottant (c'est-à-dire indexé sur le cours du pétrole), les deux pays importateurs demandent qu'il reste fixe, comme c'est habituellement le cas pour les contrats de long terme[7]. En cas de désaccord persistant, Téhéran menace même de dévier ce gaz vers la Chine ou l'Europe. Pourtant, à l'issue de l'escale de M. Ahmadinejad, les dirigeants indiens et iraniens se sont déclarés confiants quant à la viabilité du projet.

Cependant, le premier voyage du Président iranien en Inde n'aura duré que quelques heures, alors qu'il venait de passer deux jours au Sri Lanka. Bien qu'il ait déclaré que l'affaire de l'AIEA était close, il semble bien que l'Iran ait voulu exprimer par la brièveté de sa visite un certain refroidissement dans sa relation à New Delhi[8]. Depuis lors, le chef de la diplomatie indienne, Pranab Mukherjee, s'efforce de ranimer la confiance iranienne en insistant sur le droit légitime de Téhéran au nucléaire civil[9].

New Delhi, pressé de choisir entre Washington et Téhéran

Face aux Etats-Unis qui souhaiteraient en faire un partenaire privilégié en Asie, l'Inde exprime son attachement aux principes du non-alignement et de la solidarité avec le tiers-monde. Pour elle, il n'y aurait aucune contradiction à négocier en même temps avec Washington et Téhéran, comme si une coopération étroite avec l'un pouvait se réaliser sans détériorer sa relation avec l'autre. New Delhi se voudrait gagnant sur les deux tableaux : obtenir l'aide nucléaire civile américaine et avoir accès au gaz iranien. Néanmoins, les intéressés lui rappellent qu'il sera difficile de maintenir cet équilibre. L'injonction américaine précédant l'arrivée de M. Ahmadinejad avait précisément cette fonction.

En raison de ses diatribes récurrentes contre Israël, le Président iranien complique encore l'exercice d'équilibrisme indien. Les liens entre New Delhi et Jérusalem se sont, en effet, resserrés ces dernières années dans des domaines stratégiques qui concernent aussi Téhéran. En janvier 2008, l'Etat hébreu lance ainsi depuis le territoire indien, et grâce à une fusée de fabrication locale, un satellite TECSAR qui vise à espionner le programme nucléaire iranien. Jérusalem est également devenu le deuxième, voire selon certains analystes, le premier fournisseur d'armes de New Delhi[10]. Or, il est difficile d'imaginer qu'Israël y exporte ses technologies militaires sans avoir auparavant reçu de solides garanties lui assurant que ce transfert ne bénéficiera, en aucun cas, à l'Iran. Pour un observateur occidental, il est donc assez déroutant d'essayer de comprendre comment New Delhi prétend nouer un partenariat privilégié avec Washington et Jérusalem tout en développant ses relations avec Téhéran[11].

De plus, la présence d'une diaspora indienne, peu nombreuse mais influente, aux Etats-Unis représente un facteur supplémentaire faisant pencher New Delhi vers Washington[12]. Cette communauté a su s'adapter et peser sur le système américain en créant des lobbies. L'India Caucus défend, par exemple, les intérêts indiens au Congrès. Toutefois, le processus d'influence ne se fait pas que dans un sens, puisqu'il tend à faire coïncider les agendas des deux pays. Le lobbying de cette diaspora s'inspire, en outre, de l'American Israel Public Affairs Committee (AIPAC), une organisation qui promeut les intérêts israéliens dans les milieux politiques américains[13].

Le double vote à l'AIEA conjugué au partenariat stratégique avec Israël et au rôle croissant de sa diaspora aux Etats-Unis nous poussent à penser que New Delhi a déjà fait son choix entre Washington et Téhéran. L'Inde n'aurait, d'ailleurs, pas intérêt à ce que l'Iran se dote de l'arme nucléaire. Cette acquisition fragiliserait encore davantage l'Asie qui est déjà le continent le plus nucléarisé au monde. Malgré tout, le poids énergétique et régional de l'Iran, ainsi que l'anti-impérialisme d'une partie de son élite politique expliquent les prises de distance constantes avec la position américaine concernant Téhéran.


[1] http://www.expressindia.com/latest-news/We-dont-need-US-lecture-on-deali...

[2] Kanti Bajpai et Amitabh Mattoo (eds.), Engaged Democracies: India-US relations in the 21st century, New Delhi, Har-Anand Publ., 2000, p. 223.

[3] Gutmann Raphaël, La Mouvance nationaliste hindoue face aux Etats-Unis : perceptions et stratégies, 1996-2004, mémoire de DEA, Paris I Panthéon - La Sorbonne, juin 2004

[4] La tension entre Washington et New Delhi a connu son paroxysme lors de la guerre d'indépendance du Bangladesh en 1971. En envoyant le sous-marin USS Enterprise mouiller dans le Golfe du Bengale, les Etats-Unis exprimaient leur soutien à l'intégrité territoriale pakistanaise, et mettaient en garde l'Inde contre toute aide au mouvement sécessionniste bangladeshi.

[5] Karat Prakash, ' Why the CPI(M) and the Left oppose the nuclear deal ', The Hindu, 20 août 2007.

[6] Dormandy Xenia et Ronak D. Desai, ' India-Iran Relations : Key Security Implications ', http://belfercenter.ksg.harvard.edu/publication/18176/indiairan_relation..., 24 mars 2008.

[7] Bauchard Denis et Clément Therme, ' L'Iran : une puissance énergétique (ré)émergente ', Note de l'Ifri, séptembre 2007, p. 7.

[8] Dikshit Sandeep, India, ' Iran positive on pipeline project ', The Hindu, 30 avril 2008.

[9] Radyuhin Vladimir, ' Russia, India, China step up solidarity ', The Hindu, 16 mai 2008.

[10] Voire Sokolsky Henry (ed.), Gauging U.S.-India Strategic Cooperation, Carlisle, Strategic Studies Institute, 2007, p. 291.

[11] Aneja Atul, ' Pranab calls for deeper global engagement with Iran ', The Hindu, 13 mai 2008.

[12] La communauté indienne aux Etats-Unis regrouperait 1,6 millions de membres selon le recensement de l'an 2000.

[13] Interview de Ashis Nandy par Ameena A. Saeed, ' Minority Movement ', The Times of India, 29 novembre 2003.