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oct
2023
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L’impératif de sécurité économique requiert mobilisation et planification La Revue de l'Energie, n°668, septembre-octobre 2023

Ursula von der Leyen appelait de ses vœux en 2019 l’avènement d’une Commission européenne géopolitique. C’était indispensable alors que l’Union européenne (UE) était en voie de périphérisation dans un monde dont l’épicentre a basculé en Asie et structuré par la rivalité sino-américaine. Encore fallait-il que les États membres soutiennent cette transformation, et que la Commission en ait les moyens politiques, institutionnels, juridiques.

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Quel bilan quatre ans après ? La pandémie a provoqué un sursaut d’intégration après avoir failli provoquer un mouvement de repli national, et les Européens sont sortis vainqueurs, mais très endettés, de cette épreuve. Trois ans après, le chômage est au plus bas, l’argent s’est déversé et les systèmes de santé, fragilisés, ont néanmoins fait face. Les Européens ont franchi un cap historique, jusqu’alors impensable : un plan de relance majeur financé par des emprunts communs.

Ce n’était finalement pas la Chine qui a dominé l’agenda géopolitique européen, mais le voisin russe. À la fin des années 2000, Vladimir Poutine avait déjà suscité l’émergence d’une politique européenne de sécurité des approvisionnements en coupant le gaz à l’Ukraine. En envahissant l’Ukraine pour de bon en février 2022, il a provoqué un resserrement européen sans précédent, et une surprise stratégique en réaction à son action criminelle — les livraisons d’armes et le financement du budget de l’Ukraine. Là aussi, la Commission européenne a été à la hauteur. Enfin, à mesure que la rivalité sino-américaine se réduit à de la confrontation et de l’endiguement, et que les Européens ont tous fini par faire le constat d’une relation en passe de devenir totalement asymétrique avec la Chine, la Commission européenne a présenté des mesures de sécurité économique pour aller dans le sens d’une autonomie stratégique ouverte : contrôle des investissements, politique commerciale offensive et défensive, enquête anti-dumping, réciprocité. L’ambition française de souveraineté européenne a fait son chemin, et tant pour renforcer cet enjeu que pour garantir la prospérité des économies européennes, la plupart des capitales ont fait le constat que l’environnement international se dégrade inexorablement, nécessitant un réajustement stratégique des politiques communautaires. Et chaque capitale comprend que survivre seul dans cet environnement est impossible. Si l’échelon européen est vu partout comme pertinent, chacun néanmoins cherche à le compléter par des alliances et partenariats, au niveau bilatéral en Europe, ou avec les États-Unis, l’OTAN, l’Inde… 

Sur la Chine, les Européens ont commencé à converger dans l’analyse et la prise en compte du défi, mais avancent encore en ordre dispersé, car ils sont désarçonnés et largement impuissants. Si Poutine avait su développer une dépendance au gaz russe, la Chine a su développer une dépendance généralisée et contrairement à la Russie, elle a investi en Europe, et partout dans le monde, et développe des technologies de pointe. A minima, il y a une convergence sur l’idée qu’il faut éviter de tomber dans le piège du découplage, comme certains poussent à Washington : impossible, bien trop long et coûteux, et trop tard — les Européens sont trop vulnérables car dépendants. Il n’y a pas de croissance économique en Europe sans la Chine, et il n’y a pas de transition énergétique accélérée en Europe sans la Chine. 

C’est paradoxal au moment où les importations chinoises de technologies bas-carbone prennent un essor fulgurant et où les retards industriels et technologiques européens deviennent préoccupants dans de nombreux secteurs, car potentiellement irréversibles. La question posée est désormais celle du maintien de notre prospérité et souveraineté si rien n’est entrepris pour réduire les asymétries avec la Chine. L’équation est ultrasensible car au fond, les Européens doivent voir la réalité en face : ils n’avaient guère tiré les leçons de la première invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2014, et ont été impuissants face à l’invasion de février 2022. Sont-ils mieux préparés dans le cas de la Chine, qui maîtrise le temps et est complètement opaque ? Se dire que le pire n’adviendra pas et qu’il faut maintenir, mais rééquilibrer, les dépendances économiques, est un premier pas, mais de toute évidence, ce n’est pas une stratégie.

Dans ce monde dégradé, où l’Europe replonge dans la guerre, la Commission européenne fait ce qu’elle peut, sachant que les États membres ont toujours voulu la maintenir sous cloche. Elle a été la seule qui, ces dernières années, a cherché à mettre en œuvre une stratégie de long terme — alliance pour les batteries, exercices de foresight, programmation budgétaire pluriannuelle, programme Horizon Europe, plan de relance axé sur les transitions, plans énergétiques à dix ans, programme de décarbonation Fit for 55. Mais elle a été fondamentalement incapable de préparer les Européens à un monde où le droit s’efface devant les rapports de force, où le libre-échange et la concurrence sont faussés, où des entreprises étatiques contrôlent des marchés mondiaux et imposent leurs normes, où les Européens sont en voie de déclin et de fragmentation intérieure. L’UE du traité de Lisbonne n’a pas de politique étrangère propre, n’a pas les attributs de la puissance, et n’a pas vocation à mettre en œuvre une politique industrielle. Elle a pour vocation de renforcer son marché, l’innovation et la compétitivité, et de décarboner avant tout par la régulation, bref, une stratégie pertinente… dans le monde d’avant.

L’UE a-t-elle atteint un point culminant et est-elle en voie de déclin et fragmentation ?

Le problème est double : d’un côté, les États membres se sont fragmentés autour de l’enjeu du nucléaire civil, des couleurs de l’hydrogène, de la relation avec les États-Unis, l’OTAN et la Russie, et de l’intégration européenne versus la primauté des États. De l’autre, la Commission européenne a accentué ces lignes de fragmentation en cherchant à pousser la concurrence avant tout, en développant une stratégie du Green Deal sans se préoccuper des chaînes de valeur (à l’exception des giga-factories), en grossissant l’hydrogène au détriment des autres défis, en négligeant la sécurité d’approvisionnement, en considérant les hydrocarbures comme enterrés, en cherchant à imposer une transition pure et parfaite au détriment d’un processus (taxonomie), en affaiblissant le nucléaire, négligeant l’ampleur des transformations géopolitiques, les vulnérabilités européennes et la perception par les étrangers des politiques européennes, où se mêlent hypocrisie, ingérence et injustice. Elle n’a pas non plus su forcer les États à coordonner leurs stratégies de décarbonation, et chercher à imposer des stratégies de coûts-efficacité. Et fondamentalement, personne ne s’est intéressé à l’éventualité d’une transition contrariée, chahutée par le maintien d’une dépendance aux hydrocarbures, des prix élevés des hydrocarbures, et des chaînes de valeur affaiblies et très vulnérables. Au fond, alors que les États-Unis décarbonent insuffisamment mais en maintenant et renforçant d’abord leurs industries (Inflation Reduction Act), certains dans les institutions bruxelloises défendent des positions donnant à croire que décarboner en fermant des industries et ne pas prendre en compte les enjeux systémiques et sociétaux pourrait marcher. Les États membres, accaparés par des enjeux médiatiques et systémiques (immigration, sécurité, déficits des retraites), n’ont pas su prévoir et mieux se préparer.

La guerre de Poutine en Ukraine est aussi une guerre contre l’Europe et l’OTAN. Si les Européens sont parvenus à surmonter la rupture quasi-totale des fournitures énergétiques russes, ce que personne n’aurait cru possible, cela n’est qu’une petite bataille gagnée, et ce en grande partie grâce à la météo et à la chute de la production industrielle, et à la mobilisation des énergéticiens et majors pétrolières (qui ont été ensuite taxés, car les États ont tous un besoin dramatique d’argent). Les ondes de choc multiples sont en train de se dérouler devant nos yeux et vont s’inscrire dans la durée : inflation, prix des hydrocarbures en forte hausse et volatilité, envolée des coûts des projets et impossibilité d’accélérer pour atteindre les objectifs de 2030, chaînes de valeur incapables de faire face et d’investir, industries énergo-intensives en péril, pénétration des équipements et technologies chinoises là où les Européens gardaient encore une avance, retards dans la réalisation des objectifs (qui ont été rehaussés à chaque sommet des chefs d’État), déficit budgétaire très élevé (même s’il est redescendu), tensions sociales sur le pouvoir d’achat et l’exposition aux conséquences de la transition, notamment entre riches et pauvres, campagnes et villes. C’est non seulement le retour de la géopolitique de l’énergie, et des hydrocarbures, comme l’expliquait Olivier Appert dans ces colonnes début 2022, mais aussi l’avènement d’un bouleversement géoéconomique sans précédent. L’UE est la plus grande perdante des polycrises parmi les pays de l’OCDE, à l’exception du Royaume-Uni qui est dramatiquement embourbé. Les États-Unis, la Norvège, l’Australie sont gagnants, la Corée et le Japon s’en sortent bien. Et les très grands gagnants sont les pays qui détiennent des hydrocarbures, ont des déserts et sont ouverts au commerce international.

 

Un sursaut doit avoir lieu

Au moment où se déroulent des échéances électorales et politiques majeures en Espagne, Pays-Bas, Pologne, Slovaquie, et où les élections européennes approchent (juin 2024), il serait malvenu d’accuser «Bruxelles» de tous les maux, et de prôner un repli ou découplage national, comme sur l’électricité, complètement anachronique et fantasmatique, le tout énergies renouvelables, ou le tout nucléaire, qui ne font aucun sens. Les États membres sont coresponsables de la fragilité du système énergétique et économique européen, dans un contexte, il faut le rappeler, de polycrises sans précédent. Quelques pistes peuvent être esquissées pour consolider cet agenda de sécurité économique, énergétique et climatique indispensable à la résilience de l’UE :

Faire le bilan, secteur par secteur, et au sein des systèmes et chaînes de valeur, des situations, des impacts des politiques, des forces et manquements — Biden a fait la même chose en arrivant à la Maison-Blanche, mais il faut le faire dès à présent car les Européens n’ont pas six mois à perdre à l’arrivée de la nouvelle Commission et du nouveau Parlement;

• Décaisser et dépenser les fonds du Next Generation EU ;

• Renforcer le budget communautaire ;

• Adopter la réforme du marché de l’électricité, qui à défaut d’être parfaite, doit permettre de trouver un consensus ;

• Faire du made in Europe une priorité absolue, ce qui ne veut pas dire forcément, made by Europeans, mais qui passe par les critères environnementaux et RSE ;

• Adopter la neutralité technologique et faire de l’électrification une priorité, mettre de côté les approches idéologiques sur les technologies et prendre comme critères la faisabilité, l’efficacité et les rendements, la rapidité, le coût, l’acceptabilité, et le made in Europe ;

• Définir des priorités de décarbonation et politique industrielle :

○ la décarbonation de l’électricité et le développement des systèmes électriques ;

○ la mobilité électrique et la maîtrise de ses chaînes de valeur ;

○ la décarbonation de la pétrochimie ;

○ la décarbonation de l’acier ;

○Simplifier, accélérer sur les procédures et régulations, ne pas créer de l’incertitude règlementaire et politique, comparer les progrès réalisés dans chacun des États et demander des comptes aux retardataires ;

• Renforcer les chaînes de valeur des technologies bas carbone à travers une certaine planification régionale sur les volumes, les standards, la localisation, les infrastructures, et l’accès à des financements bon marché ;

• Imposer des plans énergétiques nationaux solides, avec des scénarios optimistes et contrariés, et évaluer leur interopérabilité à l’échelle européenne ;

• Sur cette base, définir une nouvelle stratégie gazière coordonnée pour le gaz naturel et les molécules décarbonées, et porter le curseur sur les infrastructures des transitions énergétiques, qui devront être bien identifiées, régulées et financées ;

• Monter en puissance sur l’hydrogène par paliers en évitant une dépendance aux importations déséquilibrée, en maîtrisant les briques industrielles et en produisant d’abord progressivement en Europe ;

• Développer un écosystème d’innovation et de passage à l’échelle qui soit renforcé et européanisé ;

• Rationaliser et penser la stratégie extérieure du Green Deal : auprès de qui et où construire des lignes électriques HVDC d’importation ? Auprès de qui sourcer de l’hydrogène et des produits dérivés, et quels critères sont pertinents ? Quels métaux sont prioritaires, et où et comment les sourcer ? Comment rendre les partenariats stratégiques avec les Européens attractifs ? Comment préserver au mieux la biodiversité et répondre aux pressions des pays du Sud ? Et se donner ensuite les moyens d’agir rapidement et efficacement, sans se mettre des bâtons dans les roues avec notre taxonomie par exemple, et de devancer la Chine, les États-Unis, le Japon, la Turquie, l’Arabie saoudite notamment, mais aussi de déterminer comment, où et à quelles conditions travailler avec eux ;

• Expliquer de façon responsable aux populations ce qui est entrepris, comment les uns et les autres seront accompagnés, mais comment chacun doit être mobilisé, notamment sur les changements de comportement, la sobriété choisie, et les bénéfices acquis et attendus.

 

> Tribune à lire dans son intégralité dans La Revue de l'Énergie

 

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