Forum économique Turquie – Afrique : le rendez-vous des entrepreneurs au cœur de la stratégie diplomatique de la Turquie en Afrique
Les 12 et 13 octobre 2023 s’est tenue à Istanbul la quatrième édition du Forum d’affaires et économique Turquie-Afrique (Turkey-Africa Business and Economic Forum, TABEF). Près de 3 000 participants des secteurs privé et public – dont 1 700 femmes et hommes d’affaires, 24 ministres du Commerce et 19 présidents de chambres du Commerce venus d’Afrique (1) – se sont réunis pendant deux jours au Centre de congrès d’Istanbul à Şişli, le quartier d’affaires de la capitale économique de la Turquie.
Cet événement s’inscrit dans une politique multisectorielle à destination du continent africain, portée à partir de 2003 par le gouvernement du Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP), qui cherche dès son arrivée au pouvoir en 2002 à diversifier les partenaires de la Turquie. Cet éditorial propose d’analyser la tenue de ce forum économique turco-africain auquel nous avons pu participer, comme une étude de cas de cette politique extérieure qui repose sur une pluralité d’outils, mobilise une diversité de secteurs et implique différents types d’acteurs.
La diplomatie turque par les sommets
Coorganisée à une fréquence bisannuelle depuis 2016, cette réunion s’inscrit dans la diplomatie des sommets à laquelle Ankara a régulièrement recours, notamment vis-à-vis du continent africain. Ainsi, depuis le lancement du plan d’ouverture à l’Afrique en 2003, trois sommets généraux Turquie-Afrique ont eu lieu (2008, 2014 et 2021). Ces grandes rencontres diplomatiques, également organisées par d’autres partenaires de l’Afrique comme la France, la Chine ou la Russie, visent à élaborer une feuille de route précisant les priorités de collaboration avec le continent (2). Par ailleurs, d’autres forums spécialisés rythment les relations entre la Turquie et l’Afrique, comme le sommet turco-africain sur les stratégies médiatiques et de communication de mai 2022 (3), qui a notamment débouché en mars 2023 sur la mise en place d’une chaîne Afrique par la société médiatique TRT, propriété du gouvernement turc. L’Afrique est également de plus en plus représentée lors des salons internationaux sectoriels organisés en Turquie. En juillet 2023, la Foire internationale de l’industrie de l’armement (IDEF) avait attiré plusieurs délégations africaines à Istanbul, notamment kenyane, sud-africaine, soudanaise et angolaise (4). Toutefois, la mise en œuvre de la politique étrangère de la Turquie en Afrique ne se limite au dispositif des sommets. Elle est dominée par le recours au bilatéralisme, dont les voyages officiels annuels très médiatisés du président Recep Tayyip Erdoǧan et les visites de plus en plus régulières de ses homologues africains en sont l’une des expressions les plus visibles. Lors de ces voyages, il est systématiquement accompagné de représentants du secteur privé en vue d’ouvrir de nouvelles opportunités économiques, facilitées notamment par l’établissement de Business Councils (Iş Konseyleri) bilatéraux entre la Turquie et les pays africains partenaires.
Les partenariats économiques, fers de lance d’une politique multisectorielle
La diversité des sommets organisés par la Turquie reflète sa stratégie multisectorielle. L’État turc mobilise une pluralité de ressources économiques, politiques, culturelles, religieuses, humanitaires, sécuritaires et parfois idéologiques pour étendre son périmètre d’action en Afrique. Ainsi, à ce jour, la Turquie compte 44 représentations diplomatiques, 22 bureaux de son agence de coordination de l’aide au développement (Türk İşbirliği ve Kalkınma Ajansı, TIKA), tandis que la compagnie aérienne Turkish Airlines dessert 62 destinations, permettant de connecter le continent à la Turquie et de faciliter les voyages d’acteurs tant publics que privés. Toutefois, dans la pratique, cette stratégie est dominée par son volet économique. D’une part, les partenariats économiques sont ceux qui connaissent la plus importante progression depuis 2003. D’autre part, la pluralité d’outils de coopération développés par la Turquie vise en premier lieu à servir des intérêts économiques. Les échanges avec l’Afrique sont ainsi passés de 5,4 milliards de dollars américains en 2003 à 33,1 milliards de dollars américains en 2022 (5). Toutefois, malgré la mobilisation de la rhétorique du « partenariat gagnant-gagnant », la balance commerciale est largement excédentaire pour la Turquie qui exporte en 2022 pour 23,6 milliards de dollars quand elle n’importe qu’à hauteur de 9,5 milliards de dollars. L’Afrique du Nord, avec en tête l’Égypte, avec qui les relations devançaient le plan d’ouverture, représente encore la part la plus importante des échanges, avec un volume de 20,2 milliards de dollars en 2022 (6).
Expression d’une politique étrangère hybride
Cette plateforme du TABEF est l’expression d’une politique étrangère hybride dans laquelle secteurs public et privé s’entremêlent (7). Un regard sur la structure organisationnelle de l’événement et du public participant permet d’en saisir les caractéristiques : coorganisée par le Deik (8), une organisation semi-gouvernementale chargée de développer les relations bilatérales entre la Turquie et ses partenaires, par le ministère du Commerce turc et l’Union africaine (9), l’événement est aussi sponsorisé par les grands groupes turcs privés proches de l’AKP, présents sur le continent. Les holdings Miller (10), Aksa (11) et Albayrak (12) ont ainsi pu installer leurs stands au principal étage de l’événement. Avant la reprise en main du forum par le Deik, ce type de rencontre entre entrepreneurs était coordonné par une organisation patronale, le TÜSKON. Elle regroupait les entrepreneurs conservateurs anatoliens issus du mouvement confrérique de Fethullah Gülen, très actif sur le continent dans les secteurs éducatif, humanitaire et économique, jusqu’à son interdiction par le gouvernement en 2016.
En outre, des panels assurés par des officiels turcs et africains (13) se sont succédé dans deux grandes salles de conférences. Ils ont abordé des enjeux divers, tels que les chaînes d’approvisionnement agricole et manufacturière, le renforcement des relations bancaires, les besoins en investissement, les opportunités liées aux zones de libre-échange, les technologies de défense ou encore la place des femmes entrepreneures et le tourisme médical. Une application mobile ouverte une semaine en amont de l’événement a quant à elle permis de faciliter la prise de contact entre participants turcs et africains afin d’organiser leurs rencontres « B2B » (Business to Business) lors du forum. Plus de 2 000 conversations ont été créées dans le chat. La majorité d’entre elles et des échanges auxquels nous avons pu assister concernaient l’approvisionnement d’entreprises africaines en Turquie.
Une tribune diplomatique
Par l’analyse de cette réunion économique hybride, nous observons comment les instruments économiques permettent à l’État turc de poursuivre certains objectifs politiques sur la scène internationale. À cet égard, la cérémonie de clôture a fourni une illustration concrète de ce procédé. Le président Erdoǧan a transformé son discours de clôture en une tribune diplomatique au cours de laquelle il a réaffirmé, à l’aune de l’actualité internationale, les fondamentaux de la politique étrangère de la Turquie et la place qu’il entend occuper sur la scène internationale et au-delà du continent africain, devant un public (14) composé à la fois d’officiels et d’entrepreneurs. Il a notamment rappelé le rôle de médiateur que la Turquie a joué dans l’accord céréalier entre l’Ukraine et la Russie permettant l’exportation des céréales ukrainiennes par la mer Noire, notamment à destination de l’Afrique. Il a appelé à la constitution d’un État palestinien selon les frontières de 1967 et affirmé la mobilisation de la Turquie en matière humanitaire pour la bande de Gaza, ne manquant pas de souligner le contraste avec l’envoi de deux porte-avions américains en Méditerranée orientale. Enfin, il a saisi cette opportunité pour rappeler les positions réformistes de l’ordre international de la Turquie, à commencer par le Conseil de sécurité des Nations unies qui selon ses mots « n’a pas permis de garantir la sécurité du monde ». Teinté de rhétorique anticolonialiste, son discours trouve un certain écho auprès des publics africains qui cherchent activement à diversifier leurs partenariats internationaux. Par son ouverture à l’Afrique, l’État turc vise à constituer des relais d’influence capables de soutenir ses positions sur la scène internationale et au sein des organes multilatéraux.
La multiplication et les déclinaisons des plateformes d’échanges et de rencontres entre Africains et Turcs dynamisent et rendent visibles les relations entre la Turquie et l’Afrique, bien qu’elles soient encore en deçà du niveau d’autres partenariats, notamment avec la Chine ou l’Europe. L’adossement systématique de ces rencontres au plus haut échelon politique permet d’en faire des tremplins diplomatiques pour le pouvoir de l’AKP et Recep Tayyip Erdoǧan qui s’approprient le rapprochement entre la Turquie et le continent. Pourtant l’approfondissement des relations est en grande partie le résultat du volontarisme des acteurs économiques turcs. Alors que la Turquie traverse une importante crise économique, l’évolution de son niveau d’engagement sur le continent africain est à surveiller dans les années à venir.
(1) Chiffres communiqués par la Deik.
(2) Le mémorandum signé à l’issue du troisième sommet prévoit une feuille de route de quatre ans (2022-2026) axé principalement autour du renforcement du commerce et des investissements, la « paix, sécurité et gouvernance », l'éducation, les jeunes et le « développement des femmes », le « développement des infrastructures et de l’agriculture » et la « promotion des systèmes de santé résilients ». La quatrième édition est programmée pour 2026.
(3) 45 pays africains y étaient représentés.
(4) À titre d’exemple.
(5) Chiffres du Ministère du Commerce, disponibles sur : https://data.tuik.gov.tr.
(6) Chiffres du ministère du Commerce de la Turquie.
(7) G. Angey, « La recomposition de la politique étrangère turque en Afrique subsaharienne. Entre diplomatie publique et acteurs privés », Notes de l’Ifri, Ifri, 2014.
(8) Dış Ekonomik İlişkiler Kurulu, « Conseil des relations économiques étrangères » en français.
(9) La Turquie est un partenaire stratégique de l’Union africaine depuis 2008.
(10) Miller est un groupe spécialisé dans les infrastructures, particulièrement actif en République démocratique du Congo.
(11) Aksa Power Generation, du groupe Kazancı est une entreprise qui conçoit, fabrique et vend des générateurs électriques.
(12) Albayrak est un groupe notamment actif dans les secteurs de la construction et des infrastructures. Le groupe est particulièrement implanté en Somalie où il gère le port de Mogadiscio, mais aussi au Maroc et en Guinée où il gère le port de Conakry.
(13) Tels que des ministres du Commerce, présidents de chambres du Commerce, représentants de secteurs d’activité, représentants d’organisations régionales africaines, etc. ; pour plus d’informations voir le programme disponible sur : http://tabef.org/panel-sessions.html.
(14) Chiffres du ministère du Commerce turc.
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