Le couple nucléaire-hydrogène aux États-Unis, une romance en devenir ?
Le Department of Energy (DOE) a publié le 12 novembre 2020 son Hydrogen Program Plan (HPP) présentant la nouvelle stratégie américaine fédérale sur l’hydrogène.
Articulée autour de nombreux programmes de recherche et développement, elle vise à atteindre des cibles précises en matière de coûts de production, d’acheminement et d’utilisation, plutôt qu’une planification stricte en matière de capacité d’électrolyseurs installée.
Il est estimé dans l’HPP que l’émergence d’une économie de l’hydrogène pourrait constituer dès 2030 aux États-Unis un secteur d’une valeur de 140 milliards de dollars (G$) par an, employant 700 000 personnes. Ces estimations, probablement optimistes, appuient cependant les plans de la nouvelle administration Biden en matière d’énergie, avec notamment la promesse extrêmement ambitieuse de décarboner le système électrique américain à l’horizon 2035.
Le DOE s’intéresse depuis de nombreuses années à l’hydrogène comme vecteur énergétique décarboné et a dépensé dans ce secteur près de 4 G$ ces deux dernières décennies. Cependant, malgré des succès technologiques indéniables, 99 % de l’hydrogène produit aux États-Unis est encore issu de combustibles fossiles, avec 95 % par vaporeformage du méthane (steam reforming of methane – SMR) et 4 % par gazéification du charbon.
Afin de produire « proprement » de l’hydrogène de façon rentable, plusieurs voies technologiques sont explorées par les laboratoires nationaux et les industriels :
- à partir de gaz et de charbon avec les méthodes actuelles mentionnées plus haut qui seraient couplées à un système de capture et de stockage du carbone (carbon capture and storage – CCS) ;
- à partir d’électrolyseurs utilisant de l’électricité décarbonée (énergies renouvelables et nucléaire) ;
- à partir de méthane par pyrolyse, une méthode encore peu explorée qui nécessite également de fortes quantités d’électricité décarbonée.
Cet éditorial porte sur les efforts en cours en matière de couplage des centrales nucléaires avec des capacités de production d’hydrogène, qui suscitent un intérêt économique, industriel et politique grandissant.
Des démonstrations à fort potentiel : le programme H2@Scale
C’est la clé de voûte de la stratégie fédérale pour déployer l’hydrogène de façon holistique dans un système énergétique toujours plus intégré. Il se décline en pratique par des partenariats public-privé de recherche concernant aussi bien la production, le stockage, l’acheminement et les applications de ce vecteur.
Pour le couple nucléaire-hydrogène, quatre initiatives majeures, menées conjointement par des électriciens et les laboratoires nationaux, ont émergé.
Exelon et Nel Hydrogen pour l’utilisation sur site
Le plus grand exploitant nucléaire américain, Exelon, a été sélectionné dès 2019 par le DOE pour recevoir 3,6 millions de $ (M$) afin d’installer un électrolyseur « classique » à membrane échangeuse de proton (proton exchange membrane – PEM) de 1 mégawatt électrique (MWe) développé par l’industriel norvégien Nel Hydrogen sur une de ses centrales équipées de réacteurs à eau bouillante (REB). Le projet, d’un coût total estimé de 7,2 M$, fera la démonstration d’un couplage complet nucléaire-hydrogène sur site dès 2023. En effet, l’hydrogène (H2) produit sera utilisé sur la centrale, la molécule étant nécessaire au contrôle de la chimie des REB. Exelon pourra ainsi vérifier ses estimations de réduction de coûts d’opération et maintenance (O&M) associées et éventuellement envisager une généralisation du concept sur ses 14 centrales équipées de tels réacteurs.
Energy Harbor pour les utilisations hors site
Energy Harbor, a également été retenue en 2019 par le DOE pour un projet d’installation d’électrolyseur PEM sur une de ses centrales, celle de David-Besse dans l’Ohio. Cette fois, l’objectif est d’évaluer les gains de compétitivité associés pour les exploitants sur un marché dit « dérégulé » de l’électricité, qui pourraient ainsi choisir de produire de l’hydrogène avec l’électricité générée par une centrale plutôt que de vendre à perte lors des périodes de forte production des sources renouvelables intermittentes. Le projet, dont le coût total est estimé à 11,2 M$ et qui ne concerne là aussi que 1 à 3 MWe de capacité, est mené conjointement avec l’Idaho National Laboratory (INL), le DOE apportant un financement de 9 M$ sur deux ans. L’hydrogène produit sera probablement utilisé par les flottes de bus de l’État et éventuellement pour de la production sidérurgique à faible émission de gaz à effet de serre.
Xcel pour la démonstration d’un électrolyseur haute-température
L’exploitant nucléaire du Minnesota Xcel installera quant à lui entre 2022 et 2023 un électrolyseur en phase vapeur, dit à « haute température » (high temperature steam electrolysis – HTSE) sur la centrale de Prairie Island. Une très faible partie de la vapeur du circuit secondaire d’un des deux réacteurs à eau pressurisée sera extraite entre les turbines haute et basse pression afin de préchauffer l’eau pure de l’électrolyseur d’une capacité avoisinant 1 MWe, permettant un gain de 33 % de rendement énergétique comparé à un électrolyseur PEM. L’hydrogène produit sera utilisé pour refroidir les génératrices sur le site ainsi qu’assurer le contrôle chimique du réacteur à eau bouillante de la centrale de Monticello, située à 150 kilomètres (km) de celle de Prairie Island. Ce projet, d’un coût total estimé à 10 M$, est financé à 80 % par le DOE.
Arizona Power System et la réversibilité des piles à combustible
Arizona Power System (APS) a de plus lancé une étude en collaboration avec le DOE pour évaluer l’intérêt d’installer des électrolyseurs de type PEM réversibles (piles à combustible) sur sa centrale de Palo Verde. La réversibilité permettrait d’utiliser l’hydrogène produit pour produire de l’électricité en période de pic de demande, la centrale produisant de l’hydrogène lorsque la consommation électrique est faible. Une telle infrastructure pourrait augmenter la profitabilité des réacteurs d’APS, qui évoluent dans une zone à fort ensoleillement où le photovoltaïque entraîne fréquemment des prix négatifs en journée.
Une montée en puissance et un potentiel élevé
Les projets de démonstration inclus dans le programme H2@Scale sont une première étape pour identifier les voies technologiques les plus prometteuses et développer les chaînes logistiques associées. Les capacités d’électrolyseurs restent cependant limitées et les exploitants songent déjà à des installations de grandes capacités, les premiers débouchés étant déjà identifiés.
Les réacteurs à eau bouillante
Il est d’ores et déjà apparent que pour les exploitants nucléaires des 31 réacteurs à eau bouillante opérationnels aux États-Unis, la production de l’hydrogène nécessaire au contrôle chimique de ceux-ci permettrait normalement de réduire très légèrement leurs coûts d’opération. En effet, un REB de 700 MWe consomme environ 200 tonnes d’hydrogène par an avec un coût associé d’environ 400 000 $/an, soit la production d’un électrolyseur de 1 MWe. L’électricien vendant 1/700e d’électricité en moins, le profit net de l’opération est cependant de l’ordre de 100 000 $/an. Un électrolyseur PEM de 1 MWe ayant d’ores et déjà un coût inférieur à 500 000 $, l’opération sera probablement rentabilisée en moins de cinq ans. Si les volumes impliqués sont marginaux, ce schéma est une porte d’entrée pour les exploitants, comme le montre d’ailleurs le programme H2@Scale.
Une production massive peu coûteuse
Le projet HTSE de Xcel ouvre la voie à des installations beaucoup plus importantes et à une forte rentabilité. En effet, cette initiative comprend également une étude de faisabilité détaillée, en cours de réalisation par l’INL, pour la mise en place de 100 à 200 MWe d’électrolyseurs à haute température sur les centrales de l’exploitant.
Une possibilité particulièrement attractive évaluée par l’INL et Xcel repose sur une augmentation de la puissance thermique des réacteurs afin de fournir en chaleur les électrolyseurs par une déviation du circuit secondaire avant les groupes turbomoteurs, tout en conservant les mêmes turbines et donc la même capacité de génération électrique. Un tel montage serait peu coûteux car il n’impose pas d’investissements matériels importants. En effet, on sait aujourd’hui que les îlots nucléaires de nombreux réacteurs pourraient soutenir une réactivité plus élevée, que les exploitants n’exploitent pas car une telle démarche impliquerait un changement coûteux de turbines et des rejets thermiques plus élevés soumis à régulation.
Si de telles options étaient validées par la Nuclear Regulatory Commission (NRC), plusieurs centrales pourraient produire des volumes élevés d’hydrogène propre à un coût faible, de l’ordre de 1,50 dollar par kilogramme ($/kg), similaire à celui attendu du vaporeformage du méthane à base de gaz naturel à 3 $/MMBTU (One Million British Thermal Units) avec un système CCS efficace. Même sans une envolée durable du prix du gaz naturel, l’introduction probable d’exigences en matière d’émissions liées à la production d’hydrogène assurerait aux exploitants nucléaires une source de revenus complémentaire.
Des usages potentiels nombreux
Les usages potentiels de grandes quantités d’hydrogène « propre » à bas prix sont nombreux, ne serait-ce que pour remplacer celles, issues des énergies fossiles, déjà utilisées actuellement. Xcel envisage par exemple de fournir les producteurs de fertilisants de l’État du Minnesota, qui consomment une quantité élevée d’ammoniac (NH3), dont la synthèse nécessite des volumes importants d’hydrogène. Si ces derniers étaient issus d’électrolyseurs alimentés en chaleur et électricité nucléaire, le bilan carbone du procédé serait bien plus soutenable, alors que la production de NH3 engendre actuellement 1 % des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial.
De surcroît, le NH3 étant beaucoup plus facile à stocker et transporter que l’H2, de nombreux acteurs commencent à l’envisager comme vecteur énergétique, notamment pour le transport maritime.
Si les usages industriels locaux d’hydrogène « propre » sont prometteurs, notamment pour décarboner la sidérurgie américaine principalement installée au sud des Grands-Lacs où les centrales nucléaires sont nombreuses, les électriciens réfléchissent également à l’employer comme solution de stockage.
C’est le cas par exemple d’Entergy, qui exploite 8 gigawatts (GW) de capacité nucléaire répartis sur quatre centrales autour du Mississipi et qui a annoncé un partenariat avec Mitsubishi pour modifier les turbines de ses centrales à gaz afin qu’elles puissent brûler un mélange composé à 70 % de gaz naturel et à 30 % de H2. Ce dernier proviendrait en partie d’électrolyseurs couplés aux réacteurs de l’électricien, le système agissant comme une solution flexible de stockage de l’électricité nucléaire pour répondre avec souplesse aux variations de la demande et de la production des sources renouvelables intermittentes.
Perspectives
Bien que les projets de couplage nucléaire-hydrogène du programme H2@Scale restent pour le moment des démonstrations techniques à l’échelle précommerciale, les exploitants américains envisagent de plus en plus une montée en puissance rapide des capacités installées.
La possibilité de produire de façon compétitive de l’hydrogène, comme tout autre usage rentable non électrogène de l’énergie issue des réacteurs, est d’autant plus critique pour le parc nucléaire installé américain que celui-ci fait parfois face à des marchés dits « dérégulés » de l’électricité dont les règles de fonctionnement ne lui sont pas favorables et qui menacent sa pérennité.
Dans ce cadre, l’électrolyse haute-température est une technologie clé pour l’industrie nucléaire du pays, qui, si elle profite d’économies d’échelle et de série suffisantes, pourrait permettre aux centrales nucléaires d’être les installations de production décarbonée d’hydrogène les plus compétitives du marché. Un potentiel qui concerne les réacteurs de forte puissance déjà construits, mais également les futurs petits réacteurs nucléaires modulaires, pour lesquels l’hydrogène est un argument de vente comme en témoigne la récente proposition de l’entreprise britannique Shearwater d’installer au Royaume-Uni une centrale NuScale et un parc éolien en mer couplés à des électrolyseurs. L’HTSE pourrait même gagner encore en compétitivité lorsqu’elle sera associée à des réacteurs avancés permettant un préchauffage à plus haute température, à 500 °C voire 750 °C.
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