Le Président Macron au Shangri-La Dialogue : l’autonomie stratégique à l’épreuve de la réalité indopacifique

En se rendant fin mai au Vietnam, en Indonésie, puis à Singapour pour y prononcer un discours marquant au Shangri-La Dialogue, Emmanuel Macron a cherché à repositionner la France – et, au-delà, l’Europe – dans une région centrale de l’Indo-Pacifique, tout en y inscrivant sa lecture des équilibres mondiaux en mutation.

Premier chef d’État européen et premier dirigeant issu des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies à prononcer le discours inaugural du principal forum de sécurité de l’Indo-Pacifique, le président Macron a appelé les pays asiatiques à construire une nouvelle alliance avec l’Europe. Il y a présenté la vision — ou « doctrine » — qu’il défend depuis son arrivée au pouvoir : restaurer l’influence et la pertinence de la France et de l’Europe sur la scène mondiale, dans un contexte de compétition entre grandes puissances, grâce à « l’autonomie stratégique », un terme qu’il a répété plus de dix fois lors de son allocution.
Interdépendance des théâtres et risques communs : un moment stratégique à saisir
Le Président Macron a insisté sur l’interdépendance entre les théâtres transatlantique et indopacifique, une réalité désormais largement reconnue, à l’exception peut-être de l’administration Trump. La guerre en Ukraine dépasse le cadre européen : elle remet en cause l’ordre international, la souveraineté et la non-prolifération, avec des répercussions directes en Asie, notamment à travers le rapprochement accru entre la Russie, la Chine et la Corée du Nord. Cette imbrication des risques stratégiques justifie pleinement l’engagement durable de la France et des Européens dans la région indopacifique.
Pour contrer les « sphères de coercition » imposées par des puissances hégémoniques illibérales, Emmanuel Macron a appelé à la création d’une « coalition de l’indépendance », ancrant son appel à l’autonomie stratégique à la fois dans la culture stratégique asiatique et dans l’héritage gaullien. Il a rappelé la Conférence de Bandung de 1955, berceau du mouvement des non-alignés, ainsi que le discours prononcé par le général de Gaulle à Phnom Penh en 1966, qui, en pleine guerre froide, rejetait la logique des grands blocs.
Cependant, cette tentative de proposer une « troisième voie » doit s’accompagner d’un certain réalisme. Le déclin de l’influence européenne en Asie est manifeste, fragilisée par des perceptions de doubles standards, des complexités institutionnelles et un engagement jugé fluctuant envers la région.
Macron a donc martelé que le rétablissement de la crédibilité européenne passe par le rejet des doubles standards dans le traitement des conflits, notamment en Ukraine et à Gaza, et par une application cohérente des normes internationales. L’initiative conjointe de la France et de l’Arabie saoudite pour organiser une conférence à New York le 18 juin afin de relancer la dynamique en faveur de la reconnaissance d’un État palestinien a d’ailleurs été saluée par le président indonésien Prabowo Subianto.
L’Asie du Sud-est : un partenaire économique clé à conquérir
Le renforcement des liens avec les pays d’Asie du Sud-Est constitue un volet essentiel de la stratégie française pour diversifier ses partenaires, renforcer sa sécurité économique et développer des chaînes de valeur plus résilientes. Ces pays connaissent une forte croissance économique et disposent d’importantes réserves de matière premières critiques pour l’industrie. Dans le même temps, ils investissent massivement dans leurs capacités militaires pour faire face à un environnement de sécurité dégradé.
Suite au revers de 2021, marqué par l’annulation par l’Australie d’un important contrat de sous-marins confié à Naval Group au profit de bâtiments à propulsion nucléaire dans le cadre du pacte AUKUS, l’Asie du Sud-Est est désormais une plateforme stratégique majeure pour les exportations d’armement françaises. Plusieurs contrats d’ampleur ont été signés avec l’Indonésie, notamment l’achat de 42 avions de chasse Rafale de Dassault en 2022, ainsi que de deux sous-marins de classe Scorpène. D’autres accords sont attendus, dans le sillage de l’invitation de Macron au ministre indonésien Prabowo à participer aux célébrations du 14 juillet. Au-delà des ventes d’armes, les deux pays renforcent leur coopération dans les domaines de l’éducation, des infrastructures et des échanges culturels – autant de liens qui visent à construire la confiance dans la durée.
Au Vietnam, la France a élargi sa présence à travers plusieurs projets d’infrastructures et d’énergie. Un accord notable prévoit la vente de 20 avions Airbus A330-900 à la compagnie VietJet, ainsi qu’une coopération sur les énergies renouvelables et la possible relance du programme nucléaire civil vietnamien. Par ailleurs, la France et Singapour ont annoncé une nouvelle coopération dans les domaines de l’intelligence artificielle et de l’informatique quantique.
Une amitié exigeante avec la Chine
Emmanuel Macron a affirmé que « la France est une amie et une alliée des États-Unis, et une amie qui coopère — même si nous avons parfois des désaccords et une forme de concurrence — avec la Chine ». S’il a dénoncé implicitement les États-Unis, qui « cherchent à imposer à d’autres nations libres leurs choix de politique étrangère ou à questionner leurs alliances », le président français a adressé ses critiques les plus virulentes à la Chine.
Soulignant l’interconnexion des environnements de sécurité européen et asiatique, Macron a rapproché dans son discours les enjeux liés à la guerre en Ukraine et les potentielles actions de la Chine à l’égard de Taïwan ou des Philippines. Cette comparaison hâtive a suscité des interrogations — voire des malaises — chez certains partenaires asiatiques qui estiment cette analogie comme erronée et malvenue, susceptible d’attiser les tensions régionales. Cette réserve a notamment été exprimée dès le lendemain par le ministre de la Défense de Singapour. Pékin, pour sa part, a vivement réagi, rappelant que Taïwan était une question de politique intérieure. Cette remarque réaffirme avec détermination la position de la France : un refus catégorique de tout changement unilatéral du statu quo par la force.
Par ailleurs, lors de la séance de questions-réponses, Macron a déclaré que si la Chine devait prendre des mesures agressives contre un autre pays de la région, la France serait « très prudente » à intervenir dès le premier jour. Cette remarque a suscité des spéculations sur une possible réticence de Paris à agir en cas de crise. En réalité, cette déclaration visait à maintenir une forme d’ambiguïté stratégique : la réponse française dépendrait entièrement des circonstances spécifiques — une approche partagée par de nombreux pays dans la région.
Le président français a également réitéré son opposition à une extension du rôle de l’OTAN à l’Indo-Pacifique, rappelant que l’Alliance est avant tout nord-atlantique, tout en adressant un avertissement : si la Chine refuse d’assumer ses responsabilités et de contenir la présence nord-coréenne sur le sol européen, cela pourrait ouvrir la porte à une implication accrue de l’Alliance dans la région. Ce n’était pas un changement de doctrine, mais bien un message destiné à appeler Pékin à agir.
Ces déclarations soulignent la continuité de l’approche équilibrée de la France face à la Chine qui allie messages de fermeté à la volonté de maintenir un dialogue de haut niveau. En mars, le ministre français des Affaires étrangères s’est rendu en Chine, et en mai le vice-Premier ministre chinois He Lifeng a été reçu à Paris, Macron s’est entretenu avec Xi Jinping par téléphone, et le ministre des Armées a rencontré son homologue chinois Dong Jun — dont l’absence au Shangri-La Dialogue a été vivement commentée.
Une proposition séduisante qui reste à opérationnaliser
Le contraste entre les discours américain et français au Shangri-La Dialogue était saisissant : tandis que le secrétaire américain à la Défense, Peter Hegseth, prônait une stratégie de fermeté fondée sur la restauration de la dissuasion, dans une logique assumée de rapport de force, Emmanuel Macron proposait une alternative plus constructive, misant sur une « alliance positive » pour renforcer l’influence européenne. Chacun revendiquant incarner une approche de bon sens.
Le discours du président français, en phase avec aspirations de la région, a ainsi trouvé un écho favorable auprès de ses homologues asiatiques. Le ministre de la Défense de Singapour, Chan Chun Sing, a salué la mise en avant de l’autonomie stratégique et la souveraineté et Gen Nakatani, le ministre de la Défense du Japon, un proche allié de Washingon, a reconnu que « l’autonomie stratégique est essentielle ».
Si la proposition d’une « troisième voie » autour de coalitions à géométrie variable fondées sur le droit international peut sembler séduisante, la vision française manque de clarté opérationnelle. Le président Macron a donné peu de détails sur la stratégie indopacifique de la France, dont la version actualisée se fait attendre. Il n’a pas non plus expliqué comment la France compte maintenir son engagement dans la région, alors qu’elle est absorbée par la guerre en Europe et que les États-Unis se désengagent du théâtre européen. Le risque est d’alimenter des attentes que la France et l’Europe ne seraient pas en mesure de concrétiser, au prix de leur crédibilité.
Ce texte est une version remaniée et traduite en français de deux éditoriaux publiés l'un dans le Japan Times, l'autre sur le site The Interpreter, du Low Institute.
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