L'architecte et les États fragiles : L'aide au développement dans la sécurité mondiale
La dégradation de la sécurité, notamment au Sahara et au Sahel, aux portes de l’Europe, a conduit les agences d’aide publique au développement (APD) à reconsidérer leur action sur le terrain, mais aussi à changer de paradigme en prenant le relais d’interventions purement sécuritaires s’avérant inefficaces ou insuffisantes en tant que telles sur le long terme.
Depuis la fin de la guerre froide, la logique dominante, celle de l’efficacité de l’aide dans la lutte contre la pauvreté, avait été apolitique. Mais après le 11 septembre, les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD), qui déroulaient cette stratégie, sont devenus inappropriés pour gérer la situation dans les États dits " fragiles " et lutter contre le terrorisme ou la criminalité transnationale dans un univers mondialisé, où des guerres à répétition ont détruit les États plus qu’elles ne les ont construits.
Un nouveau modèle, centré sur la recherche prioritaire de la paix, s’est donc imposé. En s’éloignant des priorités antérieures, il constitue bien une révolution copernicienne de l’aide. Avec son Rapport 2011 sur le développement dans le monde, la Banque mondiale a pris un rôle de meneur intellectuel de cette entreprise de réédification de l’aide, faisant ainsi écho à de vieux rêves universalistes illustrés par les œuvres du peintre Thomas Cole. Très ambitieuse, cette nouvelle stratégie dépasse le strict domaine de l’aide et implique l’ensemble des " 3 D " (Diplomatie, Défense, Développement).
Cette note examine le double aspect du nouveau paradigme : la paix par le peace-building initié par l’ONU, avec la création en 2005 d’une Commission et d’un Fonds spécifiques, et le renforcement de la relation entre l’État et la société à travers un state-building élaboré en commun par les institutions d’aide en dépit de son caractère éminemment politique.
Le passage du peace-keeping à un peace-building, à la fois curatif et préventif, indique la volonté de la communauté internationale de travailler à une paix véritablement " durable " par des moyens civils tout en se prémunissant contre un risque de retour cyclique des guerres civiles. La stratégie de " sécurité humaine ", à distinguer clairement de la " contre-insurrection " militaire, élargit le domaine d’intervention sécuritaire aux actions de développement, selon des " principes d’engagement international dans les États fragiles et les situations précaires " adoptés par l’OCDE en 2007 qui complètent la Déclaration de Paris de 2005 sur l’efficacité de l’aide. Il y a un grand écart cependant entre la position théorique et son application sur le terrain. Ces principes se trouvent en fait peu appliqués par les agences elles-mêmes et la coordination entre les 3 D reste très imparfaite, malgré la création éventuelle d’organes dédiés à la gestion des sorties de crise et à la " stabilisation ".
Cinq leçons empiriques se dégagent de la pratique du peace-building sur deux décennies : ne pas confondre le court terme de l’action militaire et le long terme du développement ; développer des analyses en commun entre militaires et civils ; mieux appréhender histoire et culture locales ; créer des emplois et coupler " bénéfices de la paix " et redressement de l’État dans son rapport avec la société.
Quant au state-building, son approfondissement oblige les institutions d’aide à dépasser leurs compétences économique ou sociale traditionnelles pour aborder la dimension politique par le thème de la " légitimité " des élites dirigeantes. Celles-ci doivent aussi adopter une approche qui dépasse les simples règles d’une " bonne gouvernance " néo-libérale. Les difficultés principales consistent à intégrer la dimension sécuritaire dans la construction de l’État et à s’éloigner d’un modèle normatif " wébérien " en prenant aussi en compte le caractère " hybride " d’États et de sociétés où les modes traditionnels de l’autorité politique et religieuse subsistent parallèlement aux normes internationales des régimes démocratiques et bureaucratiques modernes. D’autre part, les lignes directrices de l’OCDE restant mal connues et les objectifs nécessairement très lointains, chaque agence d’aide tend à adopter sa propre " morale provisoire " qui l’isole des autres.
En conclusion, cette note nous permet d’établir que les institutions d’aide au développement sont désormais bien entrées dans l’ère de la sécurité. Cependant, elles doivent éviter de tomber dans l’écueil du ‘rêve de l’architecte" et savoir rester modeste, notamment en matière d’action politique qui n’est pas de leur domaine et leur impose de collaborer avec d’autres. A cette réserve près, sa nouvelle dimension sécuritaire redonne sens à l’aide au développement dans le monde sous tension du XXIe siècle : aujourd’hui, il est devenu tout aussi important d’édifier une paix durable que de construire des routes et des écoles. C’est même une nécessité vitale pour l’action de l’Europe à l’égard de l’Afrique.
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