La frappe dans la profondeur : un nouvel outil pour la compétition stratégique ?

Atteindre la profondeur du dispositif ennemi pour l’affaiblir et faciliter l’obtention d’un résultat opérationnel ou stratégique est un objectif majeur des armées. Quels sont les moyens nécessaires pour mener des frappes dans la profondeur dans un double contexte de haute intensité et de renforcement des défenses adverses ?

Un différentiel stratégique
Depuis l’hiver 2023, le blocage du front ukrainien pousse les belligérants à recourir davantage aux frappes dans la profondeur, à la recherche d’un effet militaire devenu impossible à obtenir sur la ligne de front. Aux missiles balistiques et de croisière classiques viennent s’ajouter des modèles de drones ou de munitions guidées de plus en plus variés, capables d’exploiter les failles de la défense adverses et de s’attaquer à différents types d’objectifs à haute valeur ajoutée. Ce recours intensif aux frappes dans la profondeur a entraîné une prise de conscience des nations européennes quant à leur vulnérabilité face à ces menaces et leurs capacités limitées en la matière. Peu utilisés depuis la fin de la guerre froide, les systèmes de frappes en Europe sont en majorité des vecteurs air-sol très performants mais disponibles en petites quantités. Quant aux capacités sol-sol, elles sont souvent réduites à des reliquats de systèmes pour la plupart hérités de la guerre froide.
Élaborée au cours du premier conflit mondial pour surmonter – déjà – le blocage de la ligne de front, la frappe dans la profondeur se développe et se diversifie tout au long du XXe siècle à mesure que se perfectionnent les bombardiers à long rayon d’action, puis les roquettes et missiles à longue portée. Très liée à partir des années 1960 aux enjeux nucléaires, la frappe dans la profondeur conserve cependant une dimension conventionnelle importante. La fin de la guerre froide et l’éloignement de la perspective d’un conflit en haute intensité à parité réduit l’utilisation de ces capacités et contraint une évolution conceptuelle, faute de ligne de front susceptible de déterminer une profondeur à frapper.
Une dissémination sur tous les théâtres de conflits
L’effort technologique ne s’interrompt pourtant pas, et différents programmes s’attachent à améliorer la vitesse, la précision ou même la furtivité des effecteurs de frappe dans la profondeur. En outre, d’autres théâtres voient se développer d’importants arsenaux en la matière. La Chine travaille ainsi à se doter de capacités susceptibles d’interdire ses approches régionales aux forces américaines, y compris en développant des vecteurs à très longue portée capables de menacer les bases américaines au Japon, aux Philippines voire au-delà. En réaction, les États-Unis, mais aussi des acteurs aux moyens plus réduits comme la Corée du Sud, se dotent et déploient des armes capables de faire peser une menace significative sur le théâtre. Le développement autonome de capacités de frappe à longue portée fait aussi partie intégrante de la stratégie régionale de l’Iran et de ses relais d’influence face à Israël mais aussi vis-à-vis de ses compétiteurs régionaux potentiels.
Après des décennies d’érosion progressive de la régulation internationale de ces moyens de frappe dans la profondeur, l’Europe voit le dispositif russe évoluer à grande vitesse à l’épreuve du terrain ukrainien. Les salves de missiles s’enrichissent de drones à longue portée, démultipliant les profils de vol et complexifiant d’autant la tâche de la défense anti-aérienne des deux camps. Relativement simples à fabriquer et moins coûteux que des missiles de croisière modernes, ces vecteurs sont utilisés par des acteurs non étatiques comme les Houthis et constituent une menace sensible pour les armées européennes dont les défenses actuelles sont d’abord pensées pour des menaces du haut du spectre. Le conflit en Ukraine interroge donc les capacités européennes de frappe dans la profondeur, mais aussi leur défense face à ces menaces.
Quel modèle pour la France ?
La France dispose en la matière de capacités solides, mais peu nombreuses. L’armée de l’Air et de l’Espace ainsi que la Marine nationale peuvent compter sur les missiles de croisière SCALP et MdCN que des programmes en cours doivent compléter par des vecteurs plus performants d’ici la fin de la décennie. Cependant ces munitions ont été acquises en quantités limitées faute de moyens et plusieurs dizaines de SCALP acquis ont en outre été cédées à l’Ukraine. L’armée de Terre, de son côté, ne dispose plus que d’une poignée de lance-roquettes dont le retrait du service doit commencer à partir de 2027. De plus, elle n’est pas dotée des munitions à longue portée présentes dans les inventaires d’autres armées en Europe et ne peut tirer à plus de 80 kilomètres (km). Le conflit en Ukraine ayant souligné le besoin de disposer d’une capacité à plus longue portée pour s’attaquer à un dispositif adverse plus étalé et dispersé au-delà de la portée de l’artillerie-canon standard, le remplacement de ces systèmes doit marquer une montée en gamme à 150 km et plus pour une capacité terrestre française plutôt négligée depuis la fin de la guerre froide, faute de besoin et de budgets.
Développer une capacité de feux terrestres à plus longue portée doit aussi permettre à la France de remplir ses obligations vis-à-vis du dispositif OTAN dans le cadre d’un corps d’armée français complet, d’autant que le développement d’une capacité de frappe dans la très grande profondeur, audelà de 1 000 km est à l’étude dans un cadre européen multinational. Les capacités navales et aériennes bénéficient elles aussi de programmes de développement de vecteurs plus manoeuvrants et rapides ou plus furtifs, menés en coopération avec le Royaume-Uni.
Alors que la compétition internationale se fait de plus en plus agressive et décomplexée, les capacités de frappe dans la profondeur y prennent une part plus importante, contraignant tous les acteurs à s’y intéresser, sous peine d’être mis en situation de vulnérabilité, d’un point de vue offensif comme défensif.
Contenu disponible en :
Thématiques et régions
ISBN / ISSN
Utilisation
Comment citer cette publicationPartager
Téléchargez l'analyse complète
Cette page ne contient qu'un résumé de notre travail. Si vous souhaitez avoir accès à toutes les informations de notre recherche sur le sujet, vous pouvez télécharger la version complète au format PDF.
La frappe dans la profondeur : un nouvel outil pour la compétition stratégique ?
Centres et programmes liés
Découvrez nos autres centres et programmes de rechercheEn savoir plus
Découvrir toutes nos analysesComprendre l'écosystème d'acquisition de l'OTAN
L’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) achète chaque année des biens et des services à hauteur de plusieurs milliards d’euros. Il convient toutefois de distinguer ce qui est financé en commun de ce qui l’est nationalement, par chacun des alliés. Cette grille de lecture doit permettre aux entreprises, selon leur taille et leur secteur d’activité, d’identifier les opportunités de marché et quel sera l’acteur de l’acquisition. Il faut donc comprendre la manière dont l’Alliance détermine ses besoins et comment elle les finance afin de pouvoir identifier, selon le secteur d’activité, quels seront les acteurs de l’acquisition.
Les tentations nucléaires de l'Arabie saoudite
L'intégration de l'Arabie saoudite sur la scène internationale et la stabilité régionale, notamment grâce à la réduction de sa dépendance aux énergies fossiles, sont des éléments essentiels à la réussite de la Vision 2030 du Royaume, la priorité absolue du prince héritier. Cependant, les déclarations de Mohammed ben Salmane en 2018 et 2021, indiquant que « si l'Iran développe une bombe nucléaire, nous ferons de même dès que possible », combinées aux récentes frappes contre des installations nucléaires iraniennes clés, ne présagent rien de bon pour l'avenir du Royaume, de la région et du régime de non-prolifération dans son ensemble.
L'Europe à découvert ?
Alors que la Russie continue de menacer l'Europe, l'administration Trump ne cache pas son intention de se désengager – au moins partiellement – de la défense du continent pour se concentrer sur la compétition stratégique avec la Chine. Elle met ainsi la pression sur ses alliés européens pour qu'ils investissent davantage en matière militaire. Le sommet de l'OTAN qui s'est tenu à La Haye en juin 2025 a abouti à des engagements ambitieux des États membres pour relever leurs dépenses de défense.
La guerre au commerce au XXIe siècle. Enjeux et défis pour la Marine française
La guerre au commerce en mer, définie comme le ciblage des navires marchands ou des infrastructures économiques d’un adversaire, demeure une pratique persistante malgré son interdiction formelle dans certaines configurations depuis le XIXe siècle. Les récents événements en Ukraine (blocus russe des ports en 2022) et en mer Rouge (attaques houthis en 2023) illustrent la permanence de cette stratégie dans un contexte de maritimisation croissante des échanges mondiaux.