04
fév
2019
Espace Média L'Ifri dans les médias
Marc HECKER, Elie TENENBAUM, interviewés par Paul Sugy pour Le Figaro

Leur victoire est impossible, mais les djihadistes n'ont pas perdu !

Si Daech est considérablement affaibli, parler de «victoire» est prématuré. Du reste, il semblerait que le nombre de djihadistes dans le monde n'ait jamais été aussi élevé... Marc Hecker et Élie Tenenbaum, chercheurs à l'Ifri, publient une étude sur l'avenir du djihadisme après la chute du califat.

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Depuis 2016, l'État islamique n'a plus commis d'attentat majeur sur le sol européen ; du reste, au Levant, la coalition internationale a remporté de nombreuses victoires militaires. A-t-on vaincu Daech?

Fin 2017, après la bataille de Mossoul, le Premier ministre irakien, Haider al-Abadi, a annoncé la «victoire finale» contre Daech. Un an plus tard, Donald Trump a justifié le départ des troupes américaines de Syrie en disant que les États-Unis avaient «gagné contre Daech». Il s'agit en réalité d'une victoire en trompe-l'œil. Daech est considérablement affaibli mais n'est pas vaincu. Cette organisation a perdu la quasi-totalité de ses territoires en zone syro-irakienne mais elle y conserve des milliers de combattants. Dans d'autres zones de conflits - que ce soit au Moyen-Orient, en Asie ou en Afrique - des groupes terroristes ont fait allégeance à l'État islamique. Dans les pays occidentaux, les attentats revendiqués par Daech sont certes moins létaux qu'en 2015-2016, mais ils restent fréquents. En 2018, le territoire français a été touché à trois reprises et d'autres attaques ont été déjouées. La menace n'a pas disparu. Elle est plutôt en phase de recomposition.

En réalité, la victoire contre Daech est une victoire en trompe-l'œil.

 

Pour autant, malgré l'affaiblissement de Daech, les pays du Levant sont loin d'en avoir fini avec le djihadisme: sous quelles formes se recompose-t-il?

En Syrie tout d'abord, il convient de se rappeler que Daech n'était qu'un groupe djihadiste parmi d'autres - même s'il était le plus virulent et le plus ambitieux. Alors que ce dernier a aujourd'hui perdu l'essentiel de son contrôle territorial, d'autres ont maintenu leur emprise. C'est notamment le cas du groupe Hayat Tahrir al-Sham (HTS), né d'une fusion entre Jabhat al-Nosra, filiale d'al-Qaïda en Syrie, et d'autres groupuscules djihadistes. HTS contrôle aujourd'hui la majorité des localités de la province d'Idlib, dernier bastion de ce qui était la rébellion contre le régime de Bachar al-Assad. Bien que HTS ait officiellement rompu les liens avec al-Qaïda, son idéologie n'en reste pas moins attachée à la cause djihadiste, quoiqu'avec des objectifs essentiellement locaux. On citera par ailleurs un autre groupe présent en Syrie, Tanzim Hurras ad-Din, composé de combattants demeurés loyaux à al-Qaïda. Dans tous les cas, le devenir de la province d'Idlib, tenue aujourd'hui en tenaille entre les Turcs et le régime syrien, sera décisif pour la présence djihadiste dans la région.

En Irak ensuite, Daech est parvenu à se restructurer: si l'État Islamique ne contrôle plus ouvertement des pans entiers du pays, il s'est maintenu en opérant de façon plus clandestine, pratiquant la guérilla et le terrorisme. Il a diversifié ses modes de financements, en s'impliquant davantage dans la contrebande, et vise à consolider ses relais locaux, notamment dans les provinces de Kirkouk, Salah ad-Din, Diyala et Bagdad. Comme en Syrie, l'évolution de l'offre politique pèsera sur une éventuelle renaissance de ce mouvement qui a démontré sa capacité à capitaliser sur le sentiment de marginalisation des populations arabes sunnites.

 

Ainsi, selon les chiffres d'un think-tank américain que vous citez dans votre étude, le nombre de soldats du djihad n'aurait jamais été aussi élevé qu'aujourd'hui dans le monde?

Il y aurait aujourd'hui dans le monde entre 100 000 et 230 000 djihadistes.

D'après le Center for Strategic and International Studies, il y aurait aujourd'hui dans le monde entre 100 000 et 230 000 djihadistes, ce qui représenterait une hausse de 270 % par rapport à 2001. On compterait aujourd'hui 67 organisations salafo-djihadistes, soit près de trois fois plus que l'année des attentats du 11-Septembre. Certains chercheurs critiquent ces chiffres, en expliquant qu'ils incluent des groupes ayant des objectifs locaux - comme les Talibans - qui s'opposent ouvertement à Daech. Si l'ampleur de l'augmentation est donc sujette à caution, la tendance haussière est indiscutable. Cette tendance est d'autant plus significative que sur tous les théâtres, les djihadistes ont subi des pertes importantes. Cela montre donc qu'ils sont capables d'attirer de nouveaux combattants et de se régénérer.

 

Ces combattants ne sont-ils pas de plus en plus divisés, territorialement d'une part, et dans leurs stratégies d'autre part?

La proclamation du califat par Daech en 2014 a causé une rupture profonde dans la mouvance djihadiste, entraînant une polarisation durable entre les différentes organisations. Cette division a pu être observée sur différents fronts: en Afghanistan, au Yémen, en Libye, au Sahel, et même au Nigeria où des scissions ont eu lieu au profit de Daech. Cette «bicéphalie» n'empêche toutefois pas une coexistence, voire dans certains cas une coopération limitée et discrète. Un tel phénomène pourrait s'accroître au fur et à mesure que s'éloigne le souvenir du «califat territorial» de 2014-2017.

En ce qui concerne les stratégies, il existe un débat ancien au sein de la mouvance djihadiste sur la priorité à accorder à «l'ennemi proche» (c'est-à-dire les régimes «impies» s'opposant dans le monde musulman au projet djihadiste) ou au contraire «l'ennemi lointain» (représenté typiquement par les pays occidentaux, mais aussi la Russie et peut-être demain la Chine). D'autres désaccords stratégiques traversent la mouvance comme sur le lien à entretenir avec les populations, le traitement des minorités religieuses ou des courants non-djihadistes de l'Islam, ou encore le degré de territorialisation: le destin éphémère des dernières tentatives d'émirat djihadiste territorialisé (en Afghanistan, en Somalie, au Nord du Mali et Syrie-Irak) a démontré que la communauté internationale n'était pas prête à tolérer une telle assise. Cela pose une question fondamentale aux djihadistes sur les objectifs stratégiques qu'ils doivent se fixer à l'avenir s'ils veulent pérenniser leur mouvement.

 

Comment ont évolué les stratégies des djihadistes, notamment sur Internet?

À partir du début de la guerre en Syrie, les djihadistes investissent les réseaux sociaux : c'est le djihad 3.0.

L'utilisation d'Internet par les djihadistes peut être schématiquement divisée en quatre phases. Dès les années 1990, existent des sites web où circulent des informations sur les différents fronts du djihad. Cette première phase pourrait être appelée djihad 1.0. Le passage au djihad 2.0 correspond à l'ouverture de forums, au milieu des années 2000, où les djihadistes peuvent échanger sur différents sujets. Puis, à partir du début de la guerre en Syrie, les djihadistes investissent les réseaux sociaux. Ils y diffusent leur propagande en masse et s'en servent pour recruter. C'est le djihad 3.0. La lutte conduite contre les contenus djihadistes par les autorités publiques et les grandes plateformes du web s'est accélérée avec les attentats de 2015. On entre alors dans la phase actuelle, celle du djihad 4.0: les djihadistes se replient sur des applications chiffrées - comme Telegram - tout en essayant régulièrement de toucher le grand public en réapparaissant sur les réseaux sociaux jusqu'à la suppression de leurs nouveaux comptes. Il est difficile de savoir à quoi pourrait ressembler la prochaine phase, celle du djihad 5.0. Une des craintes a trait à la possible montée en gamme de hackers djihadistes qui, jusqu'à présent, n'ont pas démontré des capacités techniques très sophistiquées.

 

En réalité, la guerre contre le terrorisme aurait-elle échoué?

La guerre contre le terrorisme n'a pas échoué mais elle n'a pas pour autant produit les effets escomptés. Autrement dit, les pays occidentaux n'ont pas réussi à éradiquer le terrorisme mais les djihadistes ont été empêchés d'atteindre leurs objectifs stratégiques. Dans les conflits asymétriques, on dit souvent que pour gagner, il suffit au belligérant le plus faible (à l'aune de ses capacités militaires) de ne pas perdre. Le cas de la guerre contre le terrorisme montre que la situation n'est pas si simple. Les djihadistes - qui sont nettement plus faibles que leurs adversaires - n'ont pas perdu, mais leur victoire est impossible. On ne voit donc pas d'issue à ce conflit qui risque de se prolonger pendant des années.

 

Lire l'interview sur le site du Figaro.

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Daech djihadisme Terrorisme Europe France Irak Levant Syrie