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Relever le défi de la citoyenneté

France. Unaccompanied children travel to UK under Dubs Amendment

France. Unaccompanied children travel to UK under Dubs Amendment

En avril 2017, le Centre migrations et citoyennetés de l’Ifri a créé un groupe de travail d’une douzaine de personnalités issues d’univers très différents : secteur associatif de l’asile et des migrations, recherche, syndicat, presse, action sociale, hébergement d’urgence, droits humains, aumônerie musulmane des prisons, association féministe, villes, etc.

Dans un contexte national et européen fortement marqué par la sensibilisé des questions migratoires et identitaires, ce groupe de travail propose d’engager une réflexion originale et constructive sur les politiques françaises concernant les migrations, l’asile, la laïcité et la citoyenneté, au-delà des nombreuses idées reçues qui irriguent la réflexion politique et le débat public sur ces questions en France et en Europe.

Le groupe de travail vise à :

1) établir un diagnostic sur les politiques françaises d’immigration, d’asile et de citoyenneté après les élections françaises de 2017 ;

2) promouvoir un dialogue élargi entre différents acteurs clés du secteur, afin de mettre en commun leur expertise et de décloisonner la discussion sur ces sujets ;

3) identifier des perspectives à caractère opérationnel sur des aspects spécifiques des politiques françaises et européennes.

Dans le cadre de ce projet, le Centre migrations et citoyennetés de l’Ifri organise et anime les réunions du groupes de travail ainsi que des tables-rondes à Bruxelles et à Paris afin d’ouvrir la réflexion à d’autres acteurs français et européens.  

 

Ce projet est soutenu par le programme Open Society Initiative for Europe de la Fondation Open Society.

 

 

Relever le défi de la citoyenneté: immigration, asile, islam, discriminations en France et en Europe

Un texte rédigé par Christophe Bertossi et Matthieu Tardis sur la base des travaux du groupe de travail du projet

 

Commençons par un constat. En quelques années seulement, la question de la citoyenneté dans les pays européens a été reformulée en profondeur par les nouveaux discours sur l’immigration. Cette évolution se poursuit aujourd’hui, toujours plus rapide et plus marquée.

Plusieurs facteurs expliquent cette évolution. La crise économique et financière a touché les populations qui étaient déjà les plus fragiles. Le lien social s’est affaibli. Les inégalités matérielles se sont accrues. De nouveaux courants identitaires agitent l’Europe, à l’Ouest comme à l’Est. Ils font de l’immigration, de l’islam et des musulmans un point de crispation et d’inquiétude.

S’ils remportent parfois des scrutins nationaux importants, comme en Italie ou en Autriche, les partis d’extrême droite pèsent toujours sur le débat public et sur la compétition électorale. Il n’est guère de pays aujourd’hui en Europe où cette pression ne se fasse pas sentir.

Sur la question des frontières extérieures de l’Union européenne (UE), depuis 2015, l’absence de solidarité entre Européens en réponse à la « crise de l’asile » a jeté une lumière crue sur les limites du projet d’intégration européenne. Des questions semblables ont mené à la victoire du « oui » au référendum sur le Brexit. Le phénomène n’est cependant pas propre à l’Europe, l’élection de Donald Trump et la politique menée depuis lors aux États-Unis le montrent assez.

On mesure l’ampleur du défi. Ces nouveaux discours et raisonnements récents sur les migrations et les frontières ne laissent pas indemne la conception habituelle de la citoyenneté, née – pour le dire vite – de la rencontre entre la pensée libérale, le principe politique national et l’État-providence.

Parce qu’ils ébranlent la légitimité de l’équilibre moderne entre droits, appartenances et exclusion, le véritable enjeu de ces nouveaux discours n’est pas moins que la capacité des Européens aujourd’hui de conserver ou non la citoyenneté comme pacte démocratique fondamental.

Comment comprendre et caractériser cette transformation ? Quel peut être, dans un tel contexte, l’avenir du projet d’inclusion et de non-discrimination à la source de la citoyenneté moderne ? Comment sortir de l’ornière ?

Ce rapport est consacré à ces questions. Il résulte du travail d’un groupe créé en 2017 et composé d’une douzaine de personnalités issues de la société civile française qui se sont réunies pendant plusieurs mois.

Les membres de ce groupe proviennent d’horizons très divers. Ils interviennent dans le secteur de l’asile, de l’hébergement d’urgence, de l’action sociale, des syndicats, de la presse, des institutions musulmanes, des droits humains et de la recherche.

Résultat de ce travail collectif, notre rapport s’organise en deux parties. Dans la première partie, nous proposons de faire le point sur la transformation que nous venons d’évoquer, de la cerner de la manière la plus précise possible à partir de ce que nous proposons d’appeler « la nouvelle question migratoire ».

Dans la seconde partie, nous identifions les trois principaux verrous qui bloquent aujourd’hui le débat public et la décision politique sur le sujet : d’abord, le manque de réalisme des politiques migratoires ; ensuite, le préjugé politique et médiatique que les opinions publiques seraient toujours hostiles aux migrants ; enfin, la « culturalisation » de la citoyenneté, qui a fini par transformer en repères identitaires ce qui avait longtemps constitué un ensemble de valeurs définissant la citoyenneté moderne en France, à commencer par la laïcité.

Nous établissons donc un diagnostic et nous proposons ensuite des pistes de réflexion pour parvenir à dépasser les verrous identifiés. Notre démarche se fonde sur la volonté commune des membres du groupe d’aborder ces différentes questions et ces points de blocage au regard des réalités qui se posent sur les terrains variés où ils interviennent.

Notre réflexion sur les défis de la citoyenneté est donc structurée avant tout par des impératifs pratiques. Or, de tels impératifs pratiques restent, nous semble-t-il, fort rares dans le débat sur l’immigration et la citoyenneté. C’est pourtant là la seule perspective qui permette de réfléchir de manière constructive et critique sur l’efficacité attendue des politiques publiques dans ces domaines.

Notre approche est donc avant tout pragmatique et pluraliste. Elle s’inscrit dans la pluralité des sensibilités, des expertises et des expériences ancrées dans les réalités vécues par des professionnels du lien social que nous avons réunis au cours d’une année et qui travaillent dans une société – la société française – aujourd’hui plus sensible que jamais aux questions de l’immigration, des frontières et de l’islam.

Une « nouvelle question migratoire »

Nous l’avons dit, nous vivons aujourd’hui un basculement rapide et profond du débat sur la citoyenneté. Mais comment caractériser ce basculement ? La réponse tient à l’émergence d’une « nouvelle question migratoire » qui bouleverse le paradigme qui a longtemps prédominé dans les pays occidentaux pour concevoir l’appartenance des citoyens à leur société.

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, en effet, ces pays ont abordé l’intégration des immigrés et de leurs enfants à partir d’un paradigme politique libéral, fondé sur des droits, des devoirs et une appartenance commune liée au refus de toute discrimination.

Certes, ce paradigme a souvent connu de nombreux et sévères accrocs dans son application. Il n’est pas allé sans contradictions. Il ne s’agit donc pas de projeter un « âge d’or » de la citoyenneté, par définition trompeur. Le racisme et la xénophobie ont été et demeurent un problème de longue date, y compris dans des pays qui ont « inventé » le libéralisme politique et la citoyenneté moderne comme la France et la Grande-Bretagne.

Mais, depuis plusieurs années maintenant, la question migratoire fait l’objet d’une reformulation qui ne se limite pas à un énième accroc dans cette tradition. Cette reformulation touche plutôt aux fondamentaux de l’égalité et de l’intégration par la citoyenneté et les principes de l’État de droit, et modifie en profondeur le rapport entre inclusion et exclusion.

Crise du projet européen

Ce qui frappe d’abord, c’est l’impact de la crise du processus d’intégration européenne sur le traitement de la question migratoire. Avec la « crise de l’asile » de 2015, le principe d’une solidarité entre les États membres n’a pas résisté à l’incapacité de ces derniers de trouver un accord sur la relocalisation des demandeurs d’asile de Grèce et d’Italie, et sur l’application du règlement de Dublin qui fait peser une forte responsabilité dans l’examen des demandes d’asile aux pays de première entrée dans l’UE. Ce blocage dure depuis lors et rien n’indique qu’il puisse être dépassé rapidement.

L’année 2015 est donc sans doute moins celle de la crise de l’accueil des réfugiés en tant que telle, que le moment où ont éclaté au grand jour les contradictions sur lesquelles les politiques européennes d’immigration et d’asile ont été construites depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000.

Plus généralement, ce sont les tensions internes au projet politique européen lui-même qui apparaissent sous une lumière crue. Il s’agit des tensions entre des logiques intergouvernementales et des logiques communautaires, mais aussi entre des visions nationales très différentes de l’horizon européen dans le contexte des élargissements successifs de l’UE.

Le contraste est saisissant si l’on se remémore la place qu’occupait, il y a vingt-cinq ans, l’Europe dans les discussions sur l’immigration et la citoyenneté. Lorsque les débats nationaux accusaient des accents restrictifs et sécuritaires sur ces sujets, la perspective d’une citoyenneté de l’UE et d’une politique migratoire européenne commune apparaissait comme un rempart contre les versions les plus conservatrices et les plus exclusives des identités nationales.

Inspirés notamment par la réflexion que Jürgen Habermas avait menée en Allemagne en proposant le concept de « patriotisme constitutionnel », de nombreux auteurs ont pensé la citoyenneté européenne comme un moment de dissociation entre l’appartenance et la participation à la société (la citoyenneté) et l’appartenance à la nation (la nationalité).

Un quart de siècle plus tard, cet horizon d’une citoyenneté débarrassée des problèmes du nationalisme a disparu. Il ne reste plus rien de la vision de Habermas.

Des fondements qui ne vont plus de soi

Cette crise de l’Europe est en même temps une crise de la démocratie représentative et de la montée de récits mettant en avant des conceptions homogènes, essentialisées voire autoritaires des identités nationales.

Derrière ces dynamiques électorales, c’est une évolution profonde qui s’opère et qui se nourrit du sentiment que les Européens ne seraient plus « ici chez eux ». Le discours qui prend assise sur ce sentiment mélange, dans la même répulsion narrative, les « élites cosmopolites », la « globalisation », le « multiculturalisme », « l’immigration » et « l’Europe de Bruxelles ».

Or, c’est là un point de bascule : ces discours obligent à justifier à nouveau ce qui paraissait être un acquis des démocraties contemporaines, à savoir un contrat social et politique fondé sur l’existence de droits inaliénables parce que fondamentaux et universels.

Au nom de la sensibilité politique des questions migratoires, cet ordre vacille en certains de ses aspects. Le droit d’asile doit être à nouveau justifié. La liberté religieuse doit être désormais conditionnée. Les libertés publiques doivent être encadrées.

Comment rendre compte de cette rupture ?

Les éléments sont nombreux qui entrent en ligne de compte. On sait l’impact des attentats en France et en Europe, et le choc immense qu’ils ont provoqués. La crise économique et financière et un chômage durable ont pesé également. Les tensions aux frontières de l’UE, le Brexit, les positions de pays comme la Hongrie et la Pologne sur la question des réfugiés, la lutte contre le terrorisme : tous ces éléments permettent de décrire le contexte actuel.

A tout cela il faut néanmoins ajouter deux éléments d’analyse sans lesquels il est difficile de saisir la transformation de la question des migrations et de la citoyenneté dont nous parlons.

La citoyenneté comme identité

Le premier élément a trait au fait que le débat sur l’intégration des immigrés s’est progressivement transformé en un débat sur l’identité.

Il y a deux décennies, les débats sur l’intégration des immigrés dans les principaux pays européens d’immigration définissaient les populations immigrées sur la base de leur origine nationale, de leur appartenance ethnique et, souvent, de leur statut de travailleurs : les Gastarbeiter turcs en Allemagne, les travailleurs maghrébins en France, les Black and Ethnic Minorities en Grande-Bretagne, etc.

Depuis un peu plus de deux décennies maintenant, la question s’est recentrée sur la place de l’islam et des musulmans. Ce glissement a eu pour effet de concentrer l’attention non plus sur les valeurs et les principes de l’intégration par la citoyenneté mais sur une distance culturelle et morale supposée entre l’islam et les valeurs occidentales.

La différence entre ceux qui appartiennent et ceux qui n’appartiennent pas n’a ainsi plus été décrite comme une différence de nationalité. Elle est devenue une distance entre les « citoyens » et les « musulmans » (qu’ils soient nationaux ou non).

S’il est assez courant de faire remonter au 11 septembre 2001 ce basculement, l’évolution avait déjà clairement commencé avant cela. En devenant un enjeu de la compétition électorale entre le milieu des années 1980 et les années 1990 selon les pays, le sujet est devenu extrêmement polarisant.

En France, cela s’est fait à propos des enfants des immigrés entrant dans la nationalité, un sujet posé dès le milieu des années 1980 et investi dès cette époque par le Front National. Il fallut toutefois attendre le début des années 2000 pour que le thème de la laïcité s’impose, d’abord à propos du voile à l’école puis à propos d’autres institutions comme l’hôpital.

Aux Pays-Bas, le thème d’une « crise du multiculturalisme » a été formulé dès 1991 par Fritz Bolkenstein, le leader du parti libéral alors dans l’opposition, anticipant d’une dizaine d’années ce que l’on a appelé le « tournant assimilationniste » des années 2000, dont l’impact a été manifeste dans d’autres pays européens, comme la Grande-Bretagne ou l’Allemagne. Cette évolution n’a en revanche pas affecté de nouveaux pays d’immigration au Sud de l’Europe comme l’Espagne et le Portugal. Elle est récente en Italie.

Autrement dit, certains pays européens ont fini par délimiter leur identité nationale par des principes (la laïcité française, les valeurs hollandaises, la Britishness) qui ont transformé en valeurs culturelles nationales ce qui avait auparavant constitué des valeurs de la citoyenneté libérale.

Progressisme contre tolérance ?

Pour comprendre cette évolution, on doit mesurer l’importance qu’a prise la question des sexualités et de l’égalité entre les femmes et les hommes dans les débats sur les identités nationales en Europe.

Aux Pays-Bas, par exemple, l’homosexualité a permis de développer une rhétorique politique qui oppose aux valeurs nationales de « tolérance » et de « progressisme » les valeurs supposément « conservatrices » et « rétrogrades » des communautés musulmanes. Si la réalité de la tradition de progressisme moral de la société néerlandaise avant les années 1960 est particulièrement discutable, cela n’enlève en rien la rentabilité politique de ce type d’argument.

C’est d’ailleurs aujourd’hui une ligne que semble vouloir emprunter Marine Le Pen en France où, pour l’heure, l’homosexualité a très peu pesé dans le débat sur la laïcité, y compris dans ses accents les moins libéraux.

En France, c’est plus généralement l’enjeu de l’égalité de genre qui joue un rôle moteur dans ces débats qui se sont cristallisés autour du voile. Que la société française soit encore loin d’avoir réalisé l’égalité pleine et entière entre les hommes et les femmes n’empêche pas l’usage de cette question dans le débat sur l’islam et les musulmans, en liant l’enjeu de l’égalité des sexes à celui de l’ordre public et de l’identité nationale.

D’où la sensibilité de la notion de laïcité dans ces discussions, tout particulièrement depuis 2003-2004. La définition même de la laïcité a fait débat. Or, les disputes sur le sens précis que l’on doit donner à la notion débordent largement les clivages politiques droite-gauche traditionnels. Cela débouche souvent sur un manque de clarté quant à la définition et au périmètre d’application de la notion de laïcité, pourtant normalement limitée à une partie seulement de l’espace public (c’est l’État qui est laïque, non la société).

Un tel débat est fondamental, légitime et central au fonctionnement de la démocratie et au respect de ses valeurs. Cela n’est pas discutable. Pour donner toute son importance à la notion d’égalité, il ne faut cependant pas sous-estimer la complexité du lien, construit au fil de ces discussions, entre identité nationale, sexualités, immigration et islam.

C’est là que se situe un élément important pour expliquer l’évolution dont nous parlons. Comme le sociologue néerlandais Jan Willem Duyvendak l’a montré, le lien traditionnel entre la tolérance et les valeurs de progrès, établi dans le cadre de l’État providence d’après guerre, s’est transformé et cristallise aujourd’hui les nouveaux débats sur l’intégration des immigrés.

En somme, il y a vingt-cinq ans, la valeur de « tolérance » (à l’étranger, à l’immigré, à « l’autre ») était au nombre des valeurs progressistes. En rabattant la question de l’appartenance des musulmans sur la question du genre et de la sexualité, c’est aujourd’hui aussi au nom de valeurs progressistes que se justifient parfois des formes d’intolérance à leur égard.

Cela crée une tension à l’intérieur du projet démocratique dès lors que des valeurs fondamentales (l’égalité homme/femme, la liberté sexuelle) se transforment en instruments pour rigidifier des frontières culturelles et morales entre « eux » et « nous ».

Un défi pour la citoyenneté

La question de l’appartenance, de l’égalité, de l’inclusion et de l’exclusion a donc subi en quelques années une reformulation en profondeur. Ce basculement est sans doute durable.

Le résultat est de ne pas simplement faire des « immigrés » un objet d’exclusion raciste mais de fonder les débats à propos de l’immigration sur l’idée que les citoyens les plus « récents » ne puissent pas devenir de « vrais » membres des sociétés nationales.

Il ne s’agit plus uniquement d’un racisme à l’encontre des immigrés et de leurs descendants (qui perdure) mais du récit par lequel la « culture de souche » serait mise en danger par la diversité culturelle issue de l’immigration et par l’arrivée de nouvelles vagues migratoires.

Les effets de cette nouvelle question migratoire sont multiples. En premier lieu, les politiques d’immigration et d’intégration s’enferment dans des contradictions qu’il leur est impossible de dépasser (le plus souvent « au nom des opinions publiques », qui seraient par définition hostiles à l’immigration et à la diversité). Cela ravive en permanence la sensibilité politique de ces sujets.

L’impact se mesure ensuite sur les sociétés. Alors que l’histoire européenne est aussi une longue histoire de migrations, la mémoire de cette histoire disparaît. Les sociétés européennes sont décrites comme des sociétés peu inclusives, voire fermées, alors même que les réalités de terrain contredisent ce constat de la seule fermeture.

Enfin, de nouvelles frontières symboliques séparent des citoyens interpellés en raison de leur appartenance, réelle ou supposée, à un groupe socioculturel ou religieux. L’engagement citoyen de ces personnes (et notamment celui des femmes musulmanes) n’efface jamais la dimension problématique de leur appartenance aux yeux de la société. Cela solidifie en quelque sorte des lignes de démarcation qui nourrissent les phénomènes de ségrégation, d’exclusion et de discrimination.

Face à cette « nouvelle question migratoire », comment est-il possible de faire vivre une citoyenneté fondée sur l’égalité et le refus de toute discrimination ? La question est européenne, cela va sans dire. Mais c’est aussi une question qui se pose avec urgence à la société française.

Trois verrous dans les politiques de migration, d’asile et de citoyenneté

Rompre la dynamique de cette « nouvelle question migratoire », tel est donc le défi de la citoyenneté que Français et Européens ont à relever aujourd’hui.

Mais comment relever ce défi compte tenu de la complexité du problème ? Les dimensions sur lesquelles il faut agir sont en effet nombreuses et très variées : représentations sociales, forme du débat public, fonctionnement des médias, complexité des modes et des niveaux de décision, logiques électoralistes, crise de la démocratie représentative, sans parler de l’évolution et de la complexité des migrations elles-mêmes et des processus d’intégration socioéconomique et socioculturelle des migrants et de leurs descendants. Comment trouver une prise concrète pour agir sur ce nœud qui paraît impossible à dénouer ?

Comment relever ce défi sans s’enfermer, non plus, dans les oppositions artificielles qu’ont produites les débats publics et politiques au fil des années ? Penser et agir sur les migrations ne revient pas à choisir entre « ouverture » et « fermeture », « éthique » et « réalisme », « humanisme » et « responsabilité ». La réalité est – bien sûr ! – beaucoup plus complexe que ces oppositions binaires, qui sont principalement rhétoriques et qui n’offrent aucun espace de progrès social et d’efficacité d’action.

Pour surmonter ces deux difficultés, notre réflexion a suivi un cheminement très pragmatique. Nous avons travaillé à identifier les obstacles qui pèsent sur l’efficacité réelle des politiques d’immigration, d’asile et de citoyenneté.

Notre question a donc porté sur ce qui empêche ces politiques d’être efficaces sur le terrain, au regard des situations telles qu’elles se présentent. Cela nous a conduits à identifier trois principaux verrous :

  • Verrou n°1 : il existe une contradiction dans la construction des politiques publiques qui, au nom de toujours plus de « réalisme » dans le traitement de la question migratoire, débouche sur des solutions qui n’ont guère de relation avec les réalités de terrain.
  • Verrou n°2 : il existe une tension entre, d’une part, la façon dont le discours public souligne la sensibilité de l’« opinion » à l’égard de l’immigration et de l’islam et, d’autre part, le fait que la société civile française démontre en pratique, souvent au niveau local, une ouverture très importante à l’égard des migrants, des réfugiés et de la place de la diversité.
  • Verrou n°3 : en se dotant d’une valeur probatoire de plus en plus incontestée, l’idée d’une incompatibilité entre les « valeurs de l’islam » et les « valeurs françaises » ou « européennes » réduit artificiellement l’horizon du débat sur l’avenir de la démocratie.

Pour des politiques plus ancrées dans la réalité

Le premier verrou concerne la définition des objectifs des politiques d’immigration et d’intégration. Dans le contexte que l’on vient de décrire, la tension est devenue plus vive que jamais entre les deux bords d’un dilemme ancien.

D’une part, il y a l’objectif institutionnel de réaffirmer l’autorité de l’État, dont on attend qu’elle rassure des opinions publiques nationales inquiètes sur ces sujets et qu’elle puisse faire face aux réalités de l’immigration. D’autre part, l’État doit aussi se voir rappeler les engagements internationaux des États à protéger les droits fondamentaux des personnes migrantes et de les respecter.

Toute décision en matière de migration est prise dans cette tension entre la souveraineté nationale (un État décide qui peut entrer sur son territoire et sous quelles conditions) et le respect de ses obligations constitutionnelles et internationales (un gouvernement ne peut pas décider de cela sans respecter les droits des migrants, tels que le droit à vivre une vie familiale normale, le droit à une protection internationale en cas de persécution, les droits de l’enfant, etc.).

L’équation se complique si l’on ajoute les logiques propres aux marchés économiques et aux besoins de main-d’œuvre des entreprises. En somme, un État n’a pas entièrement prise sur l’entrée des migrations liées à l’asile ou au regroupement familial car cela relève de droits fondamentaux. Sa souveraineté s’exerce principalement sur les entrées liées à l’immigration économique. Mais cette immigration économique répond à des besoins des acteurs du marché vis-à-vis desquels les gouvernements doivent également composer.

La formulation par l’actuel gouvernement français d’un « équilibre » à trouver entre « fermeté » et « humanité » ne sort pas de cette tension. Elle la prolonge. Ce faisant, elle contribue à entretenir l’illusion d’une décision nationale souveraine qui s’exercerait sans aucune contrainte ni limite. Or, en entretenant cette illusion, on enferme les objectifs des politiques d’immigration et d’asile dans des messages avant tout destinés aux opinions publiques.

Les politiques flottent par conséquent au niveau des représentations et des perceptions beaucoup plus qu’à celui des problématiques du terrain. Leur poids symbolique est plus important que leur capacité de résoudre des problèmes concrets.

Cela explique en grande partie l’inefficacité des politiques mises en œuvre : comment des politiques pourraient-elles être efficaces si elles ne sont pas adaptées à la réalité sur laquelle il s’agit d’intervenir ?

Ce premier verrou souligne donc le rapport ambigu et contradictoire que le discours politique et public sur l’immigration entretient avec la réalité. Au nom d’un « réalisme » censé répondre aux « élans utopiques » de la « tolérance », de « l’hospitalité » et de « l’ouverture des frontières », on ne cesse d’entretenir une autre forme d’utopie, celle de frontières étanches, d’identités pures et d’une souveraineté sans limites. Dans les deux cas, la complexité de la réalité est perdue de vue et l’action publique ne peut plus être efficace.

Comment alors sortir de ce cercle vicieux ?

Plusieurs pistes se dessinent concrètement. Elles concernent trois aspects de la construction des politiques migratoires, d’accueil et d’intégration.

Il faut commencer par l’évaluation systématique – qu’il reste à faire – de l’efficacité du dispositif existant, avant de continuer à produire de nouveaux textes. Cela rend indispensable la production de données fiables et transparentes pour évaluer les situations. Pour nouer plus étroitement la décision politique et l’action de terrain, il est nécessaire d’instaurer avec les acteurs de la société civile un dialogue sur les objectifs des politiques publiques au regard des réalités de leurs terrains.

Évaluer le cadre existant avant toute nouvelle réforme

Depuis le début des années 1980, plus de vingt lois ont été adoptées sur les questions de l’immigration, sans compter les mesures infra-législatives particulièrement denses dans ce domaine. Cette inflation législative et réglementaire a eu pour résultat un empilement de dispositifs et de règles qui rendent le système français d’immigration et d’asile particulièrement illisible, y compris pour les experts les plus aguerris.

Le gouvernement actuel ne déroge pas à la règle, puisqu’il a adopté une feuille de route, une série de circulaires et, surtout, un projet de loi sur l’asile, quelques mois seulement après les élections de 2017.

Le droit d’asile avait pourtant déjà connu une réforme en profondeur en 2015, suivie, l’année suivante, d’une loi sur le droit des étrangers. Parallèlement, depuis juin 2015, un « plan migrants » a été mis en œuvre, transformant profondément le paysage de l’accueil en France et impulsant la création de plusieurs dizaines de milliers de places d’hébergement sur l’ensemble du territoire métropolitain.

Or, aucune évaluation des effets de ces réformes récentes n’a été entreprise pour identifier les faiblesses, les défaillances ou les aspects positifs de ces mesures, ni pour déterminer si la loi est le cadre le plus approprié pour y remédier.

Cette absence d’évaluation interroge quant aux objectifs de la dernière loi sur l’asile et, in fine, sur sa réelle opportunité. Le Conseil d’État a d’ailleurs clairement souligné ce problème dans son avis du 15 février 2018.

À cela s’ajoute que les négociations qui sont en cours sur l’avenir du régime d’asile européen commun risquent de rendre cet effort législatif caduc avant la fin du mandat d’Emmanuel Macron. Une nouvelle loi sera alors nécessaire.

Il semble donc primordial de réaliser une évaluation précise de l’efficacité du cadre législatif et réglementaire français existant pour préparer l’évolution attendue des politiques d’asile et d’immigration.

On peut ici faire un parallèle avec les politiques de la ville et de la citoyenneté, qui oscillent entre un traitement spécifique (« plan banlieue ») et des dispositifs généraux de droit commun (intégration, lutte contre les discriminations, promotion de la diversité). Là encore, le court terme du temps politique prime sur l’efficacité, par définition inscrite dans le long terme.

Mobilisé à chaque éruption du « problème des banlieues » dans le débat public, en 2005 ou après les attentats de 2015, le thème des « territoires perdus de la République » ne permet ni d’expliquer ni de résoudre les problématiques de l’appartenance et de la ségrégation urbaine. La sensibilité politique du sujet et les batailles de mots qui l’accompagnent bloquent toute action d’envergure qu’appelle pourtant la situation.

Sur des sujets comme ceux-là, il est donc important d’entreprendre un inventaire de ce qui a été réalisé et de produire un bilan global et critique avant toute nouvelle réforme, pour faire que le moteur de la décision publique soit la résolution de problèmes et non la seule communication politique.

Des données fiables et transparentes plutôt que des ressentis

L’hiatus est immense entre les connaissances accumulées depuis plusieurs décennies par les chercheurs et les praticiens sur les migrations et l’intégration des immigrés d’une part, et l’absence d’impact de ces savoirs sur les décisions en matière d’immigration et d’intégration d’autre part. Les arguments qui emportent la décision sont d’abord faits de perceptions et d’émotions plutôt que de savoirs objectivés – qui pourtant existent en abondance !

À cela s’ajoute le besoin de données statistiques vérifiables. Eurostat, l’outil statistique de l’Union européenne, fournit déjà des informations précieuses mais celles-ci ne couvrent pas tous les aspects des questions liées aux migrations.

Par exemple, alors même que l’application du règlement Dublin constitue une priorité des pouvoirs publics, le ministère de l’Intérieur indique ne pas être en capacité de savoir combien de personnes placées dans cette procédure basculent dans une procédure normale ou accélérée en France, à la suite de l’échec du transfert dans un autre pays européen.

De même, il existe peu de données sur l’âge, le genre ou la composition familiale des étrangers en situation d’éloignement. Faute de statistiques fiables désagrégées par sexe, il est difficile d’apprécier la situation des femmes migrantes, réfugiées ou demandeuses d’asile. Cela empêche de penser la spécificité du parcours des femmes en mobilité, notamment leur exposition à la violence. Autre exemple, on ne connaît pas suffisamment l’impact sur les femmes migrantes des politiques restrictives en matière de réunification familiale ou d’accès à un titre de séjour pour des raisons professionnelles.

Ce manque de données objectivées est l’une des raisons de la faible efficacité des politiques décidées. Ainsi, le gouvernement n’a pas démontré dans quelle mesure le doublement de la durée maximale de rétention administrative aura un impact significatif sur le nombre de personnes éloignées du territoire français, ce que les données collectées par les associations présentes dans les centres de rétention semblent contredire. 

Plus généralement, un débat mieux informé sur les politiques publiques permettrait d’aborder le phénomène migratoire et la question de l’intégration d’une autre façon, en soulignant les atouts que les migrants apportent aux sociétés d’accueil (qui sont rarement connus) : qualifications, expérience, esprit d’entreprise, compétences linguistiques et culturelles, résilience et motivation pour n’en citer que quelques-uns. Ces ressources sont rarement intégrées dans la conception même des politiques, sans parler de leur absence du débat public. C’est là une raison importante pour étayer les politiques publiques sur les acquis de la recherche et de données vérifiables.

Le rôle des acteurs de la société civile

Il est rare que l’élaboration de la politique française d’immigration prenne en considération l’expertise d’acteurs externes à l’État. On a déjà parlé du faible usage fait des travaux scientifiques par les décideurs. Les relations avec les associations d’aide aux migrants et aux réfugiés sont elles-mêmes compliquées, voire parfois conflictuelles.

Or, non seulement les membres de ces associations sont des professionnels du travail social auprès des personnes migrantes mais ils sont aussi de véritables experts capables d’informer les politiques publiques. De fait, la relation entre l’État et ces associations constitue une clef de voûte du système français d’accueil. On peut donc regretter la difficulté d’associer les acteurs de la société civile au processus d’élaboration des politiques publiques.

Certes, l’État concerte les associations mais l’objectif de cette concertation est moins d’enrichir la réflexion et les dispositifs à mettre en œuvre que d’expliciter et de justifier des choix déjà faits. Les associations sont de plus en plus présentées par les autorités comme des sous-traitants bénéficiaires de fonds publics ou comme des prestataires.

Un dialogue ouvert et constructif constituerait une voie utile pour tous les acteurs concernés. Pour ne prendre qu’un exemple récent, un dialogue avec les gestionnaires des centres d’hébergement d’urgence aurait sans doute été plus efficace que la circulaire sur l’évaluation des situations administratives des migrants de décembre 2017, perçue par les acteurs comme une mesure de police de l’immigration.

Plus généralement, c’est dès la phase d’élaboration des politiques de migration et d’asile que le dialogue avec les acteurs de la société civile peut porter ses fruits. À défaut, le processus de décision prend le risque de renforcer les idées reçues sur les migrants et les migrations, en limitant la problématique au seul contrôle des personnes et des statuts. C’est ne pas voir que l’enjeu de l’accueil et de l’intégration se situe aussi ailleurs, dans les dynamiques sociales d’engagement des différents acteurs, publics et privés, institutionnels et citoyens, qui fabriquent du lien social au quotidien.

Une société déjà inclusive dans la pratique

Les responsables publics le répètent assez. Le principal obstacle pour réduire l’écart dont nous venons de parler entre les politiques d’immigration et la complexité du réel tiendrait au fait que les opinions publiques sont hostiles à l’immigration. Les résultats électoraux en France comme dans le reste de l’Europe le prouvent assez. Dont acte.

Mais cette explication est elle-même partielle et quelque peu paradoxale. Il existe en effet un contraste, parfois saisissant, entre l’image de sociétés « fermées », anti-immigration et anti-islam, et les initiatives portées par les acteurs de la société civile, des collectivités locales et des entreprises, qui s’emploient à produire, en pratique, de l’inclusion.

Cette image de sociétés « fermées » est le deuxième verrou que nous identifions. Il ne s’agit d’ignorer ni les problèmes liés à l’immigration ni la façon dont le sujet est sensible et souvent mal vécu par de nombreuses personnes. Mais il est important de ne pas confondre ici la cause et l’effet. Cette image de sociétés « fermées » est un des effets de la compétition politique. Elle n’en est pas la source. Surtout, elle ne parvient pas à rendre compte entièrement des rapports de la société française à l’immigration, aux immigrés ou à la diversité culturelle et religieuse.

C’est l’une des différences entre ce qui relève du débat national et les pratiques locales, à l’échelle d’un quartier de grande ou moyenne agglomération, ou d’un village. On sait, par exemple, que lorsque les personnes sont interrogées de manière générale et abstraite sur leur perception du nombre d’immigrés, les réponses données sont toujours supérieures à la réalité de l’immigration, dans un rapport du simple au double en France, aux Pays-Bas ou en Allemagne, au triple en Italie ou aux États-Unis, et de 1 à 6 en Pologne pour ne prendre que ces exemples.

En revanche, on a vu combien les pratiques de l’accueil des réfugiés dans les espaces ruraux ou les villes en France n’ont guère de lien avec ces perceptions – et cela vaut également pour l’Allemagne, la Suède ou la Grande-Bretagne. Des collectivités s’organisent facilement autour des personnes accueillies. Les nouveaux membres participent activement à leur nouvelle société. Les réticences sont rapidement dépassées.

Il faut donc libérer la société française des préjugés de racisme et de xénophobie qui pèsent sur elle. Au niveau local, dans l’entreprise, par les réseaux associatifs, cette fermeture à « l’autre » disparaît rapidement. Au-delà du discours public et politique, la société française a de grandes capacités d’accueil et d’intégration – des capacités qu’il faut mieux faire exister, valoriser et soutenir.

Pour cela, trois perspectives nous paraissent primordiales. Il convient d’abord de ne pas enfermer les populations en situation de migration dans les catégorisations qui finissent par jouer les catégories les unes contre les autres. Il faut ensuite contribuer à renforcer la capacité d’action des acteurs de la société civile et à repenser la place du travail dans les politiques d’immigration et d’asile.

Penser les besoins des migrants au-delà des catégories

Les mots de l’immigration ont des effets considérables sur les représentations sociales relatives à l’accueil des migrants ou à la place de la diversité culturelle et religieuse dans une société. Cela est tout aussi vrai des catégories utilisées pour mettre en œuvre une politique publique. Les catégories des politiques d’immigration et d’intégration créent des perceptions qui ont des effets sur l’inclusion et l’intégration des personnes.

En France, aujourd’hui, ces effets de catégories concernent tout particulièrement la distinction entre les « réfugiés » et les « migrants économiques ». Claire et objective en apparence, cette distinction n’échappe en fait pas au flou du contour des groupes qu’elle désigne. Bien qu’elle soit définie très précisément par le droit international, la netteté de la catégorie « réfugié » se dilue dans le débat français, pour décrire en creux ceux à qui elle s’oppose : les « migrants économiques ». Au fil de ces débats, la catégorie « réfugié » acquiert une autre dimension, plus politique.

Cette opposition entre réfugiés et migrants économiques laisse accroire qu’une catégorie d’étrangers nuit à l’autre. L’existence de « bons migrants » justifie la légitimité de mesures coercitives à l’égard de ceux qui sont considérés comme les « mauvais migrants ». Cette stratégie discursive n’est pas nouvelle. Avant la crise économique et financière de 2008, l’opposition entre « l’immigration subie » (grosso modo, l’immigration familiale) et « l’immigration choisie » (l’immigration de travail) avait été utilisée de semblable manière.

Ce qui est frappant, c’est la façon dont la construction de ces catégories se fait en parallèle à l’exclusion de personnes qui, à besoins identiques, n’ont plus les mêmes droits.

Prenons l’exemple du droit d’asile. Jusqu’au début des années 1990, seule la catégorie de réfugié existait dans les textes français. La création de la catégorie des demandeurs d’asile, en 1991, a eu pour conséquence de restreindre les droits sociaux de ceux qui étaient en attente d’une décision sur leur dossier. Depuis lors, d’autres catégories intermédiaires ont été créées, notamment les demandeurs d’asile originaires de pays sûrs, les demandeurs placés sous Dublin ou, plus récemment, dans le cadre du programme de relocalisation à partir de la Grèce et de l’Italie, les demandeurs d’asile « manifestement en besoin de protection internationale ». Cela a conduit à une gradation des droits et des garanties procédurales selon la catégorie dans laquelle les personnes se trouvent placées.

Associées aux termes de « crise », de « flux » et de « pression », les « migrants » sont stigmatisés et déshumanisés avant même d’arriver. La puissance de cette image du migrant est qu’elle fait également disparaître des radars des groupes particulièrement vulnérables. Les femmes migrantes sont maintenues dans une invisibilité ou cantonnées au stéréotype de la femme qui rejoint son conjoint en France. On sait pourtant que de nombreuses femmes – et enfants – tentent le passage en Méditerranée.

Enfin, ce jeu des catégories contribue à l’idée que certains motifs d’exil sont plus valables que d’autres. Là encore, il s’agit en apparence d’un constat raisonnable. Ce serait certainement le cas si cette différence de catégories s’appuyait sur des différences entre des groupes facilement identifiables. Or, les vécus et les parcours de la migration sont beaucoup plus complexes. Il n’y a pas de séparation nette entre les causes de départ. Les migrations sont le plus souvent des flux mixtes. Les événements traumatiques vécus sur la route ne sont pas un monopole d’un seul groupe.

Une même personne peut, en fonction du pays où elle se trouve, passer d’une catégorie à l’autre : ici un migrant « clandestin » (par exemple dans le nord Niger), là un migrant économique (en Libye), là encore un réfugié (en Italie). Ces catégories sont une projection par les États de rationalités et de situations qui ne sont pas celles des personnes. Ce faisant, elles échouent à identifier les véritables logiques migratoires et les besoins des populations concernées, dès lors qu’elles se limitent à identifier le statut du migrant en France en fonction du motif de départ de son pays d’origine.

Il est donc nécessaire d’affiner le grain de l’analyse des publics concernés par les politiques d’immigration et d’asile. Cela passe par un accent placé sur les besoins des personnes en mobilité. Il s’agit non pas de les assigner à un statut juridique mais de prévoir les réponses adaptées à leurs situations sociales, physiques et psychiques, résultant de leur parcours migratoire, et de les accompagner dans leur intégration.

Une telle approche basée sur les besoins pourrait non seulement permettre de définir les droits accordés aux populations migrantes mais elle pourrait également contribuer à redéfinir la coopération avec les pays d’origine et de transit des migrants. Une telle politique implique de trouver des solutions pour améliorer les conditions de vie des migrants en transit dans ces pays ou celles des populations locales, y compris par le développement de voies d’admission légale en Europe.

La démarche peut apparaître à contre-courant dans une Europe travaillée par des courants politiques identitaires. Pourtant, sur le long terme, elle demeure la réponse la plus réaliste, à condition que l’on implique aussi la société d’accueil.

Redéfinir la notion d’accueil en renforçant la capacité des acteurs

La notion d’accueil a évolué vers une définition de plus en plus étroite, l’enfermant dans une conception administrative restreinte de l’hébergement des demandeurs d’asile, limitée aux besoins primaires tels que le logement, les vêtements et la nourriture.

Cette approche tranche avec la tradition d’acteurs associatifs historiques créés au début du xxe siècle ou dans l’immédiat après-guerre. Aujourd’hui, l’accueil n’apparaît plus comme créateur d’un lien social fort entre les personnes accueillies et les personnes qui accueillent.

D’une part, les acteurs associatifs voient leur position se transformer dans leurs relations à l’État. En procédant de plus en plus par appels d’offre ou des marchés publics, l’État instaure une relation de commanditaire à prestataire qui standardise les activités mises en œuvre, favorisant le conformisme au détriment de l’innovation en matière d’accueil et d’intégration.

D’autre part, pourtant, les pouvoirs publics dépendent de la capacité d’innovation des acteurs de la société civile. L’émoi et l’élan de solidarité survenus en Europe après la diffusion de la photo du corps d’Aylan Kurdi, cet enfant échoué sur une plage turque en septembre 2015, a montré la force de la mobilisation des sociétés européennes et la créativité des acteurs de la société civile pour répondre aux besoins des migrants.

Les Français ne sont pas restés à l’écart de ce mouvement. Nous avons observé le développement de mouvements de solidarité, plus ou moins structurés, qui se sont exprimés par la création de nouvelles associations ou par le bénévolat, notamment auprès des migrants de Calais et de Paris qui ont été répartis dans les centres d’accueil et d’orientation (CAO). Par leur engagement, ces personnes ont découvert les réalités humaines de l’asile et de la migration, au-delà des stéréotypes médiatiques et politiques.

Alors que près d’un quart de la population française a une activité bénévole, cette participation citoyenne n’est pas valorisée par les pouvoirs publics dans le domaine de l’immigration. Elle semble même parfois réprimée, lorsque des individus viennent en aide aux migrants à la frontière italienne ou à Calais et sont assimilés à des « trafiquants » ou des « passeurs ». Il y a là pourtant un relais fondamental pour la politique d’accueil de l’État.

L’Allemagne n’aurait pu surmonter l’arrivée d’un million de personnes en 2015 sans la mobilisation citoyenne de sa population. L’accueil y est devenu une cause nationale dont l’impact est allé au-delà de la seule situation des migrants. La participation des citoyens à l’accueil des populations migrantes a permis d’augmenter le sentiment d’avoir une prise sur la réalité. Aussi, la situation allemande ne se résume pas à l’émergence spectaculaire de l’AfD (Alternative für Deutschland) et à l’importance prise par les courants anti-immigrés et anti-islam sur le développement du débat politique outre-Rhin. Elle montre aussi la capacité d’une population de s’investir auprès des migrants dans le travail d’intégration sociale de la société. Ces dynamiques ne peuvent pas être réduites aux seules logiques électorales.

Prenons un autre exemple, cette fois de l’autre côté de l’Atlantique. Le Canada soutient depuis quarante ans des programmes de « parrainage privé », par lesquels des citoyens canadiens identifient des réfugiés dans un pays de premier asile, puis les accueillent et les prennent en charge sur le territoire canadien. Le développement aujourd’hui en France de telles formes de voies d’accès à une protection internationale, tout comme l’hébergement de migrants chez des particuliers constituent des signes de responsabilisation et d’ouverture de la société française.

Encore faut-il réfléchir au rôle de chaque acteur. Une forme de solidarité « privée » ne peut pas prendre le pas sur la solidarité nationale et sur la responsabilité de l’État dans l’accueil des migrants et des réfugiés. Il s’agit donc d’articuler le plus efficacement possible les interventions de chacun – citoyens, associations, acteurs privés, etc. — tout en veillant à ce que l’État joue son rôle de pilotage.

Enfin, les collectivités territoriales sont un levier central de cette réorganisation de l’accueil, à commencer par les villes. À travers toute l’Europe, de nombreuses villes ont adopté des stratégies locales d’intégration dites « inclusives », notamment dans le cadre du programme des « villes interculturelles » du Conseil de l’Europe qui rassemble plus de cent vingt villes dans le monde.

Ces politiques locales apparaissent comme l’un des facteurs les plus importants dans la création d’un sentiment d’appartenance des nouveaux arrivants et de l’acceptation de ces personnes par les populations locales. Ces politiques menées au niveau local visent à développer la capacité d’agir des migrants eux-mêmes. Or, ces derniers sont souvent maintenus dans une situation d’assistance, notamment en restreignant l’accès au marché du travail pour les demandeurs d’asile.

Repenser la place du travail dans les politiques d’immigration et d’intégration

Le travail est au cœur du processus d’identification des personnes et de construction du lien social. Or, le travail entretient une relation complexe et ambiguë avec le phénomène migratoire car il a traditionnellement constitué en France une variable d’ajustement des politiques d’immigration.

Les paradigmes de ces politiques reposent encore aujourd’hui sur des mesures qui avaient pour objectif de limiter l’accès des étrangers au marché du travail. Il s’agit du décret de 1974, qui prévoit l’opposabilité aux étrangers de la situation sur le marché de l’emploi et qui a mis fin de facto à l’immigration professionnelle. De même, le décret de 1991 a mis fin à l’accès automatique des demandeurs d’asile au marché du travail, constituant un tournant de la politique française d’asile.

La question du travail est restée, depuis lors, la grande absente des débats sur la politique d’asile et d’immigration. Depuis le milieu des années 1970, les multiples réformes ont consisté à davantage encadrer l’immigration familiale et le droit d’asile, dans l’objectif de mieux maitriser les flux migratoires et d’empêcher les détournements de procédure et les abus.

Même si des dérogations ont été adoptées pour les étrangers hautement qualifiés, aucune majorité et aucun gouvernement n’a remis en cause le décret de 1974. Ainsi, l’immigration professionnelle est aujourd’hui extrêmement minoritaire dans les flux de personnes souhaitant s’installer en France. Elle ne représente qu’environ 10 % des premiers titres de séjour délivrés.

Cela ne signifie pas qu’il n’y ait plus d’immigration professionnelle en France depuis 1974, loin de là. Les réalités économiques et démographiques sont incontournables. Il y a toujours des travailleurs migrants en France. Mais ils sont devenus moins visibles, souvent en situation irrégulière et de plus en plus non déclarés.

Les grèves des travailleurs sans papiers, commencées en 2006 par la CGT puis par onze organisations syndicales à partir de 2008, ont permis l’adoption, en 2010 et en 2012, de critères de régularisation sur la base du travail. Ces grèves ont permis de montrer l’ampleur de l’emploi de ces travailleurs, de dénoncer et de commencer à modifier les atteintes aux normes sociales françaises dont sont victimes ces salariés.

La situation du marché de l’emploi est problématique et paradoxale. Malgré un chômage structurel de masse, des dizaines de milliers de postes ne sont pas pourvus. Des employeurs peinent à trouver la main-d’œuvre dont ils ont besoin. Dans certaines branches, l’emploi massif de travailleurs sans papiers cache en réalité une situation encore plus aiguë.

Les postes peu qualifiés sont souvent peu rémunérateurs. Ils s’effectuent dans des conditions difficiles, sans grandes perspectives de carrière. Ils exigent une grande disponibilité tout en étant précaires. Ces postes sont donc peu attractifs pour la plupart des salariés.

Nous sommes face à plusieurs réalités. Pour gagner des contrats, les grandes entreprises internationales concluent des marchés à des prix de plus en plus bas et dans des délais de plus en plus courts. Pour satisfaire ces exigences, elles font appel à des travailleurs détachés de leurs différentes filiales ou à des entreprises de sous-traitance.

Les petites entreprises doivent, quant à elles, se plier aux donneurs d’ordre. En raison de la complexité, de la durée et de l’incertitude de la procédure d’introduction d’un travailleur étranger, beaucoup d’employeurs préfèrent trouver sur place la main-d’œuvre migrante dont ils ont besoin. À cela s’ajoutent d’autres situations (de travail non déclaré ou de « travail gris » partiellement déclaré).

Ce sont donc massivement des travailleurs sans papiers qui viennent occuper ces postes. Ces travailleurs sont extrêmement vulnérables, sans droits effectifs. Ils sont dans des situations très précaires même lorsqu’ils sont en CDI puisque leur contrat est réputé ne pas exister et qu’ils risquent l’éloignement du territoire à tout moment. Mais la réalité économique demeure. Ces travailleurs sont nécessaires dans de nombreuses branches de l’économie (bâtiment, logistique, propreté, restauration, sécurité, services à la personne, textile…).

Les situations diffèrent selon le statut des travailleurs migrants. On constate que les « régularisés » trouvent moins facilement du travail que les travailleurs sans papiers (sauf s’ils continuent de travailler dans les mêmes conditions qu’avant la régularisation de leur séjour ou s’ils restent dans leur ancienne entreprise) ; les « résidents » moins que les « régularisés » ; et les enfants ou petits-enfants de migrants encore moins.

Ces derniers, à côté des discriminations racistes ou territoriales qu’ils subissent, aspirent, à juste titre, à un travail « normal », « comme les autres », et non à un travail « pour migrants ». C’est le même type de difficultés auxquelles se heurtent les réfugiés. Il leur est difficile de trouver du travail « dans les normes sociales », tandis que foisonne le travail en dessous des normes, non ou mal déclaré.

Cette réalité demande à être reconnue et examinée sereinement. Tant que les postes de travail les plus pénibles et pour lesquels les employeurs exigent une importante flexibilité seront les plus mal payés et les plus mal considérés, seuls les migrants sans papiers pourront les satisfaire. 

La question est alors abrupte. Faut-il se satisfaire du marché du travail tel qu’il est et imposer à tous les travailleurs les conditions qui sont celles des travailleurs sans papiers ? Faut-il, pour avoir du travail, ne plus avoir de droits ?

Face à cette question, il semble nécessaire de réaffirmer que c’est le respect des droits sociaux qui permet une production à haute valeur ajoutée et des services de haute qualité, conditions dans un pays développé comme la France pour répondre aux défis de la globalisation dans un marché du travail ouvert.

Tout travail, quel que soit le statut juridique du travailleur, doit être reconnu et respecté.  Le déclassement, la démotivation, les souffrances psychologiques, le travail au noir, le potentiel intellectuel et entrepreneurial inexploité, l’impossibilité de raviver des régions en déclin démographique, la cohésion sociale sapée, le basculement politique vers le populisme : tous ces facteurs ne sont pas seulement des occasions manquées mais aussi une perte nette en termes économiques et humains.

La Laïcité pour une citoyenneté ouverte

L’islam et la laïcité font partie des sujets les plus sensibles du débat français depuis le milieu des années 2000. La laïcité est objet de disputes sur son orientation (est-elle « fermée » ou « ouverte » ? « de combat » ou « libérale » ?) et sur son champ d’application (l’État ? la société ? l’espace public ?). Ces controverses nourrissent naturellement le débat démocratique.

Il arrive toutefois que ce débat démocratique s’enferme dans un combat moral et identitaire. C’est là le troisième verrou que nous avons identifié. Celui-ci concerne l’efficacité rhétorique de discours construits sur de fausses oppositions entre citoyenneté, laïcité, islam, « communautarisme » et identités. Le résultat de ce discours a été de figer une frontière symbolique autour de certaines populations (les « musulmans », les réfugiés non chrétiens du Moyen-Orient, les « jeunes de banlieues, etc.).

En faisant du « multiculturalisme » et des musulmans des repoussoirs de la citoyenneté et de la laïcité, les débats sur ces sujets ont construit au fil des années le récit politique d’une identité monoculturelle (française, européenne), au nom – paradoxalement – de la défense des valeurs de la Raison et des Lumières. C’est là l’un des moteurs de la « nouvelle question migratoire » dont nous avons parlé dans la première partie de ce rapport.

Ce glissement depuis l’universalisme des Lumières vers un lexique principalement identitaire crée une nouvelle articulation entre inclusion et exclusion. Il fournit des justifications à l’exclusion de certains groupes. Les critères d’exclusion deviennent eux-mêmes complexes et ils s’accumulent – racisme, sexisme, homophobie, « nativisme », antisémitisme, racisme anti-musulman, etc.

Ce qui fait aujourd’hui toute l’actualité de la citoyenneté et de la laïcité, c’est la possibilité de consolider un cadre institutionnel, normatif et social, capable de prendre en compte toutes ces formes d’exclusion.

La laïcité s’est construite en France comme le programme d’organisation civique et démocratique de la diversité morale, religieuse et culturelle de la société française dans son rapport à l’État. Les minorités religieuses ont joué un rôle trop souvent négligé dans cette histoire. Faire d’une identité nationale monoculturelle le ressort de la laïcité relève donc de l’oxymore. C’est une impasse.

La laïcité pour renforcer la participation civique des femmes musulmanes

L’égalité de genre est devenue le thème central du débat sur la laïcité française depuis quelques années. Cette configuration du débat est récente.

Dans les années 1980-90, la laïcité concernait plutôt les relations entre enseignement public et enseignement privé (catholique). La question des musulmans se déclinait par d’autres thèmes (la nationalité, les allégeances, l’intégration). La laïcité n’était pas conçue comme le cadre pour interroger la place de l’islam et des musulmans dans la société française.

Lorsque la question de la laïcité scolaire s’est posée en 1989 pour la première fois, le Conseil d’État conclut que le foulard porté par des élèves n’était pas incompatible avec la neutralité laïque de l’espace scolaire, au nom d’un autre principe : celui de la liberté religieuse, tenue pour une liberté fondamentale. La limite à cette liberté, dans le raisonnement du Conseil d’État, tenait aux éventuelles pratiques prosélytes qui devaient être interdites dans l’espace scolaire.

Avec la loi de 2004, ce principe centré sur la liberté religieuse a été remplacé par l’interdiction des « signes ostensibles religieux » dans les écoles publiques, proposée par la Commission Stasi dans ses recommandations. Le débat politique n’a, bien sûr, pas été étranger à ce basculement. La laïcité a ainsi pu être décrite comme un élément de défense de l’identité nationale, pour répondre à la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002. Cette évolution a également trouvé de nouveaux développements, notamment à propos de la loi de 2010 sur l’interdiction dans l’espace public de la dissimulation du visage (improprement appelé loi contre la « burqa »).

Aujourd’hui, la laïcité comme pierre de touche de l’appartenance à la société française offre une ressource très importante pour organiser la diversité issue de l’immigration dans les principes de l’universalisme républicain. Elle est un fondement de la participation à la vie civique et politique dans la société française.

Mais la notion est parfois investie d’autres visées, au premier rang desquelles un usage de la notion d’égalité, et notamment de l’égalité homme-femme, pour cristalliser une distance culturelle entre la République et l’islam.

Lorsque cela arrive, les femmes musulmanes sont les premières visées. Or, ces femmes cumulent tous les désavantages dans la sphère politique et civique. En tant que femmes, elles sont défavorisées dans l’arène politique et dans le travail, ce qui est attesté par leurs salaires se situant en dessous de celui des hommes à compétences égales. En tant que migrantes ou d’origine immigrée, elles souffrent de racisme et de la discrimination fondée sur l’origine, la couleur et, fréquemment, le milieu social, la majorité d’entre elles étant issue de familles modestes.

Étant, pour la plupart d’entre elles, originaires de pays à majorité musulmane, ces femmes cumulent non seulement les préjugés qui prévalent contre l’islam en plus de ceux qui portent spécifiquement sur les caractéristiques attribuées aux femmes musulmanes. Elles sont tenues pour passives, recluses, confinées aux soins et à la domination du mari et des enfants, et se désintéressant de la chose publique.

Dans ces représentations, les femmes musulmanes sont perçues comme l’incarnation de l’incompatibilité entre l’islam et les valeurs de la République, lorsqu’elles adoptent un certain code vestimentaire dont la visibilité les met en situation d’exclusion, par exemple à l’école et dans certains secteurs professionnels. Ces situations ne concernent que les femmes, les hommes de culture musulmane étant plus rarement identifiables par leur code vestimentaire.

Enfin, le débat sur la laïcité et son traitement médiatique ont créé une confusion sur le véritable périmètre d’application du principe de la laïcité dans la société française. Cela a conduit à des présomptions d’interdiction du voile islamique en dehors des espaces où la laïcité s’applique.

Des femmes voilées ont été invitées à quitter des amphithéâtres universitaires par certains professeurs. D’autres se sont vu interdire l’accès à des cérémonies d’entrée dans la citoyenneté française, ce que la HALDE a jugé discriminatoire dès 2006. Certaines bénévoles ont été exclues d’associations. La question est aujourd’hui posée dans le secteur privé du monde du travail alors même que la laïcité ne s’y applique pas.

Il en résulte une exclusion symbolique de l’islam et des musulmans de l’identité nationale française, alors que la majorité des personnes musulmanes sont des citoyens français. Les attentats de 2015 et de 2016 sur le territoire français ont encore aggravé ce processus.

Pourtant, nombreuses sont les femmes musulmanes qui revendiquent leurs droits de citoyennes et, notamment, leur droit de pratiquer une citoyenneté active sans l’entrave des préjugés multiples dont elles souffrent.

Elles expriment leurs aspirations à une participation accrue tant sur le marché du travail que dans l’éducation et dans la sphère politique. En témoigne leur participation au vote en tant qu’électrices, ainsi que leur engagement dans de nombreuses initiatives civiques et dans les organisations de proximité qui délivrent un service social.

Propre à la tradition politique française d’émancipation et d’égalité, la laïcité est censée promouvoir et renforcer cette participation. Mais parce qu’elle est aussi un mot-combat, la notion trouve des usages qui contribuent à entretenir des mécanismes d’exclusion bien réels.

Au nom de la laïcité et, paradoxalement, au nom de l’égalité homme-femme, on exclut des femmes qui portent le voile et qui souhaitent participer activement à la vie démocratique française. Au nom de l’universalisme, on fait de la laïcité une valeur identitaire qui, loin d’être aveugle à l’appartenance de certaines personnes à des « communautés », les identifie à partir de leur appartenance à une religion et les assigne à une identité qui les empêcherait de devenir de « vraies citoyennes ».

Cette instrumentalisation de la question de l’égalité rend plus ardues les avancées sur la question des droits des femmes, en France comme en Europe, dès lors qu’elle empêche un débat de fond sur la précarité, voire, en certains cas, sur la régression des droits des femmes dans les sociétés européennes. Cela occulte une situation qui perdure au sein de la société française d’une distance aux droits dont font l’expérience les femmes en général et les femmes réfugiées, migrantes ou issues de l’immigration en particulier.

L’islam n’est pas une frontière dans la citoyenneté française

La présence de l’islam dans la société française est ancienne. Elle est liée à l’histoire de la colonisation, de la décolonisation, et de l’immigration et de la sédentarisation des populations immigrées dans les années 1970. On sait la contribution des troupes coloniales aux deux guerres mondiales. La mosquée de Paris, l’hôpital Avicenne ou le cimetière musulman à Bobigny sont des « lieux de mémoire » de cette histoire. Cela fait longtemps que l’islam n’est plus une réalité étrangère à la société française.

Pourtant, il existe de nombreuses façons dont les personnes musulmanes en France sont identifiées socialement comme des « citoyens problématiques », des membres à part, des personnes dont l’appartenance à la société française ne va pas de soi.

En l’absence d’un vocabulaire pour décrire des groupes socioculturels, le débat français n’a pas reconnu d’autres citoyens que les citoyens français, indépendamment de leur appartenance à une culture ou une religion. Toute revendication d’une appartenance à un groupe ou à une communauté a été immédiatement rabattue sur le terme négatif de « communautarisme », suscitant la suspicion.

Le paradoxe est que, pour cette raison, des citoyens français sont encore désignés aujourd’hui comme appartenant à la « seconde », à la « troisième », voire à la « quatrième génération ». Cet attribut les renvoie à une origine immigrée qui n’est pas liée à leur propre biographie. Ils n’ont pas d’expérience migratoire. Ils sont nés français en France et ont été socialisés par les institutions françaises. Dans les cas où ils ont une double citoyenneté, celle-ci n’est pas un choix mais une conséquence du droit de la nationalité des pays d’origine de leurs parents, notamment des pays du Maghreb.

À cela s’ajoute le label « musulman » qui, on l’a dit, s’est imposé depuis les années 1990-2000 pour faire référence aux enfants de l’immigration postcoloniale en France. Avec les attentats de 2015, la relation entre immigration, islam et « communautarisme » a évolué. Elle est devenue plus directement une question de sécurité posée par l’état d’urgence. D’où le débat sur les « fichés S », dont certains responsables politiques ont proposé l’expulsion (quand bien même il s’agit de citoyens français).

Liée à cette relation entre islam et sécurité publique, la prison a occupé le centre de la scène dans les débats sur la radicalisation. L’institution carcérale et ses membres ont dû définir les critères pour identifier les personnes « radicalisées ». La prison n’étant toutefois pas en dehors de la société française, les perceptions sociales et médiatiques de l’islam et des musulmans ont eu un impact, à leur tour, sur la manière de traduire en signal de radicalisation des pratiques uniquement parce qu’elles étaient liées à l’islam. Avoir un Coran ou prier cinq fois par jour ont pu, semble-t-il, déclencher des processus de signalement des personnes incarcérées. Cette attention et ces indices ont également été étendus à leurs visiteurs ou leur famille.

Pourtant, l’analyse sociologique du parcours des auteurs des attentats de 2015 a souligné leur faible socialisation à l’islam. C’est là une caractéristique française, comme l’a montré l’anthropologue américain John Bowen. S’il semble contre-intuitif, au regard du débat sur la citoyenneté républicaine, ce constat s’impose pourtant : ce n’est pas le poids de « communautés » musulmanes qui explique le « djihadisme » en France mais plutôt l’absence d’encadrement par des clercs musulmans de ces jeunes hommes et femmes qui se radicalisent.

Le « djihadisme » se nourrit ainsi de leur méconnaissance de l’islam et du rôle de leaders religieux autoproclamés, sans le contrôle d’institutions islamiques et de groupes de référence. Cela souligne le rôle central des institutions islamiques et des personnalités musulmanes pour construire une citoyenneté commune, au-delà de la seule question de l’islam.

Plus généralement, ce bornage de l’appartenance des personnes musulmanes dans le périmètre étroit de la sécurité et de l’ordre public est largement contredit par la réalité de la société française.

Aujourd’hui, les Français de confession musulmane, issus ou non de l’immigration postcoloniale, appartiennent à la société nationale comme à ses institutions. Ils sont soldats, sous-officiers et, de plus en plus, officiers des armées françaises. Ils sont policiers, avocats, juges prudhommaux, syndicalistes. Ils travaillent à l’hôpital ou dans les collectivités territoriales. Certains sont des responsables politiques nationaux et siègent à l’Assemblée nationale ou au Sénat. Ils sont aussi l’État.

Ce sont d’ailleurs ces soldats ou personnels hospitaliers issus de l’immigration qui formulent parfois le plus clairement, et avec le plus de force, une lecture très républicaine du modèle français de citoyenneté. Ils l’expriment dans leurs attentes envers la promesse méritocratique associée, selon eux, à la République, dans leurs souhait d’apparaître comme des citoyens comme les autres, sans considération de leur origine ou de leur confession et d’être enfin débarrassés des stigmates racistes.

Or, pour en revenir à la question de la mémoire, il n’est pas de citoyenneté commune et « ouverte » sans un important travail de mémoire, capable de réinscrire la question de l’islam – et beaucoup plus généralement de toutes les « diversités » migratoires et culturelles en France – dans la profondeur d’une histoire partagée.

Cette histoire est celle de la colonisation et de la décolonisation, de la résistance et de la déportation, des migrations, du monde du travail et des luttes du mouvement ouvrier, des images sur la « banlieue » ou encore de la construction européenne. Depuis plus d’une vingtaine d’années, des associations et des réseaux d’acteurs de la société civile interviennent sur ces problématiques, en soulignant l’enjeu d’éduquer et de transmettre. Aujourd’hui, faire de l’islam un élément de l’identité française, ne pas l’envisager comme une frontière qui traverserait la société française et sa citoyenneté, c’est donc ancrer l’appartenance de tous, musulmans et non-musulmans, immigrés ou non, dans ces mémoires politiques et sociales et dans cette histoire commune.

Conclusion

Cela fait maintenant plus de trois décennies que les spécialistes, chercheurs et praticiens des migrations appellent à dédramatiser ces sujets dans le débat politique. On mesure facilement leur échec à être entendus. 

Cela fait également trois décennies que ces mêmes acteurs appellent à dépasser des idées reçues et à abandonner des outils qui ne marchent pas. On sait que les migrations ne se réduisent pas au choix caricatural entre un scénario de « frontières ouvertes » et un scénario de « frontières fermées ». On sait également que les « frontières fermées » ne résolvent pas la problématique migratoire qui est un élément qui structure – depuis longtemps ! – le monde. Là encore, l’échec est lourd. Les idées reçues organisent toujours le débat. Les outils inefficaces sont toujours essayés à nouveau mais sous des labels qui changent. Les logiques, elles, ne changent pas. 

Pourquoi est-il urgent de procéder différemment ? 

Relever le défi de la citoyenneté, au sens le plus fort que nous avons donné à cette expression, c’est rompre le cercle qui enferme la réflexion, le débat et l’action publics dans la « nouvelle question migratoire » que l’on a décrite. 

Ce cercle trouve sa force dans l’idée que certains citoyens resteront des « étrangers » car « leurs valeurs » seraient insolubles dans « nos valeurs ». Cette forme de marquage d’une frontière entre « eux » et « nous » s’ajoute au racisme et à la xénophobie qui perdurent dans nos sociétés. Les courants politiques identitaires appuient leur refus de toute nouvelle immigration sur le fait que les sociétés européennes d’immigration auraient échoué l’intégration des vagues précédentes. Ils en prennent pour preuve la visibilité de l’islam et des musulmans. Et ainsi se poursuit la rhétorique circulaire. Elle grignote au passage, petit à petit, ce qui faisait de la citoyenneté un pacte fondamental du lien social et politique dans les sociétés européennes. 

En s’attachant à cette logique, on se condamne à une double impuissance. 

La première impuissance est de renoncer à mettre en œuvre des politiques efficaces et réalistes. La situation dramatique en Méditerranée est devenue le résultat en même temps que le symbole dramatique de l’inefficacité des politiques européennes. Les pistes existent pourtant pour interrompre cette inefficacité. Elles passent par une articulation entre différents niveaux de gouvernance (locale, nationale, régionale et mondiale) et un renouvellement de l’approche. 

Mais en l’absence de progrès au niveau européen, la marge de manœuvre est limitée. Cela montre combien la crise est moins une crise des flux qu’une crise politique et institutionnelle de l’UE. Des avancées pourraient être réalisées au niveau mondial, dans le sillon des pactes sur les migrations et sur les réfugiés négociés dans le cadre des Nations unies et adoptés à Marrakech en décembre 2018. Mais là encore, les pays européens sont des partenaires réticents. 

Tant que la Méditerranée sera le théâtre d’une catastrophe humanitaire, la tension sera forte dans les débats politiques nationaux, et l’immigration et le multiculturalisme demeureront les thèmes catalyseurs du mécontentement d’un nombre de plus en plus important d’électeurs.

Or c’est là la seconde impuissance. Celle-là consiste à renoncer face à des opinions publiques jugées toujours plus hostiles aux migrants et à la diversité socio-culturelle et religieuse. On a tâché, dans les pages qui précèdent, de montrer l’insuffisance de ce diagnostic. De fait, si les gouvernements reprenaient l’initiative d’une volonté politique forte pour résoudre les problèmes et répondre aux besoins, et ne plus faire du sujet un instrument électoral ; si, par ailleurs, ils expliquaient à leur population ce qui doit être fait pour donner toute l’efficacité attendue des politiques migratoires et d’asile, alors l’étau du « populisme » identitaire se desserrerait et les sociétés européennes en sortiraient renforcées.

Des politiques efficaces, ce sont donc des politiques capables de combler le vide entre ce que l’on sait des migrations et ce que l’on fait, et de s’inscrire dans les contraintes démocratiques liées à l’ordre constitutionnel des États et des instruments juridiques internationaux, comme par exemple la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte sociale européenne. 

Rien n’est aisé dans un domaine comme celui-là, qui touche autant aux émotions. Mais si nous ne faisons rien, c’est l’horizon de la citoyenneté, ancré dans plus de deux siècles de l’histoire sociale et politique française et européenne, qui se refermera une nouvelle fois sur nous comme il le fit en d’autres moments douloureux du passé.